Les grandes écoles donnent-elles vraiment leurs chances à tous les Français ?

Après avoir entrouvert leurs portes à la diversité sociale, les grandes écoles ont cassé la dynamique en s'opposant à l'introduction de quotas de boursiers. Au grand dam du gouvernement qui en a fait son credo. Quoi qu'il en soit, l'égalité des chances n'est plus un sujet annexe pour les fleurons du système éducatif français. De Polytechnique à Hec, état des lieux.

En prenant position contre les quotas de boursiers dans les grandes écoles en décembre dernier, la conférence des Grandes écoles a cassé pour un temps une belle dynamique de communication. Depuis un an, il n'est pas un de ces établissements d'élite qui n'ait communiqué sur ces initiatives en d'ouverture sociale. Pour ne prendre que quelques exemples, l'Ecole nationale de magistrature de Bordeaux a ouvert en janvier 2009 sa troisième classe préparatoire "égalité des chances", HEC a annoncé en avril dernier la gratuité "totale et systématique" des frais d'inscription au concours et des frais de scolarité pour tous les étudiants boursiers d'Etat (financés par la Fondation HEC, l'école et l'Association des diplômés), et l'ENA, saint des saints de l'élitisme à la française, a inauguré en octobre sa première classe préparatoire intégrée à son concours externe (15 élèves sélectionnés parmi 150 dossiers). Et mardi, le ministre de l'Education nationale Luc Chatel signait devant la presse une convention-cadre de trois ans avec six IEP (instituts d'études politiques) de province pour financer à hauteur de 100.000 euros par an leur programme d'ouverture sociale lancé en 2007.

Nicolas Sarkozy a fixé le cap pour la rentrée 2010 : 30% de boursiers en classe préparatoires aux grandes écoles

Une dynamique impulsée par le président de la République fin 2008, qui dans son discours sur le campus de Polytechnique à Palaiseau, fixait l'objectif de 30 % de boursiers en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) à la rentrée 2010 mais aussi par le ministre du budget Eric Woerth, qui souhaite étendre les classes prépa intégrées à toutes les écoles du service public. Mais depuis le début de l'année, le débat s'est déplacé sur le taux de boursier dans les grandes écoles, après que Valérie Pécresse a fixé à son tour en novembre l'objectif de 30 % dans les grandes écoles. Du coup, la ministre de l'Enseignement supérieur, feignant de mettre la pression sur les grandes écoles, a  "enrichi" lundi les mesures déjà annoncés par le comité interministériel à l'égalité des chances du 23 novembre 2009 pour atteindre ce fameux objectif mais sans remettre foncièrement en cause leur système : création d'internats d'excellence, participation de toutes les grandes écoles aux "Cordées de la réussite" (partenariats entre établissements d'enseignement supérieur et lycées situés en zone prioritaire, 125 ont été labellisées à ce jour), création d'ici à 2011 de 100 nouvelles classes prépa (prépa à la prépa, dotées d'accompagnement personnalisé ou techno), généralisation de la gratuité des concours, examen des épreuves de concours socialement discriminantes comme les langues vivantes ou la culture générale, développement des admissions parallèles, de l'apprentissage (permettant aux étudiants défavorisés de poursuivre des études longues) et de filières d'excellences technologiques. Des mesures pour la plupart déjà préconisées par le rapport rendu en mai dernier par le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, Yazid Sabeg.

Le taux de boursier est-il un indicateur fiable ?

Pour autant, la focalisation du débat sur le taux de boursiers pose problème. "On agite là un rideau de fumée sur un sujet de fond : la vraie démocratisation de l'enseignement supérieur ne se résume pas au taux de boursiers !", s'insurge Bertrand Monthubert, secrétaire national du PS à l'enseignement supérieur et à la recherche. La réforme des bourses mise en place par Valérie Pécresse à la rentrée 2008 a permis d'augmenter de 50.000 le nombre de boursiers. Et de fait, ils sont désormais 30 % en première année de classe prépa. Or, dénonce Bertrand Monthubert, "il suffit d'augmenter l'assiette pour augmenter le nombre de boursiers. C'est de l'hypocrisie. Par contre les classes préparatoires ne comptent toujours que 15 % d'enfants d'ouvriers et d'employés contre 36 % pour la population...." "Le taux de boursiers est un indicateur grossier. Mais on ne doit pas se défausser. On doit l'accepter car c'est le plus simple, le plus connu. Il est symbolique et permet de mettre les choses en route", concède Marion Guillou, présidente du conseil d'administration de Polytechnique. Cette dernière préférerait pourtant qu'on prenne en compte l'origine socioprofessionnelle des élèves : à Polytechnique, la moitié d'entre eux sont fils ou fille d'enseignant. 

Des inégalités qui tiennent aussi à l'implantation des écoles préparatoires

De fait, les boursiers réussissent mieux quand ils sont enfants d'enseignants ou de milieu supérieur. A cela s'ajoutent les inégalités territoriales (21 départements étaient dépourvus de classes prépa publiques en 2007, selon le rapport sénatorial Bodin) et l'évolution du contexte économique et social de la France. Polytechnique, dont les frais de concours sont déjà gratuits pour les boursiers, compte 11 % de boursiers et accompagne des lycéens défavorisés dans le cadre du programme "Une grande école : pourquoi pas moi ?" (lancé par l'Essec) et de missions de tutorat afin de les inciter à poursuivre des études supérieures. Lors de son conseil d'administration du 15 octobre 2009, devançant les mesures gouvernementales, l'école a décidé d'augmenter les places réservées aux filières technologiques (15 seulement du reste) et d'élargir l'accès pour les universitaires. L'école a par ailleurs commencé à travailler sur les épreuves de ces concours. Or, note Marion Guillou, il s'avère que "toutes les épreuves discriminent de manière identique. Mais on continuera à chercher les biais identifiables". Pour l'ancienne polytechnicienne, la solution passe avant tout par les classes de transition : "C'est là où l'on fera les masses".

Yazid Sabeg, le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, veut que l'Etat reprenne la main

Le général Xavier Michel, directeur général de l'X, doute d'atteindre les 30 % de boursiers "dans les trois ans" comme le souhaite le gouvernement. : "Nous allons mettre les bouchées doubles pour rendre cette mesure véritable, et non de simple affichage, mais atteindre les 30 % de boursier d'ici à 10 ans sera difficile." Une position qui n'est pas du goût de Yazid Sabeg, qui estime que "l'Etat doit garder la main". "Polytechnique est une école militaire et une icône, elle ne peut se soustraire aux décisions du Président de la République", assène-t-on dans son entourage, pointant au passage la petitesse des promotions et la logique de corps des écoles les plus prestigieuses (X, Mines, Ponts...) dont Valérie Pécresse n'a pas la tutelle mais qui trustent tous les postes à responsabilité. Yazid Sabeg compte d'ailleurs envoyer prochainement à Nicolas Sarkozy un "ensemble de propositions" afin que l'Etat reprenne la main...

Sciences Po Paris, un pionnier qui a largement contribué à la médiatisation du sujet

De son côté, Patrick Chedmail, directeur de Central Nantes, tient à relativiser la situation : "On pointe souvent du doigt quelques grandes écoles comme HEC ou Polytechnique mais la réalité est moins catastrophique qu'on ne le dit." Centrale Nantes affiche 23 % de boursiers et Polytechnique Nantes 28 %. L'école participe depuis 3 ans au projet BRIO (mené avec Audencia Nantes, Mines Nantes et l'Ecole nationale vétérinaire de Nantes) qui consiste à accompagner cette année 140 lycéens défavorisés, pendant 2 ans, tous les mercredis. "Nos étudiants jouent le rôle de tuteurs, de grands frères. On les sort de leurs seuls cours de lycée et on favorise leur ouverture culturelle. Non seulement le taux de réussite au bac a progressé mais sur les 37 jeunes de la promotion 2007, 30 ont suivi des études supérieures, dont 12 en classes prépa." Mais le pionnier en la matière est sans doute Sciences Po Paris, dont les conventions éducation prioritaire (CEP) ont été surmédiatisées. Une publicité qui a le mérite de médiatiser les parcours de réussite et de lutter contre l'autocensure des élèves mais aussi la censure du corps enseignant et des parents. Depuis 2001, Richard Descoings, le directeur de Sciences Po, recrute sans concours des élèves issus de lycées ZEP (ils réalisent un dossier de presse). Selon le bilan dressé par l'institut de la rue Saint-Guillaume en décembre 2009, les étudiants recrutés par cette voie sont passés de 17 en 2001 à 126 en 2009 (61 sont boursiers et 58 % issus d'employés, ouvriers, retraités ou sans emploi). Selon l'école, il n'y a pas de différences de résultats scolaires entre ces étudiants et les autres. Le patron de Sciences Po, qui défend la « diversité des instruments de sélection », est d'ailleurs contre la « sacralisation du concours ». Mais dans ce cas, s'interroge Jean-François Amadieu, sociologue à Paris 1 et directeur de l'Observatoire des discriminations, pourquoi ne pas supprimer le concours ? Or si cet obstacle saute, observe-t-il, "tout le système est bouleversé". Et l'élite, au-delà de son discours d'ouverture sociale, n'y voit pas son intérêt.

A l'ESCP, seulement un élève sur deux est issu des classes "prépa"

Thomas Sorreda, étudiant de l'ESCP Europe, issu de Vitry et qui prépare un mémoire de recherche sur l'égalité des chance, se fait peu d'illusion. « Le débat sur les boursiers a été mené par les élites qui souhaitent voir leurs enfants passer par les mêmes filières élitistes. Mais dans les écoles, les étudiants issus de classe socioprofessionnelle supérieure ne se mélangent pas aux autres et peu sont volontaires pour participer aux actions dans les lycées. » Et pourtant, l'ESCP a déjà largement diversifié ses modes de recrutement (seulement 400 des 800 diplômés par an sont issus de classes prépa). Thomas Sorreda lui-même accompagne des élèves du lycée Champlain, dans le Val de Marne, dans le cadre de la « Cordées de la réussite » créée par l'ESCP Europe (également partenaire du lycée Turgot à Paris et de Paris XIII Bobigny). Selon lui, il convient de "multiplier ce type de partenariats voire obliger tous les étudiants à y participer et à valide cette action dans leur parcours". "Il faut inciter les lycéens à choisir des études difficiles et briser l'autocensure", approuve Pierre Tapie, le président de la CGE (et directeur de l'Essec), ardent défenseur des concours en lesquels il voit la meilleure forme de "mérite républicain".

Même les universités peinent à favoriser l'égalité des chances

Car au-delà du taux de boursiers dans les grandes écoles, dont la problématique se situe déjà bien loin dans le système éducatif, il faut surtout « élargir le vivier et aller chercher les bacheliers technologiques, prône Yazid Sabeg. Le profil de sortie doit être variable, le défi des écoles est là et c'est aux grandes parisiennes de montrer le chemin. » Le commissaire à la diversité va plus loin. Non seulement il faudrait "rendre la scolarité obligatoire jusqu'à 18 ans et amener 500.000 jeunes de plus dans l'enseignement supérieur mais il serait aussi nécessaire d'assainir un système éducatif trop complexe (Bac pro, techno, CAP, BEP...) en limitant les séries du baccalauréat (L, ES, S et technologique)." Par ailleurs, cantonner le débat aux grandes écoles, qui ne forment que 10 % des étudiants, est révélateur d'un système français qui ignore la qualité de ses universités. Ce sont elles qui accueillent l'essentiel de la massification des effectifs. Et elles peinent elles aussi à égaliser les chances sur le long terme (En 2008/09 on comptait 72,7 % de boursiers en licence et 27,3 % en master). Les écarts entre catégories socioprofessionnelles des étudiants augmentent au fur et à mesure qu'ils progressent dans le cursus. Enfin, toutes ces mesures consistent à ne traiter les faiblesses du système qu' en fin de course et sont donc en ce sens un aveu d'échec. Bref, on met des rustines sur un système grippé à la base. « On se focalise sur le taux de boursiers dans les grandes écoles alors que les écarts se creusent dès la primaire et que l'on supprime des postes dans les 1er et 2nd degrés ! », condamne Bertrand Monthubert.

Et si tout se jouait finalement à la maternelle ?

« Le problème de l'égalité des chances est celui de l'Education nationale avant tout. Il se joue dès la maternelle, notamment en grande section, qui accentue des inégalités », approuve Frédérique Alexandre-Bailly, doyenne du corps professoral de l'ESCP Europe. Autres facteurs de discrimination : l'orientation (en cours de réforme) et l'évaluation des élèves, axée sur les seules notes bien qu'en cours d'évolution, avec notamment les livrets de compétences. "Il faut travailler individuellement avec les enfants et leur apprendre à transposer leur compétences ailleurs. Le problème de la politique de masse est qu'elle casse les élèves", poursuit Frédérique Alexandre-Bailly. Notamment au collège. A moins de rencontrer la bonne personne au bon moment, comme dans la France rurale d'après-guerre. C'est ce qui est arrivé à Thomas Sorreda : "J'ai redoublé ma 3ème mais en terminale STG, un professeur de maths m'a lancé le défi d'intégrer une prépa." Il termine aujourd'hui son cursus à l'ESCP et était admissible à l'Essec.

Pour Patrick Chedmail, "La démocratisation a progressé  mais la coupure avec une jeunesse vraiment défavorisée aussi"

Certes, la situation s'est améliorée. "Dans les années 1970, un enfant d'ouvrier avait 28 fois moins de chances qu'un enfant de cadre supérieur de d'accéder à l'enseignement supérieur ; il en a 7 fois moins aujourd'hui", relevait en 2007 le sénateur PS Yannick Bodin dans son rapport sur la diversité sociale dans les classes prépas. Mais si l'école de la IIIème République savait "porter" les enfants des campagnes et celle des années 50 "porter" les enfants d'ouvriers, observe un bon connaisseur de l'Education nationale, aujourd'hui, dans un environnement social qui ne sécurise pas les enfants et face à la massification, "le système scolaire a échoué quant à la réduction du poids de l'origine sociale et culturelle dans la réussite des élèves". De fait, "la démocratisation a progressé ces dernières décennies mais la coupure avec une jeunesse vraiment défavorisée aussi", note Patrick Chedmail. Bref, le système est devenu plus complexe et donc moins lisible pour les familles défavorisées ce qui engendre des phénomènes d'autocensure mais aussi de frilosité de la part de certains professeurs. Et la massification rend difficile la prise en compte des individualités. Yazid Sabeg n'hésite d'ailleurs pas à parler de "tri" plutôt que de "sélection", en fonction de la "dotation sociale et culturelle de départ", de l'offre scolaire disponible et de l'environnement : "Face au déterminisme social, je ne crois pas au principe d'égalité des chances. Il faut reconnaître les inégalités structurelles. Or, pour des raisons philosophiques, on n'ose pas franchir cette étape et, au nom de la République, on devient injuste !"
Clarisse Jay

 

Commentaires 5
à écrit le 22/01/2010 à 9:37
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Il faut arreter avec les idées reçues. Mon fils a fait sa scolarité dans l'école publique. Il a bossé comme un fou. Prépare les grandes écoles (dans le publique aussi, à St Louis) et n'a aucune bourse ni logement en campus à Paris (contrairement à so...

à écrit le 21/01/2010 à 18:40
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Il est temps de casser tous les concours. Ainsi, via les admissions parallèles par entretien et copinage, les fils de Sarkozy, de Sabeg, de Juillard et de toutes les autres médiocrités intellectuelles qui nous gouvernent pourront acquérir enfin la se...

à écrit le 21/01/2010 à 17:45
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Je suis passé par le cursus prépa Ecoles Commerciales, rentré à ESCP. Mes parents commerçants avait déjà un gros découvert, du à une baisse des marges, conséquence d?une forte concurrence. Ne bénéficiant pas d?avantages sociaux, (SS, retraite ?) ils ...

à écrit le 21/01/2010 à 13:56
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ok il y a longtemps que sa aurait du etre fait . je suis contre les ecoles de fils a papa . rien de plus beau que la diversité croyer moi .

à écrit le 21/01/2010 à 10:05
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l'ecole est une couveuse qui présélectionne ses poussins ! premiers élus les fils d'enseignants qui perpétuent leur pouvoir à travers le "concours" et qui imposent à la société leur vision du monde . Volonté confortée et relayée par les mariages inte...

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