Nicole El Karoui : "la vraie cause de la crise est la disparition du bon sens"

Nicole El Karoui est professeur de mathématiques appliquées à l'université Paris VI, et chercheuse à l'École polytechnique. Cette grande spécialiste des probabilités fut un des précurseurs du développement des mathématiques financières. Elle a formé 800 financiers quantitativistes, ces innovateurs de la finance montrés du doigt pour avoir joué le rôle d'apprentis sorciers.

Nicole El Karoui, vous enseignez les mathématiques appliquées à la finance. Après la crise financière que nous avons connue, pensez-vous que le monde va changer ?

Que la crise soit majeure, c'est évident. Que la place de la finance dans l'économie soit excessive, c'est aussi clair. Mais est-ce que le monde sera très différent après ? Je n'en suis pas convaincue. Car le système ne s'est pas réellement remis en cause. Les fondements libéraux poussés à l'extrême conduiront toujours à une crise, mais il me semble que l'on ne parviendra pas à résoudre cette contradiction entre la nécessaire liberté d'agir des acteurs de l'économie et leur surveillance, toujours vécue comme une entrave à l'initiative. Globalement, nous vivons mieux qu'il y a trente ans. L'avons-nous déjà oublié ?

Seulement, doit-on laisser le secteur financier aussi peu régulé ?

Bien sûr, l'absence totale de régulation aux États-Unis pour certains acteurs de la finance est un vrai problème. En permettant aux banques de faire tous les métiers de la finance, Clinton les a autorisées à agir sans entraves. Et a rendu la crise possible.

Que pensez-vous du jugement du patron de la FSA , le régulateur des marchés financiers à Londres, qui affirme que la finance est hypertrophiée, et que ses profits sont aberrants ?

La rentabilité de certaines activités bancaires, à 25 % des fonds propres, est aberrante quand la croissance de l'économie réelle ne dépasse pas, en moyenne, 3 % l'an. Cela n'est pas tenable sans une grande prise de risques. Et certains métiers de la finance pèsent objectivement trop lourd dans l'économie, en particulier tous ceux qui contraignent les acteurs cotés à vivre au rythme quotidien des marchés. La projection à moyen et long terme devient très difficile. Mais les nouveaux moyens informatiques contribuent à cette accélération, puisque les gros calculateurs permettent maintenant de traiter les ordres en temps réel. Or cette accélération semble avoir curieusement échappé à tous les rapports sur la crise.

Les nouvelles technologies ont donc fait muter les marchés. Les régulateurs devraientils prendre ce problème à bras-le-corps ?

La capacité et la rapidité d'intervention des acteurs sur les marchés dépendent avant tout de leurs moyens informatiques. Ces outils technologiques ont eu des conséquences importantes sur le fonctionnement du système financier. Pourquoi les régulateurs n'utiliseraient-ils pas, pour surveiller les marchés, des moyens informatiques analogues à ceux utilisés par les banques ? Cela permettrait de créer un observatoire des flux financiers capable de détecter l'emballement de certaines classes d'actifs, comme il existe un observatoire de la météo, qui voit venir à l'avance les grosses perturbations.

L'observation des perturbations financières n'empêcherait pas la constitution de bulles, à l'origine de toutes les crises financières.

C'est exact. Et le mécanisme de la formation des bulles tient à la nature humaine. Comment se formentelles ? Tout d'un coup, certains actifs commencent à rapporter, et ce de plus en plus, attirant ainsi davantage d'investisseurs. Au point que sortir de ces actifs se traduirait par un important manque à gagner. C'est pour cela que personne n'arrive à en sortir. Et tout le monde a tellement intérêt à ce que les prix montent que les Cassandre en deviennent inaudibles. Le simple bon sens disparaît, parce que, de toute façon, il ne serait pas entendu. Plus personne ne veut se souvenir qu'il n'y a pas de rendement élevé sans risque. L'alerte ne vient que de l'extérieur.

Au moment de la faillite de la banque Lehman, il y a un an, pourquoi a-t-on sousestimé son impact ?

Parce que, comme l'a démontré Rama Cont (spécialiste franco-iranien de la modélisation financière), le risque de contrepartie d'une banque ne tient pas à sa taille, ni aux montants en jeu en cas de faillite, mais à la totalité de ses connexions avec l'ensemble du système. C'est pour cela que la Fed avait sauvé le fonds LTCM en 1998, et que la faillite du fonds Amaranth en 2006 a été sans impact significatif sur le système, alors que les montants en jeu étaient bien supérieurs. Or Lehman s'était porté collatéral d'un très grand nombre de transactions.

Les modèles de valorisation des options que vous enseignez aux futurs traders sont-ils capables de détecter les risques extrêmes, ou seulement les risques qui ont une forte probabilité de se réaliser ?

Ces modèles servent avant tout à définir les portefeuilles de couverture à associer aux risques supportés par la banque dans la vente des produits dérivés. Ils ne sont pas déconnectés des marchés : on les adapte en permanence en fonction des informations dont on dispose chaque jour. Le problème est plutôt qu'ils favorisent une vision à court terme des risques. Et lorsque les volumes d'options traités deviennent considérables, ils peuvent faire bouger le marché, ce qu'ils ne sont pas censés faire. On voit ainsi que l'importance des volumes finit par modifier l'effet de ces produits, donc leur nature même. C'est un vrai problème. Les régulateurs devraient réfléchir au moyen de les limiter en taille, car, dans ce cas, les normes de surveillance en vigueur sont inopérantes. Maintenant, est-ce que ces modèles échouent à détecter les risques ? Dans les produits dérivés, les risques les plus importants sont les événements normaux. Et ces options ne couvrent que les risques standards. La question porte donc sur le risque résiduel, celui qui reste quand tous les soirs on fait le bilan de toutes les positions de la salle. Le problème est qu'il faudrait prendre en compte plusieurs milliers de facteurs. En calculant, à la demande du régulateur, le montant maximum qu'elle peut perdre en une journée avec une probabilité de moins de 99 %, on prend essentiellement en compte le risque de marché, et peu ceux de liquidité ou de concentration, qui furent majeurs dans la crise. Mais la vérité, c'est que la crise n'est pas venue de la matérialisation d'un risque extrême, mais plus simplement de la disparition du bon sens.

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