Les grands inconnus de l’histoire (3/4) : Georges Albertini, "l'ex-collabo" qui conseillait Pompidou… et d’autres

La Tribune propose cet été de rendre justice à des figures historiques qui ont joué un rôle important mais méconnu. Aujourd'hui, Georges Albertini, l'homme politique socialiste et pacifiste avant la Seconde Guerre mondiale, passé à l'extrême-droite et engagé dans la collaboration.
Jean-Christophe Chanut

Cet homme est une énigme. Sa carrière aurait dû s'arrêter en 1945 pour des faits graves de collaboration... Elle se poursuivra jusqu'au début des années 1980 en raison d'un savoir-faire indiscutable dans l'art de la manipulation et de la guerre psychologique.

Homme de l'ombre, très proche du patronat, soutenu financièrement par la puissante fédération de la métallurgie - notamment sa branche parisienne, le Groupement des industries métallurgiques (GIM) -, Georges Albertini  a chuchoté à l'oreille des puissants, y compris des présidents de la République, pendant près de 40 ans. Anticommuniste viscéral, il a distillé ses conseils à qui voulait l'entendre : socialistes, libéraux, gaullistes...  Sur fond de guerre froide, cet homme aux multiples réseaux et aux méthodes « originales » va se rendre indispensable auprès de nombreux dirigeants économiques et politiques soucieux de contrer la « menace communiste ou gauchiste ».

Georges Albertini, né en 1911 dans un foyer modeste, est devenu professeur d'histoire et géographie. Avant la Seconde Guerre mondiale, il est socialiste (SFIO), pacifiste et membre de la CGT. Après sa démobilisation, en 1941, il est persuadé que Hitler a gagné la guerre et que le chef de l'Allemagne est le seul à pouvoir sauver l'Europe de l'Union soviétique de Staline. Il devient en 1942 le second de Marcel Déat en occupant les fonctions de secrétaire administratif du très collaborationniste Rassemblement national populaire (RNP). Très engagé contre la Résistance, il sera aussi l'un des recruteurs de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme.

>>> Interview

De Déat à Auriol

À la Libération, il est arrêté. Et là, un « miracle » se produit pour lui : il sauve sa tête, à la différence d'autres collaborateurs, et s'en tire avec une condamnation d'à peine 5 années de prison. À Fresnes, il partage sa cellule avec le banquier Hippolyte Worms avec lequel il se lie d'amitié. Ce qui aura une certaine importance bien des années plus tard.

En vérité, il ne passera que trois ans et demi en prison. Son réseau SFIO d'avant-guerre va lui obtenir une sortie anticipée. Paul Ramadier est à la manœuvre, Guy Mollet également, mais surtout Vincent Auriol, élu premier président de la IVe République en janvier 1947, qui signera sa remise de peine.

Après sa libération, il est immédiatement embauché par la Banque Worms. Il fonde alors le Bureau d'études et de documentation économique et social (BEDES) avec ses amis Guy Lemonnier, alias Claude Harmel, un autre ex-collabo, et surtout Boris Souvarine, ancien dirigeant de la IIIe Internationale communiste devenu un fervent adversaire de Staline. Ce centre d'archives est destiné à fournir des arguments et de la documentation à tous ceux qui, politiques ou dirigeants économiques, veulent combattre le communisme.

Le Centre édite aussi une revue farouchement anticommuniste, dénommée « le Bulletin d'études et d'informations politiques internationales », qui deviendra plus tard Est & Ouest. Cette revue est financée par le... Groupement des industries métallurgiques (GIM), alors présidé par Étienne Villey, un dirigeant patronal influent. Plus tard, il créera aussi d'autres structures, comme l'Institut supérieur du travail, qui servira à former les cadres d'entreprises contre les luttes syndicales ou encore l'Institut d'histoire sociale.

Contrer la « menace » communiste

Mais les services américains vont également s'intéresser à Georges Albertini, via le plan «Cloven », destiné à affaiblir l'influence du Parti communiste français et de ses relais. Georges Albertini fait partie de l'état-major chargé de l'exécution du plan. Sa fine connaissance des milieux syndicaux sera utile pour la promotion des syndicats « autonomes » (le nouveau syndicat Force ouvrière, née d'une scission de la CGT, bénéficiera ainsi d'une aide), voire la création de syndicats « maisons » afin de contrer la puissance de la CGT.

L'action de Georges Albertini est alors menée sur tous les fronts dès lors qu'elle sert « l'anticommunisme ».

Il fait noyauter des réunions d'étudiants classés à l'extrême gauche, emmenés par un certain... Michel Rocard ; il assiste les municipalités socialistes de la « banlieue rouge » pour les aider à comprendre et décrypter la gestion communiste des collectivités territoriales. Il aide Force ouvrière dans son ascension. Surtout, il devient un conseiller politique très écouté, en cette époque de guerre froide, ou peur et paranoïa se mêlent face au « danger » communiste et stalinien. Il devient ainsi l'éminence grise de personnalités très diverses comme Vincent Auriol, Edgar Faure, Guy Mollet, Georges Bidault. Ils les alertent notamment sur le danger que représente à  ses yeux le journal Le Monde, dont il disait qu'il était à la solde du... Kremlin.

Cultivant ses réseaux, il se lie aussi d'amitié avec plusieurs gaullistes, tels Jacques Baumel, Roger Frey ou Jacques Foccart, le Monsieur Afrique » du général de Gaulle. Il trouve des fonds (via le patronat de la métallurgie) pour financer les campagnes électorales des députés de toutes obédiences confrontés à des candidats communistes... Y compris François Mitterrand dans la Nièvre.

est et ouest

L'homme qui chuchote à l'oreille de Georges Pompidou

Mais l'apogée d'Albertini fut atteint sous la présidence de Georges Pompidou, à partir de 1969. Le Président et Georges Albertini  ont en commun le monde de la banque, chez  Rothschild et frères pour le premier et chez Worms, on l'a dit, pour le second. Mais surtout, UNE personne les unie, la redoutable Marie-France Garaud, conseillère du président et amie de Georges Albertini. Outre Marie-France Garaud, il rencontre régulièrement à cette époque Pierre Juillet, l'autre conseiller de Georges Pompidou, et un jeune ministre prometteur... Jacques Chirac. Ses notes remontent jusqu'au chef de l'État et au directeur des services secrets, Alexandre de Marenches*.

Preuve de l'influence d'Albertini : avant même l'élection du président en juin 1969, il rédige une note sur ce que devrait être la politique sociale et syndicale du prochain gouvernement. Il portera lui même cette note à l'Élysée. Il redoute une rentrée chaude à l'automne 1969... Mai 68 est encore tout proche.

Il rédige un programme social prémonitoire

Aussi, il préconise toute une tactique, réellement prémonitoire, pour couper l'herbe sous le pied aux revendications sociales : promouvoir le dialogue social entre patronat et syndicats, via la signature de conventions collectives ; donner le maximum de responsabilités réelles aux syndicats dans la gestion des institutions sociales, « cela signifiant qu'ils auront devant leurs administrés la responsabilité de la mauvaise gestion » ; procéder à une étude fine des tendances à l'œuvre dans les différents syndicats et «savoir manœuvrer » ; indexer le Smig sur l'évolution du salaire moyen [ ce qui sera fait dès la loi du 2 janvier 1970 quand le Smig deviendra le Smic] ; développer la formation professionnelle ;  faire davantage de publicité à la notion de salaire indirect et au poids des cotisations sociales pour mieux « faire ressortir le montant global du salaire » ; etc.

Enfin, dans la dernière partie de sa note, Albertini  livre ses idées pour diviser les syndicats et les affaiblir. Toujours aussi anticommuniste, il préconise donc de promouvoir Force Ouvrière et d'en faire l'interlocuteur privilégié. D'autant plus que FO « a une influence majeure chez les fonctionnaires » et que sans ce syndicat aucune grève n'est possible chez eux. Il tentera aussi de séparer la CGT du Parti communiste [ce que fera la... CGT elle-même une vingtaine d'années plus tard]. Quant à la CFDT, elle est considérée comme « l'élément le plus dangereux » [à l'époque, la centrale prônait l'autogestion] qu'il « convient d'isoler. »

Bref, un véritable programme dont nombre de suggestions seront reprises dans le discours de politique générale prononcé le 16 septembre 1969 par Jacques Chaban-Delmas*... Ou qui prendront forme dans les années suivantes.  Ainsi quand les organismes gestionnaires de l'Assurance chômage ou des retraites complémentaires, cogérés par les syndicats,  connaîtront des difficultés financières, ce sont eux qui seront montrés du doigt... Georges Albertini l'avait prédit. Tout comme il  serait satisfait de voir que son encouragement au dialogue social patronat/syndicats a pris un grand essor, surtout depuis qu'il a été institutionnalisé par la loi Larcher de 2007.

Quand Albertini recycle Madelin, Longuet, etc.

Fait peu connu, Georges Albertini est également celui que fera rentrer dans « le droit chemin » toute une bande d'étudiants très énervés qui militent à l'extrême droite au sein du groupe Occident. Ces étudiants n'hésitent pas à faire le coup de poing sur les campus, notamment à Rouen en 1967. Ils ont pour nom : Alain Madelin, Hervé Novelli, Patrick Devedjian, Gérard Longuet... Albertini va aider tout ce petit monde à se recycler.  Longuet intègrera le service de presse du CNPF, Devedjian deviendra avocat et fondera la très libérale revue "Contrepoint" qui sera financièrement soutenue par l'Institut d'histoire sociale d'Albertini et de son ami Harmel.

Madelin intègrera l'Institut d'histoire sociale où Claude Harmel lui servira de tuteur. Il rejoindra ensuite les Républicains Indépendants de Valéry Giscard d'Estaing, tout en gardant des liens avec la maison « Albertini », puisqu'il sera gérant de la revue de « l'Association pour la liberté économique et le progrès social » (Aleps), une très libérale association cofondée notamment par Jacques Rueff, Georges Albertini et Claude Harmel. Alain Madelin travaillera aussi pour l'Institut supérieur du travail (IST), autre « maison Albertini » où l'on forme des cadres et ingénieurs de grandes entreprises confrontées depuis Mai 68  à des  nouveaux types de relations sociales et luttes syndicales

Georges Albertini s'éteint en mars 1983, à l'âge de 71 ans. Son influence  avait décliné sous le septennat de Valéry Giscard d'Estaing. De plus, les outils et méthodes de propagandes patronales et de lutte contre le communisme ont évolué. Les « réseaux » devenant  moins importants que les messages passés via les médias. Ce n'était pas la tasse de thé de Georges Albertini.

Tout un symbole : ses obsèques sont organisées par le grand résistant Henri Frenay... Lui, le « collabo » qui échappa de justesse à une condamnation à mort à la fin de la guerre. Les réseaux, toujours...

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>> Biblio
* De nombreuses informations et citations ont été reprises de l'excellent ouvrage collectif « Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours », sous la direction de Benoît Collombat et David Servenay ; Éditions La Découverte ; 720 pages, 25 euros

>> Pour en savoir plus
« Georges Albertini, socialiste, collaborateur, gaulliste », de Pierre Rigoulot, Perrin, 420 pages, 24,50 euros.
« Le mystérieux Georges Albertini », article signé Claude Jacquemart, Valeurs actuelles, 20 septembre 2012

Jean-Christophe Chanut
Commentaires 2
à écrit le 01/09/2014 à 16:30
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Les plus gros étrons surnagent toujours

à écrit le 30/08/2014 à 12:18
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Il n'a pas été exécuté parce que sa femme avait été horriblement torturée par les épurateurs et leur enfant de 18 mois mort des mauvais traitements infligés par eux… lE COUPLE Albertini ne survivra pas d'ailleurs à cette épreuve.

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