Dix nuances de management : Electrochoc (2/10)

Comment Pascal T, manager dans un grand groupe, parti en vacances en Italie sur les rivages de la Méditerranée avec son ordinateur et ses palmes, découvre, grâce à une rencontre avec une lectrice passionnée, qu'il a oublié l'essentiel : des ouvrages pour lui ouvrir l'horizon.

Chapitre II - 'Electrochoc'

Sa femme et ses filles parties faire les boutiques de l'île, il prit la liberté d'aller boire sa petite mousse de fin de journée en terrasse. Sa discussion de la veille avec cette consultante inattendue l'avait intellectuellement stimulé. Il se sentait de connivence avec le Stromboli dressé au loin sur la mer, lui qui saluait chaque crépuscule par quelques éruptions joyeuses.

À peine installé au bar du port, il aperçut Sabrina, elle aussi une bière à la main.

- Je peux trinquer avec vous? J'ai passé une partie de la nuit à lire le livre que vous m'avez prêté. Merci ! J'entrevois désormais de nouvelles perspectives quant au management de mes équipes. Il y a du boulot, avoua-t-il jovial.

Elle leva son verre de bon cœur. Ce manager lui devenait sympathique. Mais elle craignait que cet enthousiasme tout neuf ne cache un regain de rationalité. Dans le plus pur style du "y-a-qu'à, faut qu'on".

Devenue consultante à la faveur de nouveaux apprentissages, et d'un long "travail sur elle-même" - comme disent les psy - Sabrina savait que le changement ne se limite pas au seul comportement directement observable.

À raisonner de la sorte, un riche univers intérieur de désirs, d'aspirations et de fantasmes tombait dangereusement aux oubliettes. C'était faire fi des processus internes et inconscients qui nous gouvernent.

Au moment où Pascal était dans une réelle insatisfaction, elle sentait qu'il avait la force intérieure pour évoluer et vaincre ses résistances. Car la résistance au changement se nourrit de l'angoisse que l'on éprouve à l'idée de devoir affronter l'inconnu ou de retrouver les dangers du passé.

Certains s'enferment dans des comportements d'évitement qui servent à éloigner les situations les plus effrayantes. De même, la compulsion de répétition qui pousse l'individu à répéter les comportements du passé en dépit des souffrances qu'ils occasionnent est hélas une tendance assez universelle.

Ironie du sort, on préfère souvent une situation mauvaise, mais familière à l'inconnu même le plus prometteur. Cet attachement à l'état actuel des choses est d'ailleurs bien plus compliqué qu'il n'y paraît et s'explique par des processus inconscients, des résistances qui servent à protéger.

Autrement dit, si on rechigne à évoluer c'est en partie à cause de ce qu'en langage "psy" on nomme "les bénéfices secondaires", ces avantages psychologiques (attention, compassion, plaintes...) que la personne obtient en manipulant son environnement de manière à pouvoir continuer comme avant.

Sabrina connaissait bien, pour l'avoir elle-même éprouvé, ce processus de changement qui ne peut naître que d'une goutte apparemment anodine qui fait déborder le vase, sorte de gêne qui le catalyse. Cette goutte suffit pour favoriser une ouverture d'esprit et une volonté d'envisager d'autres parcours possibles. Les ouvrages dont elle parlerait à Pascal, et qui lui avaient, elle aussi, éclairé le chemin, pouvaient devenir les cailloux d'un petit poucet perdu loin des valeurs qui lui étaient chères. Des livres comme aiguillon du changement.

Alors qu'elle écoutait Pascal lui confier ses déceptions professionnelles, une phrase lui revenait : "la réalité n'a pas été conforme à mon souhait (...) il me fallut du temps, le temps d'une longue convalescence que demande une blessure profonde pour que je parvienne à me redresser, à tenir debout, à aller de l'avant". Dans quel livre déjà ? Elle fouillait sa mémoire en vain.

- Vous ne m'écoutez plus ? dit-il inquiet. Ce que je vous raconte est à ce point ennuyeux ?

- Au contraire ! En vous écoutant une de mes lectures est venue s'imposer pour illustrer vos propos. Et j'étais concentrée à la retrouver. Ah ! J'y suis, s'exclama-t-elle toute heureuse : Marée haute, Marée basse de Jean-Bertrand Pontalis. Vous connaissez ?

Décidément cette Sabrina était inénarrable. Pas l'once d'une tentative de séduction. Un enthousiasme et une fraîcheur à l'état brut. Une pierre volcanique aussi intense que légère.

Habitué à tout calculer, Pascal cherchait en vain le mobile de son interlocutrice. Se pouvait-il qu'elle soit à ce point passionnée par ces sujets pour ne pas chercher autre chose dans leur échange qu'un simple partage ?

- Ça parle de quoi ?, répondit-il poliment.

- De la complexité de la vie humaine. Ce sont des nouvelles qui montrent à quel point nous pouvons être dans l'incertitude. Que parfois nos humeurs sont changeantes. C'est très bien écrit et très poétique.

Elle sortit un iPad de son sac sur lequel elle avait téléchargé l'ouvrage et, soupçonnant Pascal de ne lire que des traités d'économie et de management, décida sans lui demander son avis de lui en lire un extrait :

Nous le vérifions chaque jour : nos humeurs changent comme le temps qu'il fait. Combien de journaux intimes en témoigne quand ils enregistrent notre météorologie intime. (...) Tant de nuances. Des nuances semblables à celles des couleurs, semblables aux variations du ciel qui ne se limite pas à être bleu azur ou tout noir. (...) J'aime le temps changeant, la pluie fine, les éclaircies, les orages et les éclairs. Je n'apprécie guère ceux qui sont toujours d'humeur égale, qu'elle soit bonne ou mauvaise, les perpétuels joyeux ou les perpétuels maussades. (...) L'humeur, telle la mer, est liquide.

Elle marqua un arrêt le regardant du coin de l'œil. Il semblait l'écouter religieusement. Son regard fixe sur le soleil couchant masquait mal les émotions qui le parcouraient. Il était non pas bousculé, mais curieux, presque heureux de se sentir aussi vivant.

- Continuez s'il vous plaît, lâcha-t-il sans détourner les yeux de l'horizon.

Il faut faire confiance à l'humeur vagabonde, celle qui navigue entre les extrêmes. L'humeur vagabonde se refuse à se fixer, à occuper une place déterminée. Peut-être est-ce cette mobilité qui nous rend les femmes attrayantes. Leur visage fermé s'entrouvre l'instant suivant. Leur regard qui paraissait nous ignorer se tourne vers nous. Leurs yeux noirs sont lumineux. Seule l'humeur vagabonde apporte du trouble dans nos vies. Les pierres, tout comme les morts, ignorent les humeurs.

Pascal n'avait jamais imaginé les humeurs changeantes de sa femme ou de son assistante sous cet angle. "Attrayantes ?" avait écrit l'auteur. Encore une idée de psychanalyste se dit-il.

Pascal était dérouté par ce phénomène. Il osa le confier à Sabrina qui aussitôt lui répondit par la lecture d'un nouveau passage.

- Ce chapitre s'intitule "la tourmente", prévient-elle pour le mettre dans l'ambiance. C'est l'histoire d'un avocat à la vie réussie, à l'épouse parfaite et aux enfants adorables qui ne trouve pas le sommeil

Elle lut :

Une marche forcée sans repos qui ne lui laisse pas le temps de regarder les paysages qu'il traverse, ni d'identifier les multiples visages qui le scrutent, le sondent. Il s'accroche au temps mesuré (...) il maîtrise ses dossiers, il s'emploie à se maîtriser lui-même. Tout est sous contrôle. Je crains que Charles ne soit privé de ce que Winnicott appelle la capacité de rêver et que ce soit là l'origine de sa tourmente comme de sa réussite. (...) peut-être vaut-il mieux qu'il se maintienne dans l'ignorance. Elle lui permet de ne pas s'effondrer, de survivre. Le prix à payer : la fatigue, une immense fatigue, diffuse, sans visage identifiable, et qui n'est pas près de livrer son véritable nom : le vide, l'abîme, le néant, au cœur de toute vie, surtout de celles qu'on se félicite d'avoir réussies.

Elle s'arrêta et le dévisagea. Malgré les quelques couleurs d'une journée de soleil, Pascal avait blêmi. Sabrina savait pertinemment qu'il se retrouverait dans le portrait de cet avocat. Elle cherchait à émouvoir ce manager englué dans le formalisme. À l'extirper d'un sommeil éveillé qui le maintenait si loin de lui-même.

Elle décelait en Pascal un cadre supérieur égaré, conforme en tous points à ceux en costard cravate, qu'elle côtoyait durant l'année, et qui ne demandaient qu'à retrouver leur Nord. Elle épousait avec douceur dans la voie les propos de J-B. Pontalis :

Marée basse, Marée haute, cette alternance est à l'image de ma vie, de toute vie peut-être. Il ne me déplaît pas d'être un lunatique, de connaître les plaisirs minuscules que m'offre la marée basse pour éprouver quelques heures plus tard les plaisirs majuscules que me procure la marée haute. La vie s'éloigne, mais elle revient.

Elle avait terminé sa lecture par une jolie note, nuancée, qui puisse laisser entrevoir à Pascal ce rythme de la vie, des saisons et des marées comme absolument normal. Ce sentiment que malgré les ruptures, les blessures, venait l'oubli, puis cette certitude que la vie reprenait le dessus. Il avait les yeux embués.

"Touché, je l'ai touché, il est touché" se dit Sabrina. "Mais pas coulé. Il va en faire quelque chose de cette émotion. J'en suis certaine".

Le soleil était maintenant couché. Pascal réalisa que les siens allaient s'inquiéter. Il voulait cacher son trouble. Il s'en alla promptement sans la saluer. Elle comprit, ne lui en voulut pas. Elle savait qu'il était en chemin.

>>> Demain : "Besoin des autres" (3/10)

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Commentaires 5
à écrit le 06/08/2014 à 7:02
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Je trouve dommage qu'il y ait autant de fautes d'orthographe qui n'ont pas été corrigées et ne sont manifestement pas des fautes de frappe

le 06/08/2014 à 11:19
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Visiblement ça a été fait

à écrit le 05/08/2014 à 9:58
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Comment fait-on pour accéder au 1/10? Merci par avance

le 05/08/2014 à 10:13
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Dans l'encart "Sur le même sujet" à gauche au début de l'article

le 05/08/2014 à 11:26
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Trouvé. Merci beaucoup

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