Dix nuances de management : Besoin des autres (3/10)

Comment Pascal T, manager dans un grand groupe, parti en vacances en Italie sur les rivages de la Méditerranée avec son ordinateur et ses palmes, découvre, grâce à une rencontre avec une lectrice passionnée, qu'il a oublié l'essentiel : des ouvrages pour lui ouvrir l'horizon.

Chapitre III - 'Besoin des autres'

Depuis trois jours, il n'avait plus croisé Sabrina. Non pas qu'elle lui manqua. Mais il avait été suffisamment bousculé par leur dernier échange pour souhaiter se confronter encore à cet étrange ressenti que quelque chose lui avait jusqu'à présent échappé. Mais quoi ? Pourquoi n'avait-il pas encore trouvé sa place ? Et pourquoi nous autres tenons-nous tant à en occuper une ?

Schopenhauerien dans l'âme, Pascal estimait qu'une grande partie des souffrances humaines provenaient du fait que nous sommes mûs par nos désirs, qui dès lors qu'ils sont satisfaits se transforment vite en ennui, jusqu'à ce qu'un autre désir fasse une apparition. D'où sa ligne de conduite depuis des années où il tentait de s'extraire dès que possible des bavardages, des exigences ou des querelles du genre humain, chérissant sa capacité de distance à l'égard des autres et essayant de ne pas faire dépendre son bonheur du monde extérieur.

Sociable cependant, il empruntait à Schopenhauer, l'idée selon laquelle un peu de bienveillance et de chaleur permettent de manipuler les gens, de la même manière qu'il faut d'abord chauffer la cire pour pouvoir ensuite la modeler.

Il savourait donc cet instant matinal. Levé très tôt, il marchait le long des chemins escarpés, à la pointe de l'île. Au détour d'un rocher, il aperçut sa silhouette. Sabrina était assise en tailleur, seule, le regard fixé sur la mer du haut des falaises qui plongeaient dans une crique aux eaux cristallines.

Inouï, se dit-il, ne prêtant pas attention aux mouvements de sa pensée qui l'amenait dès l'aube à rencontrer Sabrina.

Il s'approcha doucement, n'osant la déranger et ne voulant pas montrer la curiosité qui le dévorait bien malgré lui.

Elle ne l'avait pas vu venir et sursauta dès qu'il fut à sa hauteur.

- Je ne voulais pas interrompre votre rêverie, bredouilla-t-il. Moi-même j'aime être seul. J'y trouve l'apaisement et le réconfort dont j'ai besoin. Je suis parfois vite débordé dans mes relations avec les autres, avoua-t-il.

Était-ce le bel éclairage de ce début de journée, le calme dans lequel Sabrina se trouvait qui amenaient Pascal à de telles confidences ? Elle ne voulut pas forcer la confiance qu'il lui témoignait. Elle lui répondit par une généralité tirée de l'œuvre de Schopenhauer dans Parerga et Paralipomena :

Plutôt que par "sir" ou "monsieur" un homme devrait s'adresser à un autre par : "mon compagnon de souffrance". Aussi étrange que ce terme puisse paraître, il s'accorde avec la réalité, il place notre interlocuteur sous la meilleure lumière et il nous rappelle ces choses essentielles que sont la tolérance, la patience, l'indulgence et l'amour du prochain - autant de choses dont tout le monde a besoin et que, par conséquent, chacun de nous doit aux autres.

- Vous imaginez si au sein de mon équipe j'avais cette approche ? Je ne pourrais plus les manager ! plaisanta Pascal.

- Détrompez-vous, répondit Sabrina avec sérieux. La présence affective, cette fonction dynamisante du leadership, est un élément indispensable aux bonnes performances de l'entreprise. Le dirigeant, quel que soit l'échelon hiérarchique où il se trouve, a quelque chose du psychiatre attaché au services sociaux : il doit contenir les émotions de ses subordonnés. Et pour ce faire les mettre en confiance et en sécurité. Sa présence affective et sa vitalité mettent tout le monde à l'aise. Il fait preuve d'une aptitude particulière à capter, dans les remarques des autres, des signaux qui normalement passent inaperçus. Et souvent ses subordonnés acceptent de donner plus d'eux-mêmes que dans les situations habituelles.

- Moi je vise plutôt l'autonomie chez les membres de mon équipe, se défendit Pascal qui se sentait encore piqué au vif par les propos de Sabrina

- Vous avez raison. Cependant, nuança-t-elle, chaque jour la crise et son cortège de stress nous adressent un message subliminal : on ne peut décidément compter que sur soi. Formations au management de la performance, séances de thérapies, courses à pied ou à vélo, nous travaillons à devenir des « Robocop » de la vie, trouvant du coup parfois encombrants collègues, voisins, amis... conjoint. Même pas mal, besoin de personne, j'assure, je gère, sont autant de pilules que l'on gobe le matin avec son café, histoire de valoriser son moi solitaire ... Amer non ?

Pascal osa lui faire valoir qu'il était fier de pouvoir compter sur lui, d'avoir réussi de brillantes études, lui qui avait mis en pratique dans ses différents postes ces méthodes de management basées sur le modèle de l'agent rationnel, un brin mercenaire qui se doit de "gérer sa carrière" s'il souhaite progresser et prouver ses performances personnelles.

- Le monde des entreprises est ainsi. Nous n'avons pas le choix, souffla-t-il en forme d'excuse.

Il ne se souvenait plus, comme une amnésie soudaine, la conclusion du rapport d'audit, à savoir les effets pervers de cette autonomisation à tous crins : affaiblissement de la motivation intrinsèque (goût du travail bien fait, recherche spontanée de qualité) au profit de la motivation essentiellement monétaire. Mais il avait fait mouche, ne se doutant pas qu'il touchait là la conviction profonde de son interlocutrice.

- Sous couvert de favoriser la compétitivité, on a en réalité détruit ce qui la fonde dans un groupe de travail : la qualité de la coordination, argumenta fermement Sabrina. Ce que l'on a gagné en performance individuelle nous l'avons perdu sur le terrain du collectif. Valoriser le comportement coopératif, ce qu'Aristote appelle l'amitié, sans laquelle on ne peut bien vivre, serait le plus sûr moyen d'améliorer la productivité globale. Le psychologue et mathématicien Anatol Rapoport estimait que « le développement moral d'une civilisation peut se mesurer à l'étendue de son sens de la communauté ». Quant à Cynthia Estlund de l'Université de New York, elle a montré comment l'atelier et le bureau étaient le lieu où des personnes d'origines différentes, qui ne se seraient jamais rencontrées, pouvaient développer des relations de coopération et d'amitié. Or les traités de management des équipes sont restés à l'écart de ces considérations sur l'amitié. Le retour au chacun pour-soi, aiguillonné par la crainte, apparaît comme la plus grande menace. Nous cherchons tous azimuts accords et contrats de tous ordres pour nous prémunir de l'avenir. Le principe de précaution rogne nos ailes. L'autonomie érigée en principe de performance nous coupe les uns des autres. Tout cela ne nous rend pas très heureux, vous ne trouvez pas ?

Heureux, Pascal ne l'était pas vraiment.

- Le chantier est immense, acquiesça-t-il : réinventer des modèles économiques et de gouvernance, des systèmes de protection sociale et de citoyenneté. Dans un certain sens, il pourrait être enthousiasmant. Mais personne n'y est vraiment prêt.

- Vous en êtes certain ? Chacun aspire à plus de respect dans son travail et de sens. Ce qu'il faudrait ? Refuser le cloisonnement pour apporter des réponses collectives que ce soit de la part des institutions ou des individus. Accepter les ambiguïtés de l'existence à commencer par l'imperfection, mais aussi l'incertitude. Elle marqua un temps d'arrêt avant de s'exclamer :

- Tiens, mais j'y pense : vous devriez lire La Méthode Schopenhauer d'Irvin D. Yalom. Vous avez déjà entendu parler de cet auteur ?

- Non jamais. Un prof de philo ? Un consultant ? À l'évocation de Schopenhauer, Pascal se sentait en terrain connu.

- Un psychiatre américain, professeur à Stanford, auteur d'une dizaine d'ouvrages curieux, mêlant fiction, et pédagogie psychothérapeutique. Dans La méthode Schopenhauer, il nous plonge dans un travail de groupe où s'invite un étrange personnage : Philipp, fidèle disciple des thèses de Schopenhauer, va, grâce à la confrontation avec les autres membres, découvrir petit à petit et difficilement combien cette recherche de l'autonomie, combien l'autosuffisance comme vertu de la sagesse évacuent le recours à l'autre. Elle l'isole des autres et ce faisant de lui-même. En creux Irvin D.Yalom nous dit qu'il vaudrait réhabiliter non pas la confiance en soi - le Graal de la dernière décennie -, mais en autrui, l'importance de la coopération avec les autres pour bâtir des projets communs. Retrouver la confiance, c'est lâcher la crainte pour s'appuyer sur la capacité à nous en remettre aux autres. C'est ce que raconte ce livre, y compris au travers du personnage du thérapeute, atteint d'une maladie incurable et qui va, lui aussi, devoir faire confiance au groupe pour atteindre une sérénité ultime.

Sabrina était comme à l'accoutumée intarissable et passionnée. Emporté par son propos, Pascal ne regrettait pas sa rencontre matinale. D'autant que cet ouvrage l'intriguait. Elle enchaîna :

- Car si nous n'étions pas en relation qu'en serait-il de notre faculté à ressentir des émotions, à penser, et à parler ? Mieux : l'altérité est la condition de notre changement et de notre évolution. Car notre Moi en se projetant dans le monde en s'ouvrant aux autres afin de se réaliser a besoin des autres pour évoluer, changer et s'accomplir. Nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec les autres qui comptent. D'ailleurs, en thérapie comme en management, dès que l'on a affaire aux relations humaines, ce ne sont ni les idées ni la vision, ni encore les instruments qui importent le plus. C'est la relation et uniquement la relation. On se souvient rarement des grandes idées des uns ou des autres après un échange, mais on se rappelle avec émotion la relation personnelle qu'on a eu avec cette personne.

Il ne pouvait pas la contredire. En l'écoutant, il revoyait son premier boss, qui lui avait témoigné sa confiance, qui lui avait mis le pied à l'étrier sur des dossiers importants. Mais il en gardait un souvenir presque désagréable. Il avait mal vécu les propositions du patron pour taper la balle au tennis le samedi matin.

À 28 ans, Pascal y voyait un paternalisme de mauvais aloi. Lui revenait aussi sa première "manager" femme, qu'il craignait et qualifiait auprès de sa femme de "tueuse", presque humilié par cette battante. Il mesurait son évolution aux bonnes relations qu'il entretenait aujourd'hui avec les membres du comité de direction. Mais cette Sabrina lui apparaissait un peu idéaliste pour ne pas dire utopiste. Elle ne savait visiblement pas combien de poignards ornaient les dos des cadres se croisant dans les couloirs de son entreprise.

Lisant dans ses pensées, elle reconnut :

- Dans tout groupe existent des difficultés interpersonnelles. C'est ce qui en fait sa richesse et son intérêt.

Elle se leva, consciente qu'elle avait trop parlé, mais certaine d'avoir planté quelques jolies graines dans la tête bien faite de ce cadre dirigeant capable de s'émouvoir. Sans attendre de réponse, elle le salua d'un "belle journée", le laissant seul face à la crique où les bateaux commençaient à venir s'installer.

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>>> Demain : "Imposteurs ?" (4/10)

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Commentaires 7
à écrit le 06/08/2014 à 12:15
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Superbe lecture ! et oui, l'autonomie n'est pas l'indépendance ...

à écrit le 06/08/2014 à 11:19
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Il sont tous aussi pénibles les managers en vacances?

à écrit le 06/08/2014 à 8:45
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Beurk.

le 06/08/2014 à 9:06
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mdr ...faute de quoi parler la Tribune s'intéresse désormais à la littérature....

le 06/08/2014 à 10:46
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Avec Beurk et mdr ... on voit tout de suite le niveau de certitude du manager de base ... juste pathétique ... normal que l'on croise une crise sociale sans précédent dans le monde de l'entreprise ... en attendant la prolétarisation généralisée des b...

le 06/08/2014 à 12:37
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Oui, attendez que Pascal prenne ses palmes, et voyant un Gobi avec cette mystérieuse femme, le voilà transfiguré pour vendre des frites surgelés avec plus de ferveur à son retour de vacances.

le 06/08/2014 à 17:25
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@René Manager de Base... Pléonasme.

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