Les grands inconnus de l’histoire (1/4) : Lucien Herr, l’homme qui a converti Blum et Jaurès au socialisme

La Tribune proposera de rendre justice à des figures historiques qui ont joué un rôle important mais méconnu. Aujourd'hui, Lucien Herr (1864-1926), l'érudit bibliothécaire de la prestigieuse Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, et inspirateur de deux figures majeures du socialisme français : Léon Blum et Jean Jaurès.
Jean-Christophe Chanut
Lucien Herr est surtout connu pour avoir été le directeur de la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure de 1888 à 1926.

Le 31 décembre 2013, François Hollande annonce aux Français le lancement du pacte de responsabilité. Immédiatement, les commentaires vont bon train sur la conversion du président à la « politique de l'offre » en faveur des entreprises. Les éditorialistes s'enflamment posant et reposant la question : François Hollande est-il (encore) socialiste, a-t-il amorcé un virage social-démocrate, voire social-libéral version Tony Blair ? Le 31 juillet 2014, François Hollande et les partis de gauche rendent hommage  (séparément !) à Jean Jaurès, assassiné il y a très exactement cent ans.

Ces deux évènements ont été l'occasion pour certains de se replonger dans l'histoire complexe du socialisme en France. Ou, plutôt, des socialismes. On évoque Jaurès, bien sûr, mais aussi les utopistes, Jules Guesde, Blum... Voire François Mitterrand. Mais un nom n'apparaît jamais : celui de Lucien Herr (1864-1926), pourtant l'un des « pionniers » du socialisme à la française, un intellectuel engagé (notamment dans la défense d'Alfred Dreyfus), un puit de science auquel Léon Blum et tant d'autres rendirent hommage.

Lucien Herr, un inconnu donc, en dehors d'un cercle restreint d'intellectuels... socialistes. Né en janvier 1864 à Altkirch (Haut-Rhin), bachelier à 15 ans, il intègre à 20 ans la prestigieuse École normale supérieure de la rue d'Ulm à Paris. Il en sortira agrégé de philosophie en 1886. Immédiatement, il pose sa candidature au poste de bibliothécaire de cette prestigieuse institution. Après un premier refus, il accèdera à cette fonction en 1888 et y demeurera jusqu'à sa mort en 1926... 34 ans plus tard.

Jusqu'alors la fonction de bibliothécaire de Normale Sup était considérée comme un poste transitoire, avant d'accéder à des responsabilités plus « en vue ». Lucien Herr, lui, éprouve une sorte de ferveur pour « la vocation bibliothécaire »*. Il déclare ainsi :

« Tout mon rêve, toute mon ambition, c'est la bibliothèque de l'école... C'est la seule chose que je désire, mais celle-là, je la rêve et je la désire depuis des années. [...] Je ne considèrerai pas cette situation comme transitoire, mais bien comme définitive...

Herr, le bibliothécaire érudit

Ce choix dénote déjà un goût pour l'ombre plutôt que la lumière ; un plus grand intérêt pour les études, la recherche et l'érudition plutôt que pour les diatribes et les grands discours. L'historien Michel Winock souligne sa « phobie de l'exhibition, son refus de la carrière, son goût du travail obscur ».

Pour autant, Lucien Herr ne confond pas intellectualisme et  "débauche d'érudition sans but », selon sa propre formule. Un intellectuel ne doit pas se consacrer « au joli », mais à « l'utile ». Il écrira :

Mon esprit et mon cœur ne sont plus là, je ne m'intéresse plus assez aux choses qui sont purement spéculatives ; je ne suis plus capable d'intérêt passionné que pour ce qui aboutit à de la pratique, à de l'élargissement intellectuel et social*

Cette passion de Herr pour la science des bibliothèques a donc un but : « Faire sortir la
bibliothèque de l'élégante érudition pour la tourner vers le monde ». *

Toutefois,  l'intellectualisme affiché de Herr n'empêche pas une forme d'engagement. Très tôt,  il adhère à l'une des multiples chapelles socialistes - avant l'unification du mouvement au congrès du Globe de 1905, avec la création de la SFIO - :  la Fédération des travailleurs socialistes de France, puis au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire qui prône la grève générale comme moyen d'action.

Mais, avant tout, Lucien Herr a été très marqué par les idées de Hegel et sa philosophie du progrès.

Le hégélianisme de Herr élève le progrès de l'esprit au rang de moteur historique. Si cette conception est habitée par l'idéal socialiste de libération du prolétariat, elle a aussi une dimension encore plus essentielle de véritable philosophie de l'histoire, de compréhension de la marche des civilisations vers leur accomplissement*.

L'un des grands projets de Lucien Herr était de rédiger un « Hegel » en trois volumes, mais faute de temps et de moyens, il ne pu en rédiger que quelque bribes.  
Positivisme, croyance dans  le progrès, hégélianisme, passion pour les idées neuves capables de remettre en cause « les constructions politiques et sociales, qui servent les intérêts de quelques uns, des habiles »*, voici donc les éléments qui structurent la pensée de Lucien Herr.

sfio

Herr à l'origine de la conversion de Jaurès au socialisme...

Cet immense érudit connaissait tout et avait tout lu sur la pensée socialiste et les philosophes allemands (Herr était un germanophile convaincu). Fichte, Marx, Engels, mais aussi Proudhon ou Lassalle n'avaient plus aucun secret pour lui. A ce titre, il était très souvent sollicité et consulté par les élèves de Normale Sup, voire d'autres universitaires.

Ainsi, c'est à Lucien Herr autant qu'à la grève des mines de Carmaux - davantage mise en avant - que l'on doit la conversion de Jaurès au socialisme. À travers de nombreuses conversations qui duraient parfois toute la nuit à la bibliothèque de la rue d'Ulm, Herr a en effet démontré à Jaurès - lui-même ancien Normalien et agrégé de philosophie - que le socialisme était l'aboutissement logique de ses sincères convictions républicaines. Entre ces deux intellectuels philosophes le courant va passer.

Ensemble, ils évoquent Hegel, bien sûr, mais aussi Luther, Rousseau, Spinoza, etc. Le « bourgeois » Jaurès est conquis. D'ailleurs, on le sait peu, Lucien Herr est à côté de Jean Jaurès l'un des co-fondateurs en 1904 du quotidien « L'Humanité ». C'est même lui qui en trouve le titre.

.. et aussi de Léon Blum

Lucien Herr était aussi proche de Léon Blum - un autre ancien de Normale Sup qui en fût exclu en fin de première année - qui le consultait fréquemment.

Ce fut Herr, déclarait Léon Blum, qui cristallisa toutes les tendances diffuses qui étaient en moi, et c'est à lui que je dois d'avoir opéré une "réorientation profonde" de ma conception individualiste et anarchique du Socialisme.

Blum a raconté dans ses mémoires qu'après son départ de L'École Normale, alors qu'il ne s'était pas encore engagé totalement en politique, lui et Herr se sont rencontrés par hasard sur les Champs-Élysées. S'en suivra une discussion à battons rompus au cours de laquelle Herr expliquera sa conception du socialisme, qui, d'après l'historien Serge Berstein**, « n'est pas sans intérêt pour juger de son éventuelle influence sur celui [le socialisme] dont se réclamera Blum ».

En effet, toujours selon Serge Berstein :

Herr répudie les deux groupes qui constituent l'aile la plus révolutionnaire du socialisme français, celle qui entendait renverser par la violence la société bourgeoise, le Parti ouvrier français de Guesde et Lafargue et le courant blanquiste dirigé par Edouard Vaillant [...].

Herr reprochait au premier groupe « un caractère systématique, voir dogmatique du marxisme dont il se réclamait ». Quant au second, Herr le considérait comme archaïque et inadapté à la société actuelle.

On le sait, lors de la scission du congrès de Tours en 1920, Léon Blum optera à son tour pour un « socialisme du possible », préférant « garder la vieille maison » plutôt que de courir l'aventure de l'adhésion à la Troisième internationale et aux idées bolchévistes. L'influence de Herr ? En tout cas, ce dernier participa à la rédaction du fameux discours de Blum.

Herr et l'engagement en faveur de Dreyfus

Pour autant, comme le souligne Serge Berstein, cette conversion de Léon Blum au socialisme ne date pas de ces discussions de 1893. Elle est plutôt le fruit d'un lent processus dont l'un des éléments clés est constitué par l'affaire Dreyfus. Or, c'est l'incontournable Lucien Herr qui entrainera Léon Blum dans le camp des « dreyfusards ». Le Bibliothécaire de la rue d'Ulm était en effet très engagé dans la réhabilitation du capitaine déchu, organisant sa défense en mobilisant de nombreux intellectuels : Clémenceau, Zola, Péguy...

j'accuse zola

Et c'est à l'occasion de cette bataille en faveur de Dreyfus que Lucien Herr présentera Jean Jaurès à Léon Blum. Une très forte amitié et proximité politique naîtra entre les deux hommes, elle perdurera jusqu'à l'assassinat de Jaurès en juillet 1914.

Pacifiste convaincu, comme Jaurès, Lucien Herr,sera meurtri par le déclenchement de la guerre en 1914 d'autant plus qu'il était un spécialiste de la culture germanique. Dès 1920, il rétablira des liens culturels avec Berlin.

Jusqu'à sa mort en 1926, il restera dans l'ombre, mais toujours consulté. Il demeurera éternellement dans l'histoire comme l'homme qui a donné au socialisme français deux de ses plus grands ténors, Jaurès et Blum.

En 1927, un hommage lui est rendu en baptisant de son nom une petite place dans le 5e arrondissement de Paris, près de sa chère Ecole Normale Supérieure.

______

>> Biblio.
* Ces citations ont été empruntées  à « Lucien Herr bibliothécaire », le très approfondi mémoire d'étude (janvier 2011) d'Anne-Cécile Grandmougin, École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Université de Lyon).
** Léon Blum, par Serge Berstein, 842 pages, Fayard, 2006.

Pour approfondir, Daniel Lindenberg et Pierre André Meyer: ,"Lucien Herr : le socialisme et son destin", Paris, Calmann-Lévy, 1977 (collection L'ordre des choses).

Jean-Christophe Chanut
Commentaires 4
à écrit le 25/08/2014 à 17:48
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Tout d'abord, j'aimerais que les autres commentateurs cessent de confondre Hollande et Jaurès. Hollande est clairement de droite, le prochain gouvernement Valls risque de le prouver pour de bon. Quant à Jaurès "le bourgeois", comme dit l'auteur de c...

à écrit le 25/08/2014 à 15:44
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A cette époque déjà, Blum et Jaurès ne manquaient pas d'Herr.

à écrit le 25/08/2014 à 13:47
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Et bien !!! Regardez maintenant ou le socialisme nous a emmené avec notre bon François 1er , la débacle de la France.. tout simplement !!!!

à écrit le 25/08/2014 à 11:27
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"Cet immense érudit connaissait tout et avait tout lu sur la pensée socialiste " Super passionnant comme "connaissance". Il est disponible pour un diners en ville, un soir, avec certains de mes amis ?

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