Depuis le 25 mai, le mot sans doute le plus utilisé lorsqu'il s'agit de l'Union européenne est sans doute celui de « changement. » Toute l'Europe semble déterminée à changer l'Europe pour « retenir la leçon » des élections. Toute ? Non. Dans un quartier de la capitale belge, un petit village résiste encore et toujours au doute. Ce village, c'est le Berlaymont, le siège de la Commission européenne. Là, on semble fort peu atteint de cette envie de changement. Au contraire, on semble déterminé à faire « comme avant. »
La preuve la plus éclatante de la résistance de ce petit village d'irréductibles a été apportée lundi lors de la présentation par la Commission des « recommandations spécifiques aux pays » prévues par le « semestre européen. » L'équipe de José Manuel Barroso n'a guère daigné répondre aux quelques questions portant sur l'influence du résultat des élections sur ces recommandations. Tout se passe comme si les habitants de Berlaymont avaient dressé une solide palissade entre eux et le reste de l'Europe et qu'ils se trouvent ainsi prémunis du bruit et de la fureur du reste du continent.
Aucune contradiction entre austérité et croissance
La défaite évidente des partis traditionnels, la déroute des équipes ayant défendu et promu l'austérité n'émeut donc pas grand monde. Face aux électeurs, José Manuel Barroso a répondu qu'il fallait poursuivre l'austérité. « Il n'y a aucune contradiction entre austérité et croissance. La consolidation budgétaire est la condition du retour de la confiance et donc de la croissance », a martelé l'ancien leader maoïste portugais. On est alors passé très vite à autre chose, notamment aux mauvais et bons points accordés aux États-membres.
On se serait cru aux plus belles heures de la crise de la zone euro, avant que, précisément, les faits montrent que cette logique - pour belle qu'elle soit en théorie - ne fonctionnait pas vraiment. Aujourd'hui, quatre ans après le début de la crise de la zone euro, l'Europe reste engluée dans les conséquences de la récession provoquée par une politique de réformes et de consolidation trop brutales. La reprise est poussive et chaotique et la faible inflation induite par ces politiques récessives menace de tourner en déflation. Mais il en faut plus pour entamer les convictions des habitants de Berlaymont.
Vérité rationnelle contre passions populaires
Comment expliquer un tel aveuglement et une telle surdité ? Par cette certitude que la Commission défend la seule politique économique possible. « Même sans nos recommandations, la politique de réformes structurelles devrait être mise en place en France », a ainsi proclamé José Manuel Barroso. Tout se passe comme si la Commission avait accès à une forme de vérité métaphysique que les autres peinent à voir. Elle se doit donc d'être une forme de « phare de la politique économique. » Car le président sortant l'a assuré : la Commission n'a qu'un but, la croissance et l'emploi. Comme tout le monde. La différence, c'est qu'à Berlaymont, on sait comment y parvenir.
Un haut fonctionnaire de la direction générale économique et financière, dirigée par Oli Rehn, explique ainsi la genèse de la crise de façon très significative. « Les politiques n'ont pas voulu faire les réformes nécessaires parce qu'ils sont dominés par les intérêts de court terme et obsédés par les nombreuses élections. » En termes philosophiques, on pourrait traduire cela par le fait que les peuples et leurs dirigeants sont dominés par les passions. Heureusement, la Commission est là pour montrer la voie de la raison.
Traduction institutionnelle de l'idéologie de la Commission
Cette démarche est apparue dans la nouvelle logique institutionnelle mise en place en 2011 et 2012 et qui donnait plus de poids à Bruxelles pour « contrôler » les Etats. Semestre européen, two-pack et six-pack permettaient ainsi « d'encadrer » les passions populaires par les gardiens de la raison. Le même fonctionnaire déjà cité affirme ainsi que l'examen désormais prévu des projets budgétaires par la Commission offre une occasion « d'éclairer » les parlements nationaux sur les possibles « erreurs » des pays. Et de s'indigner que « certains parlements acceptent mal cette expertise. »
La Commission « communique mal »
On le comprend, la Commission ne se trompe pas, elle communique mal. C'est un des seuls mea culpa que l'on entendra à Bruxelles ces jours-ci. « Nous devons mieux expliquer les raisons de nos décisions et de nos propositions », ne cesse de répéter le haut fonctionnaire. C'est là une variante un peu adoucie du fameux et assez brutal « besoin de pédagogie » répété par l'ensemble des partis de gouvernement français au soir du 25 mai. Ce qui est donc en cause, ce n'est pas le contenu, c'est la boîte. Car le contenu, lui, n'est jamais remis en question. En réalité, une telle option e n'est simplement pas possible.
Aucune remise en cause possible
On s'en rend compte aisément. Vient-on à contester la politique d'austérité menée en Europe et à s'interroger sur ses conséquences à long terme pour l'économie européenne ? On se trouve toujours face à la même réponse : tout autre politique conduirait à « reproduire les mêmes erreurs. » La Commission appuie sa pensée sur un argument massue : c'est le non-respect du traité de Maastricht qui a provoqué la crise. Un raccourci évidemment aussi simpliste que ceux utilisés par ces « populistes » que fustigent tant les habitants de Berlaymont. Car si cela peut être vrai pour la Grèce ou, à la limite pour le Portugal, il n'en est rien pour l'Espagne, pour l'Irlande, pour Chypre ou pour la Slovénie qui respectaient davantage les règles avant la crise que l'Allemagne ! C'est oublier que, pour réaliser ses réformes, Gerhard Schröder a d'abord dû s'affranchir du carcan de Maastricht. C'est oublier surtout les crises bancaires, les effets du ralentissement mondial et les ratés du début de la crise de la zone euro. Mais à Berlaymont, on ne veut qu'une vérité : celle assénée plus haut par José Manuel Barroso : la clé de la croissance, c'est la consolidation budgétaire et les « réformes structurelles. »
Aveuglement sur l'inflation faible
Un fait ne trompe pas : les fonctionnaires européens de la Commission admettent bien le risque d'inflation faible pour la zone euro, mais ils refusent de faire le lien entre ce phénomène et les politiques qu'ils promeuvent. Aussi transmettent-ils la responsabilité de la lutte contre la déflation à la seule BCE. Pourtant, à la BCE, on admet à demi-mots, que son action seule ne suffira sans doute pas. La politique monétaire ne peut régler seule l'apathie de la demande interne. Pour cela, il faudrait sans doute faire preuve d'un certain pragmatisme dans la gestion budgétaire européenne. Mais à Berlaymont, il n'est évidemment pas question de cette hérésie.
Du changement ? Pas vraiment…
Dès lors, on comprend qu'il ne peut rien y avoir à changer en Europe. Que Matteo Renzi, François Hollande et les autres hurlent tant qu'ils le voudront, la Commission, elle poursuit sa tâche rationnelle avec détermination. Et elle se réjouit. Lundi, Oli Rehn jubilait en annonçant qu'en quatre ans, le déficit budgétaire cumulé des pays de l'UE était passé de 7 % à 2,5 % du PIB. Chiffre sans signification, obtenu au prix fort tant en termes de croissance qu'en termes d'endettement. Mais chiffre qui, dans la logique de la Commission, était une authentique victoire qui méritait bien un triomphe… Pourquoi vouloir changer une recette qui fonctionne si bien ?
La réponse aux élections européennes : minimiser pour attendre…
La réponse au vote des Européens est donc aisée. Elle se décline en deux volets. Le premier consiste à minimiser le problème. A la Commission comme au parlement européen, distant de quelques centaines de mètres, on ne cesse de donner ce conseil à la presse : ne regardez pas les 150 eurosceptiques élus le 25 mai, mais plutôt les 600 pro-européens. «Personne ne parlent d'eux, mais la majorité du parlement reste très largement pro-européenne », explique une fonctionnaire du parlement. Une autre voie de contournement fréquemment utilisée à Berlaymont consiste à considérer que le FN en France était fort bien avant ce scrutin et que l'Europe n'y est donc pour rien. Et que cette poussée de l'extrême-droite en France a été compensée par sa défaite aux Pays-Bas (où, par ailleurs la majorité gouvernementale pro-austérité a subi une défaite sans appel). Tout ceci permet de se rassurer et de tenir. Le temps que la croissance revienne grâce aux recommandations de la Commission.
… et poursuivre les réformes !
Certaisn, comme un autre fonctionnaire de la Commission, se veulent plus préoccupés et reconnaissent qu'il y a là un problème. « Si l'on ne fait rien, si l'on n'entend pas cet appel, alors je suis pessimiste pour l'Europe dans l'avenir », reconnaît-il. Mais alors comment réagir ? En accélérant les « réformes » et la consolidation budgétaire, bien sûr. Autrement dit, en intensifiant la politique rejetée par une grande partie des électeurs. Rien de plus logique puisque c'est là la seule politique capable d'amener « la croissance et l'emploi. » C'est ainsi qu'Oli Rehn lundi, tout en reconnaissant que c'est en raison d'une croissance faible que la France ne parviendra pas à réaliser ses objectifs budgétaires, a appelé Paris à « intensifier » ses efforts de consolidation. Comme si, précisément, ces efforts même ne pouvaient être une des causes de la faible croissance française…
Influence croissante
En réalité, Berlaymont n'est pas un village isolé. Son influence est bien plus puissante. Avec la mise en place du semestre européen, sa rationalité devient de facto celle des États puisque ces derniers sont placés sous la « surveillance » de la Commission. Lundi, José Manuel Barroso a longuement expliqué que la Commission n'était que l'exécutant de la volonté des États. C'est encore une demi-vérité. Certes, c'est bien le Conseil européen qui a attribué ce pouvoir à la Commission. Certes, cette dernière ne peut pas formellement censurer un budget national. Mais en réalité, le pouvoir accordé à la Commission est tel qu'il est impossible de ne pas accepter ses recommandations. Un tel pays s'exposerait non seulement à la colère de ses « partenaires », mais aussi à une sanction qu'il est désormais quasiment impossible - compte tenu de la division des États - de bloquer au Conseil compte tenu de la règle de la « majorité qualifiée inversée. » « La menace concrète d'une sanction a un effet très dissuasif », reconnaît un fonctionnaire. Autrement dit, s'il est sans doute caricatural de faire porter l'intégralité des maux de la zone euro sur « Bruxelles », il est totalement naïf de croire que la Commission n'est que le commis de la volonté des États. C'est une authentique puissance qui désormais possède une autonomie pour imposer aux États sa logique. Et sa logique n'est pas celle du changement d'Europe.
Une autre commission pour une autre politique ?
Une nouvelle Commission peut-elle changer la donne ? On voit mal comment. Certes, le semestre européen permettrait de mettre l'accent sur d'autres déséquilibres macroéconomiques, notamment les excédents courants excessifs allemands ou néerlandais. Mais son action restera, sur ce plan, surtout incantatoire. En réalité, les institutions mis en place pendant la crise l'ont été dans un esprit de renforcement de Maastricht et non de la coopération économique. Par ailleurs, on ne doit pas oublier que le futur président de la Commission, quel qu'il soit, devra son poste à une Angela Merkel qui ne souhaite pas d'inflexion majeure. Si Jean-Claude Juncker finit par régner sur Berlaymont, il aura été deux fois adoubé par la chancelière : en mars à Dublin, puis en juin. Et cette dernière ne manquera pas de lui rappeler ses engagements martelés durant la campagne : pas de mutualisation des dettes, maintien de la priorité budgétaire et refus de tout « aléa moral », autrement dit de toute mesure qui inciteraient les Etats à retarder les « réformes. » Ensuite, parce que la Commission est une immense machine où la logique décrite plus haut est un dogme, quel que soit le commissaire. Certains commissaires dans l'équipe Barroso, comme l'Italien Antonio Tajani, n'ont jamais caché leurs doutes vis-à-vis de ce dogme, mais la machine a continué à tourner. Enfin, parce que les structures institutionnelles que l'on a décrites ne laissent guère de marges de manœuvre à la Commission.
Berlaymont, droit dans ses bottes !
Berlaymont ne cédera donc pas d'un pouce. Mais cet entêtement plus que jamais idéologique, quasi religieux, n'est pas sans danger. En acceptant le débat démocratique tant qu'il demeure sous son contrôle, la Commission ruine les bases du choix et alimente les extrêmes. En imposant à des États qui ont renoncé à toute résistance une politique économique bornée et unilatérale, elle conduit la zone euro dans une situation qui pourrait rappeler le Japon des années 1990. Il y a donc urgence, si l'on veut changer l'Europe à changer la Commission. Mais cela semble une tâche bien difficile.