Investir dans le secteur automobile : les ressorts de la méthode Marchionne chez Fiat (3/3)

Les analystes de l'Investisseur Français (*) aiment faire de longs apartés sur des secteurs industriels, en les exposant sous la forme socratique du dialogue. Voici celui qui est consacré à l'automobile, proposé en trois parties. Aujourd'hui, le volet 3.
Sergio Marchionne.

Lire les volets précédents:

--> Investir dans le secteur automobile : qui cale, qui redémarre ? (1/3)

--> Investir dans le secteur automobile : General Motors, un cas d'école (2/3)

Il y a un autre dirigeant hyper charismatique dans l'industrie automobile : Sergio Marchionne.

Oui, et dans le genre accumulation de catastrophes, Fiat a fait fort lui aussi (rires).

Raconte-nous un peu.

Ils étaient virtuellement en faillite à la fin des années 1990. La famille Agnelli [NDLR : actionnaire majoritaire] ne savait plus quoi faire. Les dirigeants se succédaient les uns après les autres : personne n'était à la hauteur du défi. La catastrophe était telle que même GM a payé deux milliards de dollars pour ne pas avoir à acquérir ce tas de problèmes [NDLR : le constructeur américain avait une participation dans Fiat, avec option de rachat]. Il fallait un homme providentiel, et Marchionne est arrivé.

Lui avait un plan.

Capitaliser sur les parts de marché italiennes, sortir moins de modèles, être plus efficace.

Affreusement classique...

Il n'y a pas mille choses à faire dans ce business.

Une stratégie en trois axes à la Ace Greenberg [NDLR: ancien Président de Bear Stearns] s'impose par défaut : un, surveiller les coûts ; deux, réduire les coûts ; trois, couper les coûts.

Comme avec tous les business difficiles. Après, Marchionne a eu beaucoup de chance car 2004-2006 a été une période exceptionnelle pour l'automobile. C'est difficile de dire quelle part de mérite lui revient, ou quel rôle a joué la chance. Même s'il est assurément un excellent manager, comme tu aimes bien le dire, pour réussir il faut toujours la rencontre d'une circonstance et d'un talent.

En fait, c'est une citation du Général de Gaulle.

Le Général connait son sujet. Quant à Marchionne, il a fait rentrer du profit en 2005 et en 2006, et c'est sur ce fait d'armes que s'est bâtie sa légende. A son crédit, il a aussi éliminé la bureaucratie chez Fiat, et a contribué à faire sortir quelques modèles qui ont cartonné au niveau des ventes, comme la Fiat 500.

Mais le coup de maître a été l'acquisition de Chrysler...

Oui, et ce fut épique. La crise est arrivée : 2007 a été une année catastrophique, et 2008 pire encore. Fiat a perdu cette année-là plus que tous leurs profits cumulés depuis 2005. Marchionne ou pas, le constructeur italien se trouvait tout au fond du trou...

Le talent mais pas la circonstance.

Si vraiment elle est forte, c'est toujours la tendance de l'industrie qui l'emporte. Comme le dit Buffett, quand un management à la réputation brillante s'attaque à un business avec une réputation catastrophique, c'est la réputation du business qui demeure intacte.

Pourtant Marchionne a été très inspiré.

Il s'est endetté et il a acquis Chrysler.

On trouvait encore des kamikazes pour prêter de l'argent à Fiat ?

En réalité, le coup de maître aura été de lever du capital en 2007, après une bonne année, et juste avant le début des problèmes. Dès qu'il y a eu des profits, il a saisi l'opportunité. Il a été bien aidé par le contexte d'alors : les liquidités étaient abondantes et disponibles.

Il a rempli les coffres de Fiat juste avant que le couperet ne passe. Penses-tu qu'il avait senti le haut de cycle ?

Je ne sais pas. Il a encore levé du capital en 2008, cette fois-ci à des taux usuriers, car ce qu'il avait en coffre ne suffisait pas pour acquérir Chrysler.

A cette époque, le constructeur est sauvé par le gouvernement, exactement comme GM.

Oui, mais Marchionne a réussi à négocier avec eux pour conserver la majorité du capital, ainsi que son option de rachat.

Convaincre les Américains d'ainsi laisser filer un joyau national, c'était franchement hardi !

A l'époque, c'était davantage un boulet qu'un joyau. Mais il a été très fort en effet. D'autant qu'en Europe le marché n'avait toujours pas repris. En fait, nous sommes en 2015 et il n'a toujours pas repris... Alors qu'aux Etats-Unis, c'était bien reparti dès 2010. Chrysler était déjà revenu dans le vert : Marchionne en avait refait un constructeur profitable. Sachant qu'ils n'ont que 11% de parts de marché, c'est aussi une performance !

Les choses sont allées vite...

Le contexte américain s'y prêtait sans doute mieux. Le problème, c'est que Chrysler n'avait pas le droit de partager avec Fiat.

Mais le premier appartient au second, non ?

A l'époque, pas en totalité. Il n'y avait qu'une option de rachat. Et le gouvernement fédéral s'opposait à ce dernier : il exigeait de Fiat qu'ils aient l'assise financière pour soutenir Chrysler, afin de s'assurer que le constructeur n'allait pas disparaître.

Pas gagné...

Et c'est pourquoi il a fallu attendre quelques années, que Fiat sorte à nouveau un profit comptable, et parvienne à se refinancer : alors ils ont reçu le feu vert.

Il y avait une situation intéressante pour un "value investor"...

Un peu plus tôt, en 2011, on pouvait obtenir Chrysler avec une décote si on achetait Fiat. En cas de faillite, on savait que Chrysler resterait puisque les deux étaient encore indépendants l'un de l'autre. En revanche, ils sont fusionnés à présent : Fiat et Chrysler sont une même holding, et les dettes du premier sont assumées par le second.

Et où en est Fiat ?

Ils continuent à cash-burner.

Malgré les profits comptables ?

Oui, car ils investissent énormément.

Ils investissent dans quoi ?

Des capacités de production globalisées. C'est la grande thèse de Marchionne : être un grand constructeur mondial ou périr.

Comme Ghosn il y a dix ans...

Sauf que Ghosn a toujours été très prudent avec son bilan.

Marchionne lui est très agressif.

Il est le produit de son environnement, comme tu aimes bien le dire aussi. On le dépêche dans une société au bout du rouleau, et il faut faire quelque chose de grandiose pour espérer pouvoir gagner de l'argent, et empêcher le paquebot de sombrer. En réalité, il ne peut faire qu'une chose : donner de l'échelle au constructeur. Il serait resté en Italie, il serait déjà fini.

Comme Seat, Saab ou Rover ?

Voilà. Donc ils sont partis chercher des parts de marché aux Etats- Unis.

Un petit constructeur italien en quasi banqueroute qui part conquérir l'Amérique, ça ne manque pas de panache !

Marchionne voulait une empreinte mondiale, et un constructeur américain a fait faillite : c'était l'opportunité, il a bondi sur l'occasion.

La rencontre d'une circonstance et d'un talent...

Il faut les deux pour réussir en business. Si n'existait pas la circonstance qu'il y avait pas tant d'investisseurs particuliers décidés à capitaliser intelligemment, hors des traditionnels et trop inefficaces relais d'épargne, le Club de l'IF n'existerait pas.

Et chez Peugeot? Il y a un espoir ?

Avec 14% de parts de marché en Europe ? Oui, je pense qu'on peut arriver à quelque chose. C'est une question d'exécution. Et bien sûr il ne faut pas que la zone euro retombe en récession.

Une circonstance et un talent...

Finalement, on répète toujours la même chose dans cet Aparté (rires). Mais vraiment, j'insiste : la grande chance de Fiat, c'est d'avoir été perçu comme solide après deux bonnes années au niveau des ventes, et parce qu'ils étaient moins endettés que d'autres.

Et maintenant ?

La dette augmente, Chrysler fait du profit, Fiat continue les investissements. Le plan de Marchionne, c'est de se désendetter à partir de cette année. Il n'a pas le choix de toute façon, car un pic de dettes approche.

Un pic de dettes ?

Environ 15 milliards à rembourser sur les cinq prochaines années.

Et FCA a une chance de sortir 15 milliards en cinq ans ?

Je ne vois pas bien comment, mais ma boule de cristal est en panne. En tout cas, c'est sans doute la raison pour laquelle Marchionne est en train de se démener comme un forcené pour vendre Fiat à General Motors. Mais le management de GM ne veut même pas le recevoir (rires).

Pourquoi ?

La surcapacité, ils connaissent, et ils ne veulent pas y retourner. Ils savent ce que ça coûte. En Europe, ils ont déjà essayé de mutualiser les capacités de production d'Opel et de Peugeot : ils ont compris que ça ne marcherait pas.

Un peu comme Lakshmi Mittal essayait de consolider la sidérurgie européenne, avant de redescendre sur terre.

Oui, c'est ce genre de situations. Mais GM s'en est mieux sorti que Mittal. Au total, ils n'auront perdu que 100 millions dans cette aventure... Sur les 20 milliards qu'ils étaient prêts à engager, c'est très peu.

Mittal a coulé son empire...

On ne sait pas si vraiment il l'a coulé, mais sa valeur intrinsèque a en effet été significativement impactée. Mittal était très bon pour acquérir des producteurs régionaux, les intégrer, leur donner de l'échelle, et optimiser leur efficacité opérationnelle. Il s'est cassé les dents parce qu'en Europe, les entrepreneurs n'ont pas les mains libres comme ailleurs. Peut- être que l'exemple a inspiré GM, je ne sais pas. Ce qui est clair, c'est que leur priorité à présent, c'est un bilan forteresse et un bon ROI sur leurs investissements, soit autant de conditions incompatibles avec l'acquisition de Fiat et son tas de dettes.

Le monde est bien fait : General Motors a justement 15 milliards en cash !

Techniquement, ils pourraient, mais il y aurait ensuite un énorme travail d'optimisation des capacités de production, et ce processus est aussi gourmand en cash. Vraiment, c'est un boulet dont ils ne veulent pas.

En fait, Marchionne pousse car il sait que sa situation n'est pas tenable.

A sa place, je ne serais pas tranquille non plus, et pressé de me vendre.

Au grand jeu de la consolidation, et en dépit de la récente actualité, il y a un constructeur qui a remarquablement bien tiré son épingle du jeu : Volkswagen.

Eux, leur chance, c'est d'avoir un excellent core business en Allemagne [NDLR : voir la note « Tour de Circuit » publiée dans la tribune]. Avec celui-ci, doublé d'une bonne assise financière, ils ont pu racheter des constructeurs nationaux comme Seat ou Skoda, les intégrer et leur donner une échelle adéquate. Pour Seat, ça n'a pas bien marché. En revanche, Skoda vend bien en Europe, ce qui sans Volkswagen n'aurait jamais été possible. Ils ont été visionnaires, dans le sens où ils ont compris très tôt qu'il fallait sortir les capacités de production d'Allemagne, et délocaliser en Europe de l'Est.

Volkswagen a fait avec ces constructeurs nationaux la même chose que Marchionne avec Chrysler.

En effet, mais eux se sont concentrés sur l'Europe, et ils ont bien développé leur segment luxe avec Porsche et Audi. A l'autre bout de la gamme, certaines acquisitions ne font toujours pas d'argent, comme par exemple Seat qui continue de peiner.

Pourquoi ?

Pas assez de volume et des prix de vente insuffisants pour faire rentrer des marges.

C'est l'éternel problème, et la raison pour laquelle Volkswagen s'est lancée dans une course à l'échelle effrénée.

Oui, une course à l'échelle régionale. Ils ont pris des paris audacieux, mais l'ambition de vouloir intégrer des constructeurs dominants sur leur marché à leur appareil de production global est tout à fait rationnelle. En République Tchèque, Skoda fait les marges d'Audi. C'est incroyable, mais sans Volkswagen derrière ils n'y arriveraient pas... Le constructeur allemand se retrouve à présent avec un portefeuille de marques hyper- diversifié. Ils sont aussi très présents sur d'autres segments, comme les camions et les utilitaires. Le joyau de la couronne, c'est bien sûr le segment luxe. Il y a Porsche qui est un business extraordinaire, il y a Audi... Et même Bentley, qui est là et qui sort du cash.

Ces gens sont très forts... Y compris en marketing... Das Auto, tout le monde connaît.

La revitalisation d'Audi est une sacrée performance ! Il y a dix ans, cette marque était tombée en complet désamour. Aujourd'hui, c'est une marque aspirationnelle partout dans le monde. En effet, ils sont très forts, y compris pour acquérir des marques de luxe en perte de vitesse et les refaire briller. L'acquisition de Porsche s'est réalisée à l'issue d'un feuilleton épique ! L'article que tu as publié dans le Club [NDLR : «Porsche: Le Hedge Fund Qui Faisait Aussi Des Voitures »] le raconte très bien.

Peut-être le plus gros short squeeze de l'histoire...
Peut-être un scénario similaire à venir avec Sears (rires).

Mercedes est constructeur en apnée permanente, malgré son positionnement luxe...

Ils n'ont pas assez de volumes pour justifier les montants investis dans leurs moyens de production régionaux... Et il semble qu'ils soient beaucoup moins performants que leur homologue Audi sur les coûts, car leurs marges sont plus faibles à volume comparable. Audi doit mutualiser ses coûts avec d'autres marques de Volkswagen et/ou être particulièrement rigoureuse sur sa gestion pour obtenir un tel résultat. Mercedes est certes une icône, mais pas une icône à la LVMH, le genre qu'on achète en masse.

Que peuvent-ils faire ?

Je ne sais pas. Soit essayer de descendre en gamme et de conquérir le marché, une voie dans laquelle ils ont l'air de s'être engagés avec la classe A, soit au contraire monter en gamme et tenter de faire comme Porsche, en se recentrant uniquement sur la marque Mercedes, en particulier les modèles les plus onéreux et les camions.

Mais l'un des deux choix est potentiellement suicidaire...

Les deux le sont peut-être. C'est une situation authentiquement compliquée. En l'état, dans un business comme le leur, la seule chose à leur portée est de réduire les coûts et de prier (rires).

A propos de luxe, et même de super luxe, il y a le spin-off de Ferrari [NDLR: par Fiat] qui approche. Tu connais les vertus intrinsèques de ce business ?

Il y a de la croissance, du pricing power et 400 millions de profit par an.

De profits cash ou de bavardage comptable ?

On ne sait pas trop, mais on peut supposer qu'il s'agit de profits cash, car des gens comme Ferrari peuvent se permettre beaucoup de choses, comme faire attendre leurs clients au moins un an avant de leur livrer le véhicule. Marchionne prépare habilement le terrain : il a déjà prévenu que seule une partie du capital sera vendue en Bourse.

Si on t'a bien suivi, on comprend qu'il a intérêt à vendre Ferrari le plus cher possible, avant de se prendre son remboursement de dettes sur la tête...

Ça fait partie de son plan, mais ça ne va pas suffire.

Le business fait 400 millions de dollars de profits tu dis ? Il va bien réussir à en tirer 5 milliards...

Ou même 10 milliards, surtout en ce moment, dans un marché où beaucoup de gens sont prêts à acheter n'importe quoi à n'importe quel prix. Quoiqu'il en soit, il s'agira d'une vente partielle : les actionnaires de Fiat veulent garder une part du gâteau.

Qu'est-ce qu'il pourrait lourder autrement ?

Il a déjà sorti CNH [NDLR : qui produit principalement des engins agricoles et des utilitaires, sous la marque Iveco] mais n'en a pas tiré grand-chose puisque c'était un spin-off. Seule une partie de la dette a été adossée à l'entité.

Pourtant, ils avaient un bon positionnement ?

Il y a du potentiel, mais bien sûr ils peinent à faire face à des gens comme John Deere. C'est toujours une question d'échelle et de volumes... Concernant le spin-off à venir, ils pourraient mettre une partie de la dette de Fiat sur le dos de Ferrari. Mais comme la famille Agnelli veut rester actionnaire, il faudra être raisonnable.

Beaucoup d'intérêts contradictoires dans ce dossier. A vrai dire, je ne le sens pas trop pour les futurs investisseurs.

Quand quelqu'un te vend quelque chose, il essaie naturellement d'en tirer le meilleur prix. Pour Marchionne, c'est une question de survie.

Bon, on a deux heures dans la boite. Fin de cet Aparté spécial auto.

Les camarades qui veulent approfondir la question ont les analyses complètes de General Motors, de Volkswagen et de Fiat- Chrysler dans le Club. Qu'ils n'hésitent pas à y poser des questions si quelque chose n'était pas clair.

Ils n'y manqueront pas.

Le Club est fait pour ça.

Merci pour ce panorama, et pour ce cours magistral. J'espère que les lecteurs en apprendront autant que moi.

Ça, c'est ton boulot ! Bonne chance pour retranscrire la conversation. Aussi, je voulais ajouter quelque chose.

Plaît-il ?

Je ne fais que partager quelques-unes de mes investigations passées sur certaines sociétés du secteur. Que personne ne s'y trompe : je suis tout sauf un spécialiste de l'industrie.

Bonne note est prise. On se retrouve le mois prochain ?

Comme d'habitude. A bientôt.

>> (*) Pour aller plus loin, retrouver toutes les analyses de L'Investisseur Français sur son site.

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