Avec Jean Tirole, le Jury Nobel honore l'école française des ingénieurs-économistes

L'école française d'économie est à l'honneur au niveau mondial, et il est particulièrement bienvenu de voir le jury du Nobel couronné en Jean Tirole une éminente figure de celle issue du monde des ingénieurs et de l'économie "réelle" par opposition à l'économie financière...
Jean Tirole se préparait de longue date au Prix Nobel.

Quelle signification peut-on donner à la distinction qui honore aujourd'hui Jean Tirole, au delà du fait qu'elle était méritée et attendue de longue date ? Les commentaires ont souligné son parcours original : son adoubement américain ; son retour en France pour y développer, fort des méthodes acquises Outre-Atlantique, une structure indépendante et concurrentielle ; le fait de ne pas être pas un économiste académique ayant suivi la filière universitaire.

Quelques esprits grincheux lui reprochent d'avoir monté une véritable « entreprise universitaire ». L'innovateur dérange : court-circuitant la culture et les règles du milieu, il a en effet su rassembler autour de l'école d'économie de Toulouse, des contributeurs financiers qu'il a su persuader, au nom de la spécialisation, de la masse critique et du rayonnement international - c'est à dire les critères de compétitivité en usage dans le monde des entrepreneurs.

Comprendre l'innovation institutionnelle

Certains ont aussi fustigé son libéralisme - par exemple lorsqu'il prône la dérégulation du marché du travail et le contrat unique. Ce n'est pas à Tirole qu'il faut adresser ce reproche - si c'en est un - mais à la planète toute entière et au jury, qui incarne la vision dominante, dont on a fait obligeamment remarquer qu'agissant sous mandat de la Banque de Suède, qui plus est Royale, il usurpe l'héritage d'Alfred Nobel qui, lui, s'était limité à s'enrichir- et ses lauréats- en inventant la dynamite.

Jean Tirole se préparait de longue date au titre envié. Le statut de polytechnicien et de haut fonctionnaire ingénieur d'un grand corps technique confère indépendance et liberté par rapport à la culture de la profession, permettant notamment de prendre le risque de l'innovation institutionnelle, de passer trois années d'études dans une université américaine, de comprendre les besoins des entreprises en matière de recherche économique.

Un précurseur

Donc, en premier lieu, le Nobel 2014 nous en dit beaucoup sur la France, nos coutumes et nos certitudes confrontées au monde extérieur. D'ailleurs l'université bouge : Jean Tirole sera et est déjà considéré comme un précurseur. Le Journal du Fonds monétaire international publiait le mois dernier la sélection des vingt-cinq jeunes talents les plus prometteurs appelés à façonner notre conception de l'économie. Sept Français y figurent, représentant à eux seuls -à part un Anglais- l'ensemble du contingent européen, soit autant que de purs Américains (sans double nationalité).

La plupart des élus ont un diplôme d'économie américain et enseignent dans une université américaine. Leur reconnaissance aux Etats-Unis tient largement à une formation en mathématiques poussée, qui leur confère indépendance d'esprit et capacité à conceptualiser et à innover. Leur formation initiale, ils l'ont acquise dans les grandes écoles scientifiques - Polytechnique et Normale Supérieure. Il est donc à noter qu'ils ont progressé dans la carrière à l'écart des normes universitaires nationales, munis de leur statut élitiste.

On notera la remarquable constance du Jury Nobel. Les trois lauréats français tous sont de formation mathématicienne. Leurs travaux apportent la rigueur des sciences dures à la science économique. Ils mettent en équations les comportements et les politiques économiques.

Un ingénieur-économiste

Gérard Debreu, normalien scientifique a été élu en 1983 pour avoir produit une formalisation rigoureuse de la théorie de l'équilibre général et de l'optimum walraso-parétien, apportant (encore un libéral) la « démonstration scientifique » de la main invisible chère à Adam Smith. Maurice Allais, polytechnicien et ingénieur des mines, a été élu en 1988 pour ses travaux sur la dynamique monétaire et sa théorisation des comportements humains. Jean Tirole, polytechnicien et ingénieur des ponts et chaussées, confirme cette tendance de par ses travaux d'économie industrielle portant sur la régulation des monopoles, discipline au coeur des enjeux économiques d'aujourd'hui.

C'est un autre profil bien français qui est ainsi honoré : l'Ecole des ingénieurs-économistes, spécificité d'ailleurs liée à l'excellence mathématicienne. C'est un ingénieur investi de fonctions de direction chargé de grands projets d'infrastructures qui, confronté à des choix d'investissement, se pose des questions économiques et les met en équations pour y répondre. Il élabore des théories pour résoudre des problèmes concrets.

Le rôle éminent de l'ingénieur en France, sans équivalent dans les pays de culture financière, est lié à la centralisation, aux grands corps d'ingénieurs d'Etat, au puissant ministère des travaux publics et autres ministères dits techniques, institutions qui préfigurent la technocratie qui prendra forme au XXème siècle avec la Reconstruction, les entreprises publiques, les grands projets techniques et industriels.

Une influence déterminante

Une éminente figure fondatrice de l'ingénieur-économiste est l'ingénieur des ponts et chaussées Jules Dupuit sont appelé à faire des choix entre des ponts et des routes à financer et à construire, des tarifs et des péages à fixer. A partir d'une question de péage, il élabore la théorie de l'utilité marginale décroissante et du surplus du consommateur qui fondent l'équilibre général. Plus près de nous, l'école des ingénieurs économistes d'Electricité de France -derrière Marcel Boiteux et Pierre Massé- nous a donné la Reconstruction, la tarification du « monopole éthique », l'équité du service public par la péréquation, l'indépendance nationale énergétique, un approvisionnement fiable et compétitif - c'est à dire un des grands atouts compétitifs pour la France, qui en a bien besoin.

Le mouvement des ingénieurs saint-simoniens exerce une influence déterminante dans la société industrielle naissante du XIXe siècle. Il se rattache à la gauche dite utopique pré-marxiste et au positivisme. Le rayonnement de cette pensée typiquement française s'étend largement au-delà de nos frontières, dans le monde entier. Les ingénieurs participèrent aux événements du siècle, des héros pour l'opinion publique qui voit en eux l'incarnation du rêve républicain et rationaliste. Héritiers du siècle des Lumières et de la Révolution, les saint-simoniens adhèrent à l'idéologie du progrès par la science. Leur apogée se situe sous le Second Empire. Désormais aux affaires, ces apôtres de l'industrialisation prirent une décisive dans le développement de l'industrie et des infrastructures et firent entrer le pays dans l'ère industrielle, avec la construction des chemins de fer, la modernisation des villes, dont les grands travaux haussmanniens, le percement du canal de Suez et le développement économique de la Méditerranée, la création des banques d'affaires.

Les saint-simoniens comme la Planification, c'est une référence certes bien lointaine. Mais elle rappelle que la France eut et a encore une vocation inspiratrice dans le monde, même au coeur de la discipline-reine chez les Anglo-saxons. En témoigne aussi le rayonnement international des Rencontres du Cercle des économistes, autre illustration de l'esprit d'entreprise intellectuelle.

Le clin d'oeil du Nobel

Le fait que ce soit un ingénieur d'un grand corps technique français qui soit considéré comme la personnalité la plus influente dans les idées sur la régulation n'est pas non plus tout à fait un hasard. Leur missions dans les ministères techniques, lorsque leur compétences n'avaient pas encore été transférées aux autorités indépendantes - octroyer des concessions de mines et en surveiller l'exploitation, fixer les tarifs des autoroutes, du téléphone, de l'électricité, etc- était de faire de la régulation, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir puisque le vocable n'existait pas.

Le Nobel de Jean Tirole, le score étonnant des jeunes talents du FMI, peu suspect de biais pro-français - hormis la nationalité de la moitié de ses anciens et actuel directeurs généraux...- la mise en lumière de l'école française, sont aujourd'hui bien venus pour relativiser la réputation de cancres de l'économie dont on nous accable volontiers à Wall Street et à Bruxelles, comme le rappelait le Premier Ministre.

Le Jury Nobel aurait-il voulu nous adresser un clin d'oeil, dans la ligne de la distinction accordée au lendemain du krach à l'infatigable pourfendeur de l'aveuglement des marchés financiers dérégulés Paul Krugman ? Indépendamment des talents individuels du brillant lauréat le Nobel 2014 nous en dit beaucoup sur la France, messages bien utiles en ces temps de délectation morose.

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Commentaires 22
à écrit le 25/10/2014 à 14:17
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Un bon raisonnement met en relation plusieurs sous-systèmes; Les génies ont établi des relations entre deux systèmes: Newton a relié le poids et la masse, Ampère l'électricité et le magnétisme; Einstein entre l'énergie et la masse. Il reste à établir...

à écrit le 21/10/2014 à 9:24
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Quand on sait que Hollande n'a même pas daigné le recevoir, même 10' pour le féliciter!!! Normal, Tirole n'est pas socialiste !!

à écrit le 20/10/2014 à 8:01
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Nos économistes ne tiennent pas compte du role de l'énergie: pour les entreprises, l'énergie remplace le travail humain; pour les ménages, l'énergie est un facteur de bien-être qu'il conviendrait de reconnaître. Encore un petit effort de raisonnement...

à écrit le 19/10/2014 à 11:16
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Mesurer les faits économiques et établir des théories basées sur le comportement dit "logique" des agents et surtout des consommateurs me dérange beaucoup dans sa vocation de pensée unique "totalitaire". Ce qui caractérise l'humain c'est son comporte...

le 19/10/2014 à 17:20
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Les molécules de gaz ont un comportement individuellement imprévisible et pourtant il y a la loi des gaz parfaits, les progrès en météo, etc...En finance et en économie c'est la même chose, le vent souffle de la pression la plus haute vers la plus fa...

à écrit le 18/10/2014 à 22:34
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Comme tout un chacun le sait désormais, le « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobel », improprement appelé prix Nobel d’économie, vient d’être attribué au français Jean Tirole. Alors qu’un déluge de commentaire...

le 19/10/2014 à 17:35
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"Vu l’accueil et la pensée de la grande majorité des bons citoyens sur le revenu universel de base, tous les poncifs de propagande utilisés par les médias de masse ont fait correctement leur œuvre de fabrication d’ignorance crasse" Je ne comprends p...

à écrit le 18/10/2014 à 0:11
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Quoi de mieux pour faire la promotion d'un polytechnicien qu'un autre polytechnicien ... J'aurais préféré qu'on est des prix nobel qui débouchent sur de la croissance , élément pas forcément très important pour ces hauts fonctionnaires ... du fait ...

le 18/10/2014 à 11:53
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Primo, la plupart des entrepreneurs US dans le domaine internet, micro-informatique, logiciel, réseaux sociaux (à la noix), biotechs n'ont pas fait d'études supérieures ou les ont arrêtées. Deuxio, trouver moi un polytechnicien ou un énarque ui soit ...

le 19/10/2014 à 17:31
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Bernard Arnault par exemple est un grand entrepreneur connu dans le monde entier...Mais peu importe ici on parlait d'ingénierie comme on aurait pu parler de médecine...L'ENA n'a rien à voir dans cette histoire...

à écrit le 17/10/2014 à 19:18
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Les ingénieurs savent qu'il peuvent réaliser un équipement si le cout des travaux est inférieur à la valeur actualisée des économies escomptées; cela est favorisé par un cout du travail plus faible et un prix de l'énergie plus élevé.

le 18/10/2014 à 7:00
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Et cela est très facile à réaliser si on accepte de basculer la fiscalité du travail sur la fiscalité énergétique. Que nos ingénieurs économistes nous le démontrent!

à écrit le 17/10/2014 à 15:48
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Je disais donc qu'il fallait se frotter les oreilles....c'est un triple whooper de compliments. Comment si l'utilisation des maths permettaient de rendre exactes des pseudo sciences qui n'en seront jamais. Les vrais mathématiciens ont bien compris co...

le 17/10/2014 à 17:29
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Les Mathématiques sont un outil puissant pour qui sait les utiliser ! Ils fonctionnent un peu comme une voiture qui permet de voyager loin. Encore faut-il savoir les diriger...

le 17/10/2014 à 19:27
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les Mayas connaissaient le calculs arithmétiques (base vigésimale), a priori ils avaient de bonnes notions en Géométrie, la leur. Avec leurs sens de l'observation, leur bon sens et quelque grammes d'intelligence, ils ont obtenus dans divers domaines ...

à écrit le 17/10/2014 à 15:34
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Nos politiques qui pour la plupart sont des littéraires doivent se demander à quoi ils servent.

le 19/10/2014 à 18:36
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Des litteraires! pas tous, Sarkozy a lu 2 livres dans sa vie !

à écrit le 17/10/2014 à 13:28
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Il reste maintenant à imaginer une économie basée sur le travail, sur le capital et surtout sur l'énergie. Il faut profiter de la transition énergétique pour intégrer l'énergie dans le développement de l'économie, le chomage et la croissance.

à écrit le 17/10/2014 à 13:24
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C'est bien d'avoir mis en premier plan le role des ingénieurs en économie; c'est bien d'avoir évoqué le role de Marcel Boiteux qui a joué un role primordial dans le domaine de l'énergie.

à écrit le 17/10/2014 à 13:16
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Nul n'est prophète en son pays. Les fonctionnaires doivent râler.

à écrit le 17/10/2014 à 11:26
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Il ne faut pas oublier que ceux qui votent ne sont pas des prix Nobel, et qu'il n'existe pas de permis de vote alors qu'il existe un permis de conduire ou de chasse etc... La démocratie, c'est d'abord de la démagogie.

à écrit le 17/10/2014 à 11:22
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Dommage que nos dirigeants élus, compétents sur tout et irresponsables , ne demandent pas conseil à ceux qui savent et dont la qualité est reconnue par les instances et jury internationaux, surtout quand on voit les résultats de 40 ans de bricolages.

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