Philippe Lemoine : "une nouvelle alliance entre la société et le marché"

Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur sa vision de l'après-crise. Aujourd'hui, Philippe Lemoine, président de LaSer (Lafayette Services), décrit trois crises dans la crise et croit en l'émergence d'un autre monde économique.

Nicolas Sarkozy dit que rien ne sera plus comme avant. La crise a-t-elle changé le monde ?

Nous sommes dans une mutation profonde. Derrière le mot crise, il y a deux idées très différentes. La conception économique classique des cycles nous amène à nous demander où en est. Encore dans la descente ? Et que peut-on faire pour remonter ? Les plans de relance adoptés de façon désordonnée par tous les pays frappés par la récession, et donc aussi en France, visent un horizon court : sortir de là le plus vite possible. C'est important mais pas suffisant. La deuxième vision que l'on a de la crise est fondée sur l'idée d'une "rupture" qui se serait produite dans notre modèle de croissance. Dans le monde d'avant, la finance était gouvernée par l'endettement et l'excès de liquidités et l'industrie était structurée par l'automobile. On a vu où cela nous a menés. C'est justement là où s'est produite la crise. La bascule que nous vivons est comparable au passage au fordisme, dans les années 30.

Donc aujourd'hui, il est essentiel de faire le bon diagnostic et d'avoir une vision de long terme, de penser l'avenir. L'approche du grand emprunt proposé par Nicolas Sarkozy me paraît donc plus cohérente, car elle nous inscrits d'emblée dans le long terme. L'emprunt nous oblige à réfléchir sur les vraies priorités. 

Oui, mais cela ne nous ramène-t-il pas vers une forme d'économie planifiée ?

Cette critique est fondée, mais si on regarde bien, tous les grands sujets d'avenir reposent sur une concertation entre l'Etat et les grands acteurs économiques, pour définir une position commune à 15-20 ans. Ce qui est important, c'est que ce grand emprunt qui fera supporter des dettes supplémentaires aux générations futures rapporte plus à ceux qui vont le rembourser. Pas seulement en argent, même si la rentabilité des projets compte, mais aussi en bien être, en services collectifs.

Comment choisir les bons projets, en évitant de se tromper ou de faire du clientélisme ?

Il faut avoir des critères assez précis, prendre une distance considérable face aux lobbys de tout genre. Si cela doit avoir un petit côté planification à la Jean Monnet, cela ne sera pas forcément un mal. Au lendemain de la guerre, il y avait des plans partout et c'est comme cela que l'on a reconstruit la France. Le plan, ce n'est pas du collectivisme ou du colbertisme, c'est une méthode de convergence dans l'action, pour rapprocher les points de vue. C'est le rôle de la commission Juppé-Rocard. Tout le monde à une vision différente du long terme. L'Etat est légitime à intervenir. Cela ne doit pas être un acte de pouvoir, mais d'humilité.

Quels seront les caractéristiques du monde d'après la crise ?

Il faut partir de ce qui est en crise dans la crise. Notre analyse, au Forum Action Modernités, est que nous vivons trois crises en même temps.

Une crise de la valeur et de la mesure de la valeur. Le capitalisme est devenu le monde la démesure. Il a fait sauter tous les thermomètres. Les nouvelles normes comptables étaient une tentative de compromis entre la création de valeur pour l'actionnaire (shareholder value) et les intérêts des parties prenantes de l'entreprise (les "stakeholders"). Tout cela a volé en éclat avec la crise. Ce n'était déjà pas évident de dire quelle est la valeur d'une chose, prenez l'exemple d'un billet d'avion !, cela devient encore plus difficile. Du coup se repose la question de l'immatériel. Comment prendre en compte dans un bilan le capital client, la marque, etc... Ce débat est aussi juridique, par exemple, la recherche de légitimes protections du droit d'auteur, qui donne naissance à l'Hadopi. Mais personne n'a de réponse claire, ce qui en fait un facteur d'imprévisibilité. 

La deuxième crise est celle du corps propre de l'entreprise. Pendant les années dominées par la théorie de la shareholder value, les entreprises étaient vu dans leur appartenance à un secteur. On comparait les valorisations en regardant les multiples de capitalisation, la rentabilité, les dettes... L'important pour les investisseurs était la conformité d'une entreprise à un secteur donné. Peut-on sortir de ce système ? Aller chercher d'autres valeurs ? Danone a fait le choix de se définir non plus comme groupe agro-alimentaire, mais un leader mondial de la santé par l'alimentation. Apple est-il un groupe d'informatique, de musique en ligne, de télécom, d'audiovisuel ou de médias ? Ce n'est plus son sujet : ce qui lui sert de lien avec ses clients, c'est le design. Apple, c'est une entreprise qui vend de l'esthétique. Dans un monde complexe, on rassure par la simplicité et le fonctionnement intuitif. Pas loin de la nature. Cette bascule des stratégies des entreprise n'en est qu'au début. On trouve en bourse des primes d'incomparabilité. Du point de vue économique, c'est la revanche des externalités.

La troisième crise dans la crise, enfin, c'est celle du rôle joué par les personnes, les individus dans le système économique. C'est l'émergence du conso-acteur, qui impose une plus grande imbrication entre l'acte de production et celui de consommer. Les comportements changent avec la crise et modifient en profondeur les modèles économiques traditionnels. Tout le monde prend conscience qu'il ne faut pas gaspiller les ressources, l'eau, l'énergie. Les jeunes d'aujourd'hui sont structurés comme cela.

Tout cela peut produire des esquisses de solutions à la crise. On pourrait avoir des surprises, comme le développement de l'économie solidaire, le "social business" à la façon de Muhammed Yunus, le banquier des pauvres. De plus en plus de jeunes diplômés avec des très bonnes formations choisissent ce milieu plutôt qu'une entreprise plus... classique. Dans la recherche de finalités plus larges, elles sont pourtant confrontées aux mêmes défis, mais ne sont pas très adroites pour le faire et le faire savoir. A la petite échelle de l'économie solidaire, on trouve plus de dextérité. Pas tellement sur l'idée morale de faire le bien, mais surtout parce chaque jour l'entrepreneur solidaire est confronté à un arbitrage entre le marché et le gratuit. Il ne s'agit pour le capitalisme de renoncer au profit mais de revenir à la base de l'accumulation du capital : plutôt que de distribuer le bénéfice aux actionnaires, il est plus rentable de le réinvestir. Dans les années 50-60, la vague des nouveaux entrepreneurs avait cette vision du long terme. Ce sont des militants qui ont créé le Club Med, la Fnac, Decaux venait du scoutisme... Il faut réincorporer la société dans l'économie. L'industrie automobile en est l'incarnation. C'est le symbole de l'économie industrielle et elle n'a rien vu venir des changements de la société. Depuis plusieurs années, pourtant, deux visions s'opposent : celle du productivisme selon laquelle on allait vendre toujours plus de voitures ; et celle des urbanistes qui s'échinaient à dire que ce mode de vie nous conduisait droit dans le mur écologique. C'est incroyable, alors que nous avons deux constructeurs de belle taille, que ce soit Bolloré et Lagardère qui paraissent en avance dans la voiture électrique...

La croissance verte, c'est comme on le dit la solution à la crise ?

Oui, mais l'opinion ne se laisse pas prendre au "green washing". Ce n'est pas seulement le Green, mais la santé, la communication et l'information, l'enseignement qui offrent des solutions nouvelles. Le problème, c'est de raccrocher ces secteurs dans l'économie de marché. Il y a eu la bulle internet entre 1995 et 2002, il commence à y avoir une bulle verte dans l'éolien et le solaire. Ce qu'il faut valoriser, ce sont les entreprises qui savent produire de l'innovation.

Plutôt que de changer, la tentation n'est-elle pas plutôt de revenir au monde d'avant ?

C'est vrai, aux Etats-Unis, la titrisation de crédits à la consommation est repartie. La capacité de résilience du système est considérable. Ce sera comme avant ou peut-être même pire qu'avant, de crise en crise. Un autre monde économique est possible. Pour le faire émerger, nous croyons beaucoup à la notion d'alliance. Il faut pousser les gens à s'allier pour définir des projets. Une association entre une grande entreprise, des PME et des ONG peut produire le meilleur, changer la représentation que l'on a du prix des choses. Au Bengladesh, la Grameen Bank a convaincu Danone de revoir ses process industriels pour produire un yaourt au prix du marché local. Demain, la question est : comment vendre aux 3,5 milliards de personnes qui vivent dans le monde avec moins de 2 dollars par jour ? Il faut une nouvelle alliance entre la société et le marché.

Et sur le terrain politique, quel sera l'impact de la crise ?

Dans la conception grecque, on a mis l'accent sur le pouvoir, dans une cité ou chacun s'exprime et décide. Ce n'est possible que dans une société de petite taille, à vue d'homme. Sinon, il fallait créer une deuxième Athènes. Rome a a adopté une vision plus sophistiquée en inventant l'autorité. L'Autorité, c'est une façon de légitimer le pouvoir quand il est loin. La politique doit apprendre à gérer le temps, plutôt que l'espace. Il n'y a pas deux Rome. Dans "Le pouvoir des commencements", Myriam Revault d'Allonnes explique qu'il faut inventer un système politique qui ne soit pas seulement du pouvoir, mais qui créé de l'autorité. L'autorité acceptée et légitime libère l'audace. Cette fonction est un peu atrophiée à l'heure actuelle. Il faudrait que le monde politique comprenne et accompagne cette mutation. Les sociétés anglo-saxonnes ont pris de l'avance sur l'Europe. Un Obama n'arrive pas par hasard, il est plus mûr encore que Clinton. Avoir de l'autorité et pas seulement du pouvoir, voilà quel devrait être l'objectif ultime de nos hommes politiques.

Bio express : patron "intello", Philippe Lemoine, 59 ans, a participé au rapport Nora-Minc sur l'informatisation de la société en 1976. Il a créé, il y a cinq ans, le Forum Action Modernités qui publie, le 10 septembre aux éditions Descartes, un ouvrage collectif intitulé "Vers un autre monde économique".

Demain, fin de notre série avec l'interview d'Henri Proglio

Commentaires 7
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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apres la série "vision de l'apres crise" a quand une série "projets concrets contre la crise"?

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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PH MERCI. MAIS BON CETTE LIGNE EDITORIALE NECESSITERAIT DE LAISSER S'EXPRIMER LES ENTREPRENEURS, LES SALARIES, ET LES DEMANDEURS D'EMPLOI QUI SE BATTENT TOUS LES JOURS POUR SURVIVRENT. HORS LA GRANDE SUPERCHERIE DE NOTRE TEMPS CONSISTE A LAISSER A ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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D'habitude les fautes d'orthographe on les trouve dans les réponses,là elles sont déjà présentes dans le texte de l'interview. Merci de faire mieux la prochaine fois.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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A l'attention de Monsieur Philippe Lemoine, Sachez que l'éclairage nouveau que nous apporte cette interview m'aura beaucoup apporté. Nul doute qu'elle contribuera tout à fait opportunément à enrichir ma propre réflexion. Soyez-en sincèrement remer...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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A l'attention de monsieur Philippe Lemoine, Sachez que l'éclairage nouveau que nous fournit cette interview m'aura, personnellement, beaucoup apporté. Nul doute qu'elle contribuera, fort opportunement, à nourrir ma propre réflexion. Soyez-en donc ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Le changement appartient au citoyen-consommateur qui devra pouvoir imposer ses choix en sachant se soustraire à la pression des lobbys.De sa capacité à résister à cette pression dépendra la pérennité de la société qu'il choisira.L'individu doit prend...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Oui l'impression laissée par cette série est bien décrite par MNU. Mais soyons positifs La Tribune n'a pas 36 moyens de faire la nique aux Echos.

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