Les "indignés" français en mal de popularité

Les "indignés" français, qui tentent en vain de mobiliser la population, ont migré de la Bastille à l'ouest de Paris ce week-end sous une nouvelle bannière : "Occupons La Défense".
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Ils sont quarante, cinquante, pas plus, plutôt jeunes, assis en tailleur au pied de la Grande Arche. Depuis vendredi soir, ils ont choisi le quartier d'affaires de La Défense pour tenter de "réveiller les consciences de tous ces gens affairés". Sur le parvis, ils ont collé au sol des grands cartons sur lesquels ils ont inscrit leur intention de "construire ensemble autre chose", leur "intime conviction qu'un mode meilleur est possible", et recueillis quelques témoignages de badauds autour de la question "Et vous qu'est-ce qui fait battre votre coeur ?". Le coeur des Français ne bat apparemment pas pour une grande cause. "Mes enfants", "ma famille", "mes amis" mes amours", lit-on en grande majorité sur ces bouts de cartons. Isabelle, 52 ans, a répondu : "je sais pas on est désabusé". Quentin, 25 ans, "la liberté d'agir". Mais pour Thibault, 32 ans, ce sont "ses prochaines vacances".

Si le collectif des Indignés tente de rallier à sa cause le plus grand nombre, il reconnaît que le mouvement né en mai dernier pour soutenir "los Indignados" espagnols n'a pas trouvé ses marques dans l'Hexagone. "On s'y est mal pris avoue Gregory, au chômage malgré son BEP comptable/informatique. Nous avons démarrés à la Bastille mais nous étions mal organisés et le lieu était trop connoté. Le choix de La Défense est plus symbolique de l'époque et mieux perçu par les médias et l'opinion publique". Ces jeunes Français se sentent désormais plus proches des 99% américains regroupés au sein de "Occupy Wall Street" que de leurs cousins espagnols.

En se rebaptisant "Occupons La Défense", ils espèrent mobiliser le plus grand nombre. Et lancent pour vendredi 11 novembre, un appel national à la mobilisation. Mais en ce début de semaine, alors qu'un froid humide recouvre la régions parisienne, on sent déjà poindre le découragement : "ici tout le monde rentre chez soi le soir", se désole Christophe 26 ans. "On ne ressemble pas aux Indignés espagnols qui sont pour l'essentiel des jeunes en colère de leur situation. Nous sommes plus des porte-paroles des plus démunis, des mal logés et des SDF. Nous sommes d'abord un espace d'expression", conclut Gregory.

Leur slogan du jour, "les Indignés ne sont pas une légende", cache mal leur désarroi devant le peu d'intérêt populaire suscité par leur mouvement.
Qu?arrive-t-il donc au peuple français ? Historiquement toujours prêt à se soulever contre ses dirigeants, les Hexagonaux semblent indifférents à la vague de contestation qui secoue l?ensemble du monde occidental depuis plusieurs mois. Parti de Madrid au printemps, le mouvement des "Indignés" ne s?est pas depuis essoufflé. Son arrivée et son succès aux Etats-Unis, où il est devenu celui des "99%", lui a même redonné un second souffle. Même dans les pays traditionnellement peu touchés par le mouvement social, comme en Israël ou en Allemagne, les Indignés sont dans la rue. Mais en France ? Malgré cette nouvelle tentative, le pays se distingue par son calme. La rigueur annoncée en début de semaine par le gouvernement suffira-t-elle à déclencher l'indignation du plus grand nombre ? Rien n'est moins sûr, si l'on en croit les observateurs de la société interrogés à ce sujet par La Tribune.


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La vie plus douce ici qu?ailleurs

S?il y a un archétype français encore bien ancré, c?est celui de la "douce France". "La France n?a pas le sens du tragique, estime le psychiatre Davor Komplita. Son fort narcissisme la plonge dans un déni collectif protecteur. Il n?est pas question de lui imposer un calendrier de la révolte et, dans ce cas précis, elle ne souhaite pas jouer les suiveurs". Ce que Marie Naudet, juriste, qui signe ce mois-ci un livre avec Bruno Gaccio, "Blanc c?est pas nul", chez Descartes&Cie, traduit d?une formule lapidaire : "le peuple f rançais n?a pas encore assez faim". De fait, avec ces amortisseurs anti-crise que sont les minima sociaux, les aides sociales, ou encore les conditions de l?allocation d?aide de retour à l?emploi, la France prend d?une certaine manière en charge le désespoir des gens. Dit autrement l?Etat et le service public sont restés jusqu?ici suffisamment fort pour résister à la vague du néolibéralisme.

"Tant que ce système n?est pas remis en cause dans son fonctionnement et ses avantages, il temporise les effets induits par la crise économique", estime Luc Balleroy, directeur général d?OpinionWay. Le fait aussi que le plan de réduction des déficits budgétaires n?arrive pas brutalement mais s?inscrive dans une politique de rigueur entreprise et expliquée par le gouvernement depuis des années, calme les réactions épidermiques. Pour Louis Maurin, directeur du Centre d?observation de la Société, "les gens se mobilisent rarement lors de crises profondes, mais plutôt lorsqu?il y a un trop fort décalage entre leurs aspirations et ce qu?ils vivent. Comme dans les pays arabes où le sentiment d?injustice et le manque de respect ont nourri la révolte".

La France, contrairement à l?image de rebelle qu?elle cultive au travers des pages glorieuses de ses révolutions, serait donc de l?avis du sociologue François Dupuy, un pays qui n?a pas de véritable tradition d?action collective sur les sujets généraux qui ne concernent pas directement et immédiatement ses habitants. Ce ne serait donc pas l?injustice en soi qui blesse les Français mais d?en être éventuellement l?objet. Ce sentiment n?en est pas encore à son paroxysme. Malgré leur colère, ils restent soucieux de protéger leurs intérêts et ne souhaitent pas encore brûler le navire. Dès qu?ils la raccorderont à un aspect concret de leur situation, il y a gros à parier, dit François Dupuy, "qu?ils seront les plus indignés des indignés".

Un modèle qui se cherche encore

Sous la bannière des Indignés, tirée du best seller du résistant Stéphane Hessel, manifestent des mouvements aux origines diverses. Les Indignés d?Espagne n?ont pas les mêmes contours sociaux que ceux d?Italie ou de Wall Street. "Leur seul point commun est une posture morale et psychologique contre les dégâts humains provoqués par le capitalisme financier et la crise économique, souligne le psychanalyste Roland Gori, auteur de "La dignité de penser" (Ed. Les Liens qui libèrent). Un trait d?union lié au sens kantien de la dignité, c?est-à-dire le moment où l?on ne fait plus la différence entre l?homme et la chose". Si l?indignation se traduit donc par un "non"collectif à la marchandisation des êtres humains et se manifeste par une objection morale au cynisme du capitalisme financier, la complexité de la crise économique accroît la difficulté à se mobiliser.

"Mais méfions nous d?une lecture trop rapide", prévient Louis Maurin. Car si le courant des Indignés peine à s?organiser autour du collectif "Occupons La Défense", le pays garde toute sa vivacité intellectuelle et regorge de courants d?idées très critiques. Ainsi de "Sauvons les riches", où Julien Bayou interpelle "les riches, accros à un mode de vie destructeur". Ou encore de "l?appel des appels" qui entend "résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social". "Les forces traditionnelles de mobilisations ne voient probablement pas d?un bon ?il cette concurrence dans la revendication. Ils jugent ces mouvements plus comme une menace pour leur pouvoir que comme un levier d?engagement. Du coup les relais naturels font défaut", relève Luc Balleroy. A noter également l?absence de véritable leader. Mais aussi d?idée forte selon le philosophe Bernard Stiegler : "en France, on bouge sur des idées neuves. Celles portées par Stéphane Hessel ou Edgard Morin ont soixante ans de retard. Habituellement affûtée dans son esprit critique, la France apparaît déboussolée et décervelée. Elle n?a pas de modèle théorique et ne sait pas faire sans. La jeune génération est en réalité démunie face à une démobilisation de la pensée économique qui a fait valoir le "no alternative" et mis en doute les concepts des lumières sans établir de nouvelles propositions".

De quoi nourrir un pessimisme un brin désespéré et impropre à alimenter une saine révolte. La croyance en l?efficacité des manifestations et des grèves a d?ailleurs drastiquement chuté après l?échec de la mobilisation sur la réforme des retraites. A l?inverse le crédit des élections a progressé d?après le baromètre du Cevipof, les Français estimant que voter est la meilleure façon d?influer sur les décisions.

Ambivalence de l?avant-2012

Le débat sur la présidentielle pourrait dans ce contexte jouer les détonateurs. "Le "Sarkozy bashing" focalise, depuis de nombreux mois, le mécontentement des français et joue un rôle de paratonnerre pour une opinion publique qui a besoin d?un bouc émissaire face à la succession de plus en plus rapide des crises. Dès lors, la proximité des élections présidentielles ouvre sur la possibilité d?une alternance que notre pays n?a pas connue depuis 1995. La contestation va pouvoir s?exprimer dans les urnes", analyse le psychanalyste Jacques-Antoine Malarewicz. Comme souvent, on votera "contre" bien plus que "pour".

D?aucuns imaginent qu?en mai prochain, le taux d?abstention pourrait aussi faire valoir ses droits. Pour l?heure, le débat des présidentielles canalise en partie l?élan des Indignés au travers de certains de ses représentants officiels les plus extrémistes, de Jean-Luc Melenchon à son opposée Marine Le Pen. Tous deux sont porteurs d?une logique transgressive et insurrectionnelle vis-à-vis du capitalisme financier. Mais paradoxalement, les sondages continuent de souligner le désenchantement dont font l?objet les politiques et les élites en général. Rares sont ceux qui croient aux miracles et aux "potions magiques" que les socialistes pourraient administrer à la France, notamment depuis le tournant de la rigueur de mars 1983.

L?anesthésie hexagonale cache donc peut-être plus une marmite sous tension prête à imploser à tout moment qu?une profonde léthargie. "Rappelons-nous qu?en 1967 c?était très tendu sur le plan social et qu?en février 68 Le Monde titrait "La France s?ennuie"", alerte Bernard Stiegler. Le parallèle avec Mai 68 paraît incontournable : à l?origine, celui-ci n?avait aucun caractère idéologique et culturel uniforme. "Ce printemps était tout au contraire celui de la contradiction généralisée", rappelle Jean-Claude Michéa. Dans "La double pensée" (Flammarion), le philosophe souligne le télescopage entre un mouvement étudiant (partie visible de l?Iceberg) et un Mai 68 populaire d?une puissance supérieure, mais dont le premier l?a emporté médiatiquement sur le second, pour se noyer ensuite dans la nouvelle culture du capitalisme de consommation.

Si donc l?on considère que le véritable questionnement de 68 autour du mythe de la croissance a été progressivement refoulé de la mémoire collective, il se pourrait qu?il ressurgisse intact sous la figure des Indignés de l?automne 2011. Ce qui est sûr, comme l?écrit Michéa, c?est qu?un tel mouvement ne partira jamais d?en haut : "l?histoire offre trop peu d?exemples d?une classe privilégiée renonçant d?elle-même à l?ensemble de ses privilèges. Et ce n?est certainement pas du désintéressement de nos riches ou de la probité de nos intellectuels que l?on peut raisonnablement attendre une nouvelle nuit du 4 août".

Commentaire 1
à écrit le 13/11/2011 à 17:53
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Chers amis; Un pays cela se gère, comme une entreprise ou une famille. Avant de s'indigner, il faut faire l'exacte bilan de la situation. En 2002 dans un essai littéraire j'avais écrit ceci, c'en était le titre: France = 4 F (Frime, Fric, Fraude, Fou...

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