Chefs d'entreprise, que faites-vous de gratuit ?

Ce texte reprend une intervention présentée à la remise du prix Olivier Lecerf fondé à l'initiative de Bertrand Collomb, président d'honneur du groupe Lafarge, qui récompense un management humaniste visant à « mettre l'homme au centre de l'entreprise ».
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J'ai récemment passé la journée en prison. On m'avait proposé : « Veux-tu venir animer une journée que les 80 détenus inscrits aux activités de l'Aumônerie des prisons peuvent passer ensemble chaque année ? Nous aurons une grande salle, sans surveillants. » J'ai découvert la prison ce jour-là : un lieu difficile, froid, surpeuplé, plein de tristesse et de violence sourde, un entassement de misère humaine dans ce qu'elle a de plus absurde ou de criminel, des hommes désespérés ou exaspérés. Venus à une dizaine d'animateurs bénévoles, nous sommes ressortis le soir épuisés mais joyeux, revigorés, unis, stimulés par une vision commune et heureux d'avoir dépassé nos limites.

De par ma profession, je travaille avec les dirigeants et les comités exécutifs de grands groupes. L'objet de nos travaux est au coeur de la problématique de l'entreprise : l'identification, le recrutement et le développement des talents. Face à moi, des hommes et des femmes intelligents, compétents, motivés, bien rémunérés, selon les méthodes performantes des « incentives » modernes. Les dialogues sont structurés et pertinents. Et pourtant, l'énergie intérieure et la dynamique collective que j'ai éprouvées dans notre petite équipe à l'ombre des miradors y sont bien plus fortes.

 

Je mène une double vie : dans l'entreprise et dans le monde du « profit collectif » pour éviter le terme malheureux de « non-lucratif ». Le jour, mon métier est d'évaluer, de recruter et d'accompagner des dirigeants dans leur développement. La nuit et le week-end, je conduis une association que j'ai fondée il y a douze ans avec mon épouse : les Parcours Alpha organisent dans 800 lieux en France des dîners libres, gratuits, ouverts à tous pour réfléchir au sens de la vie. Avec une équipe de 10 salariés, nous avons formé plus de 8.000 bénévoles qui accueillent à dîner chaque année environ 40.000 personnes. Alpha est l'une des associations fondatrices du collectif qui a obtenu en 2011 du gouvernement français le label de Grande Cause nationale de Lutte contre la solitude.

Le monde du profit collectif peut donner l'impression d'être sous-équipé en hommes, en moyens, en stratégie ou en organisation. Bref, en retard sur l'entreprise. Pourtant, une réalité nouvelle émerge : en quelques années ont fleuri des initiatives d'envergure mondiale entièrement fondées sur une logique de profit collectif. Pensons à Wikipédia, Linux, Ashoka, Charity Water, PlaNet Finance, Greenpeace, Amnesty International, Max Havelaar ou Alpha. Vivre à cheval sur ces deux mondes m'a convaincu que le monde du profit collectif vit une révolution profonde, où les dirigeants d'entreprise gagneraient à puiser certaines de leurs inspirations. Pour ma part, cela m'aide certainement à être un meilleur professionnel.

Les lois de la gravité auxquelles sont soumises les entreprises semblent ne pas s'appliquer dans ce monde du profit collectif : la créativité, la passion et l'engagement des salariés y sont hors de proportion avec leurs maigres salaires ; il n'y a ni bonus, ni stock-options, ni promotions pour motiver les bénévoles ; les administrateurs n'exigent pas de jetons de présence, au contraire, ce sont souvent eux qui font bouillir la marmite ! Les donateurs, nos « clients », ne demandent rien en échange que l'assurance que nous travaillons au bien commun ; les fusions et acquisitions n'y ont pas cours, mais il s'y multiplie des alliances souvent bien plus efficaces ; des marques mondiales y émergent, non pas à coups de millions, mais simplement parce qu'elles sont utiles, simples, lisibles et cohérentes.

 

Quel est le secret ? Dans le monde du profit collectif, les dirigeants doivent sans cesse exprimer et poursuivre la finalité. Martin Luther King a rallié à sa cause largement au-delà des chrétiens noirs américains. Il a su proclamer : « J'ai un rêve ! » L'impact aurait-il été identique s'il avait dit : « J'ai un plan » ? Quelques entreprises, encore trop peu nombreuses, s'efforcent de découvrir et d'exprimer une finalité qui transcende le quotidien de leurs opérations ou de leur positionnement concurrentiel. Elles recherchent le pourquoi avant le quoi. Pensons à titre d'exemple à Michelin, Essilor, Lafarge, Danone ou Auchan en France et outre-Atlantique à Apple ou Zappos. Les dirigeants qui savent passer du quoi au pourquoi, de l'activité à la finalité, suscitent dans leur entreprise des dynamiques puissantes tant chez leurs salariés que chez leurs clients.

 

Comment apprendre les secrets des leaders du profit collectif ? Le meilleur moyen est d'en devenir un soi-même, il n'y a pas d'autre école pour cela. Dans mon métier où je conduis des entretiens avec des dirigeants de toutes nationalités, la rubrique « Divers » des notices « Who's Who » ou des CV est éloquente. En France, peu de dirigeants de premier plan exercent un rôle de leadership effectif dans le monde du profit collectif en comparaison avec ce que l'on observe aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Nos entreprises sont-elles plus performantes pour autant ?

Il y a vingt-cinq ans, à l'orée de ma vie d'adulte, je parlais à un ami cher, de trente ans mon aîné. J'évoquais avec joie et fierté la réussite de mes études, de mes premiers pas professionnels, de mes ambitions. Il m'a simplement répondu : « Tout cela est bien. Mais je connais des tas de gens qui ont fait même mieux et ont raté leur existence. Que fais-tu de gratuit dans la vie ? » Cette question, que j'ai reçue comme un soufflet, je la repose simplement à mon tour, avec simplicité et amitié.

« Que fais-tu de gratuit ? Quel est ton rêve ? » Le dirigeant qui laisse retentir en soi ces questions et laisse se déployer leurs conséquences y découvre un puissant ferment qui place véritablement l'homme au coeur de l'entreprise.

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