Investir dans le secteur automobile : qui cale, qui redémarre ? (1/3)

Les analystes de l'Investisseur Français (*) aiment faire de longs apartés sur des secteurs industriels, en les exposant sous la forme socratique du dialogue. Voici celui qui est consacré à l'automobile, proposé en trois parties.
Le président américain Barak Obama au volant d'une Ford Explorer en 2011.

Puisque nos Apartés à thème ("pétrole et aux matières premières" et "actions listées sur la cote française") ont manifestement plu, je te suggère de remettre ça.

D'accord. Que proposes- tu ?

Pourquoi pas un numéro spécial industrie automobile ?

C'est une idée. Comme tu voudras.

Tu t'en doutes, c'est le dernier investissement de l'Investisseur Français qui m'a inspiré...

General Motors (GM) ? C'est plutôt du réchauffé car nous y sommes investis depuis 2012. Mais ces temps-ci, en effet, l'occasion est parfaite de se renforcer à un prix selon moi très avantageux. Et c'est toujours très plaisant de revenir sur une entreprise qu'on a déjà en portefeuille, qu'on suit et qu'on comprend. A fortiori quand la thèse originale se réalise sous nos yeux, et que les résultats dépassent nos attentes initiales... On avance en terrain connu, c'est plus facile.

Parfois la meilleure carte à jouer est déjà en main.

Je ne sais pas si c'est la meilleure. En tout cas elle est très sûre.

Quelle performance cet investissement dans GM a-t-il produit depuis 2012 ?

Nous avons grosso modo doublé notre capital.

Tu nous avais habitués à mieux.

Ne perdons pas le sens des réalités. Que je sache, les investissements qui retournent 20% en annualisé ne courent pas non plus les rues.

Ici, l'originalité est que tu investis via les warrants plutôt que les actions ordinaires.

Effectivement, ce qui nous laisse la possibilité de prendre position au capital de GM d'ici le dix juillet 2019 a un prix déterminé de 18,33 dollars par action [pour un cours à date d'édition de 33 dollars].

Et en 2012 ?

C'était le même warrant. Le gag, c'est que Warren Buffett est devenu actionnaire quelques semaines après que nous ayons initié notre position.

Mais lui a investi via les actions ordinaires.

Il a des milliards de dollars à placer : la liquidité des warrants ne lui permet pas d'y rentrer, tout simplement. Nous, nous sommes des tout-petits, et c'est d'ailleurs notre principal avantage compétitif.

Bruce Berkowitz a des warrants lui aussi.

Je ne sais pas s'il les a toujours. Comparé à Buffett, c'est un tout petit. Pourquoi s'en priverait-il ?

Berkshire au capital de GM, c'est une idée de Buffett ou une position de Todd Combs et Ted Weschler ?

De Warren Buffett himself. C'était avant l'arrivée des deux gérants.

Qu'est-ce qui vous a autant plu chez GM, à toi et à lui ?

Pour Warren, je ne sais pas (rires). Pour moi, quelques considérations très simples : j'avais calculé qu'à un cours de 18 dollars l'action, en retraitant la valeur de la joint-venture en Chine et les crédits d'impôts hérités de la faillite de 2009, on pouvait acheter GM hors Chine à moins d'une fois son profit annuel.

Moins d'une fois son profit annuel ? 100% de rendement locatif une fois la Chine retraitée ?

Soit une sympathique marge de sécurité n'est-ce pas? Beaucoup de choses pouvaient mal tourner sans que nous ne perdions d'argent. C'est le genre de situations qui me plaît bien.

Il s'agissait d'un bas de cycle historique...

Le vrai bas de cycle, c'était plutôt 2008. En 2009, la reprise était amorcée. Elle a certes été laborieuse, mais des constructeurs comme Ford ou GM se révélaient déjà capables de sortir un profit.

La défiance restait maximale, même trois ans plus tard.

GM venait à peine d'être réintroduite en Bourse et, bien sûr, le traumatisme ne s'est pas effacé comme par enchantement. Tant mieux pour nous : les traumatismes financiers sont un terrain de chasse fertile pour les opportunités d'investissement.

La crise des subprimes fut marquée par trois retentissantes faillites : Lehman Brothers, AIG, et General Motors. Que s'est-il passé avec ce dernier ?

Il s'est passé qu'il a finalement fallu payer la note pour des décennies de laxisme. La structure de coûts n'était plus gérable.

Le géant s'est effondré sous son propre poids ?

Exactement. Une chute d'empire somme toute classique...

Un empire avec d'énormes parts de marché et un portefeuille de marques très hétérogène.

Diversifié partout, concentré nulle part.

On connaît la rengaine.

Au fur et à mesure qu'ils grandissaient, ils accumulaient des montagnes de frais de personnel et de dettes financières car, comme tu le sais, l'industrie automobile est extrêmement capitalistique. GM sortait des profits comptables mais jamais de profits cash : il fallait s'endetter pour survivre, pour maintenir le paquebot à flot.

Rappelle-nous comment on peut sortir un profit comptable sans pour autant faire de profit cash ?

Il suffit que le montant des investissements dans l'outil de production dépasse le montant des amortissements. C'était le cas chez GM, comme chez à peu près tous les autres constructeurs automobiles en Amérique du Nord et en Europe.

Bien sûr, c'est évident. Et avec le décodeur ?

Avec le décodeur : il faut réinvestir tout ton cash pour maintenir ton appareil de production, et l'adapter à ton rythme de croissance. Si bien qu'à la fin, il ne te reste plus rien sur la table, même si officiellement tu déclares un profit comptable. La cerise sur le gâteau, c'est que cela ne suffit souvent pas, et qu'il faut compléter en s'endettant.

Ce que GM ne s'est pas retenu de faire.

Ils s'en sont donnés à cœur joie. Et comme ils payaient bien leurs employés, en plus de supporter un plan de retraites absolument colossal, ce qui devait arriver arriva: avec la crise, le marché automobile s'est paralysé. General Motors a subi d'énormes pertes cash sur l'exercice, et n'a d'un seul coup plus pu faire face à ses obligations.

Comment fait-on banqueroute ?

Graduellement, puis soudainement.

Tu me voles même mes effets de style maintenant ?

Non seulement la consommation était à l'arrêt, mais il y avait en plus une sévère crise de liquidités. Les créanciers se trouvaient eux- mêmes en situation de stress maximal, et personne n'était disposé à refinancer la dette de GM.

Bref, une faillite parfaite.

Les actionnaires ont tout perdu. De leur côté, les créanciers seniors s'en sont plutôt bien sortis...

Beaucoup d'investisseurs s'imaginaient sans doute General Motors trop stratégique pour disparaître...

C'est en effet ce que tout le monde s'est dit pendant vingt ans, car bien sûr les problèmes ne datent pas d'hier. Mais quand les caisses sont à sec, stratégique ou non, c'est la fin du film.

Veux-tu bien nous expliquer comment fait un business pour rester en activité et malgré tout ruiner ses actionnaires ?

Une entreprise peut être sauvée par l'Etat, comme ce fut le cas de GM ou d'AIG aux Etats-Unis, ou de Peugeot en France. Comment se passe le sauvetage ? Par une injection massive de capital pour renflouer la boutique. Comment ce capital est-il injecté ? En émettant de nouvelles actions, donc en diluant les actionnaires existants.

Le business existe toujours, mais la mise de l'actionnaire se retrouve divisée par dix.

Si l'Etat prend 92% du capital, comme le gouvernement fédéral l'a fait avec General Motors en 2008, il ne reste que 8% aux actionnaires historiques : leur mise est divisée par plus de dix !

C'est la ruine.

Oui, sauf si le business en question parvient à rapidement faire un fois treize sur ce qui reste. Autant dire que cela s'annonce compliqué...

Donc un business peut rester en activité et pourtant te ruiner plusieurs fois ?

Oui, à chaque refinancement par émission d'actions. Qu'un business existe ne signifie pas qu'il soit capable de faire du profit, ou s'il en fait de le distribuer à ses actionnaires.

Parce qu'il doit tout réinvestir pour maintenir à jour son appareil de production, ou financer sa croissance ?

Tu comprends toujours tout aussi vite ?

Je sacrifie mon ego à la pédagogie.

Ce que tu viens de décrire est symptomatique de l'industrie automobile. Il y a quand même eu quelques exceptions, comme Volkswagen ou Toyota.

Quoique, c'est au tour de Volkswagen de se faire scalper. Ils pourraient bien avoir besoin de faire appel à l'Etat eux aussi...

Il y a un cadavre dans le placard, c'est certain, mais on ne sait pas encore de combien.

On y reviendra.

Je disais donc, concernant GM, après des années de laxisme et de croissance non rentable...

Pardon de t'interrompre : qu'appelles-tu de la croissance non-rentable ?

Sur la durée, si les coûts dépassent les revenus, mieux vaut ne pas faire pas de croissance... A quoi bon faire plus de chiffre d'affaires si on fait moins de profit, voire des pertes répétées ?

Je pense que tout le monde est convaincu.

Donc, après des années de laxisme, de croissance non rentable et d'expansion de l'endettement, arrive la crise, la paralysie du marché, une perte record et la banqueroute. L'Etat fédéral intervient dans l'urgence pour sauver les meubles : ils prennent une part importante du capital, et supervisent la création de différents trusts de liquidation pour liquider l'entreprise et rembourser les fournisseurs et créanciers par ordre de séniorité.

Qu'est-ce qu'un trust de liquidation ?

Une entité juridique indépendante à qui on fait confiance pour gérer les plaintes des différentes parties lésées, et assurer soit une vente des actifs à un prix équitable pour tous, soit une compensation autre, par exemple un refinancement en actions d'une autre entité.

Rappelle-nous la hiérarchie des différentes parties prenantes durant une liquidation.

On paie d'abord les fournisseurs, les salaires et autres dépenses courantes. Ensuite, les créanciers par ordre de séniorité.

Les actionnaires sont les plus juniors, tout en bas de la liste.

C'est la raison pour laquelle une action ordinaire est considérée comme risquée : elle reconnaît la propriété des actifs de l'entreprise à l'investisseur qui la détient, mais seulement après que toutes les autres parties prenantes aient été payées. Il y avait plus de cent milliards de dettes chez GM, plan de retraite compris mais sans compter les intérêts : c'était clair qu'il n'allait pas rester grand- chose.

Tout ceci est très bien expliqué dans le premier module de la formation de l'Investisseur Français, "Parties Prenantes".

J'allais le  dire. Et, plus simplement, dire aussi que lorsqu'un business automobile passe en capitaux propres négatifs, c'est que les choses commencent à sentir le roussi. Un business automobile a besoin d'actifs pour fonctionner, et ces derniers doivent être nettement en excès sur les dettes.

Donc General Motors est progressivement désossé, et les différentes parties sont vendues au plus offrant pour rembourser les dettes ?

C'est un peu plus subtil que ça. Juridiquement, l'ancien GM n'existe plus. Il ne s'agit plus que d'un trust de liquidation voué à expédier les dernières plaintes non-traitées des fournisseurs et des créanciers, et de régler les actions en justice entreprises contre l'ancien GM. C'est d'ailleurs ce dernier point qui prend le plus de temps... Une fois ceci réglé, on pourra tout distribuer, et liquider le trust.

Le business a été mis en morceaux, oui ou non ?

Une partie a été regroupée dans une nouvelle entité : c'est le nouveau GM, « New GM LLC » de son vrai nom. Old GM a fait banqueroute et n'existe plus, mais certains des actifs de cette entité ont été transférés à New GM, en plus d'un certain montant de dettes, cette fois-ci très gérable. Les dettes du plan de retraites en font partie : leur effacement n'était pas négociable malgré la banqueroute.

J'ai le bilan sous les yeux. Post- recapitalisation, je vois en effet un endettement net tout à fait raisonnable, grosso modo trente milliards de dollars, plan de retraites inclus.

Voilà. En gros, c'est un reset : on efface et on recommence, en repartant sur un bilan solide.

Qu'a perdu GM dans l'affaire ?

Au contraire de leurs actionnaires historiques, GM n'a rien perdu, plutôt tout gagné.

Ah bon ? J'imagine qu'ils ont quand même eu à liquider des divisions ou des marques, non ?

Oui, ils se sont séparés de tous ces boulets qui les encombraient et qui leur coûtaient plus qu'ils ne leur rapportaient. Comme Saab par exemple, qui d'ailleurs a fait faillite juste après.

Ils ont aussi coulé Hummer après une offre de rachat avortée.

Dès 2006, les ventes des voitures gourmandes en essence ont commencé à baisser, et elles ne se sont jamais vraiment remises : la mode est passée aux véhicules plus économiques.

GM réalisait pourtant ses meilleures marges sur la marque Hummer...

Forte marge ne signifie pas nécessairement bon retour sur investissement. Pense à tout ce capital qu'il faut mobiliser pour produire quelques milliers de véhicules... Ça marge pas mal chez Mercedes aussi, pourtant leur retours sur capitaux sont médiocres.

Nous discuterons de Mercedes un peu plus tard.

Si tu veux.

En tout cas, la restructuration se déroule sous la tutelle d'un nouveau management énergique...

Dan Akerson est arrivé aux manettes. Comme son directeur financier Dan Amman, c'est un ancien banquier d'affaires.

Et ils ont fait exactement ce qu'on pouvait attendre de la part de banquiers d'affaires dans pareille situation...

C'est ça. En gros : le sale boulot. Il fallait un traitement de choc, et purger tous les excès du passé. Ça n'allait pas être facile ni agréable, mais ils ont vraiment été prodigieux.

Prodigieux comment ?

La première étape qui s'imposait, c'était de réduire la charge salariale. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils n'ont pas fait dans le détail puisqu'elle a été réduire d'un tiers ! Pour parvenir à un tel exploit, il a fallu négocier avec les syndicats, très puissants chez GM.

Avec succès on dirait...

Oui, ces derniers ont accepté des coupes drastiques. Tout est allé très vite : c'est la preuve qu'existait de la bonne volonté des deux côtés. Les choses se sont réglées à l'américaine : d'une manière efficace et pragmatique. Du coup, ces ajustements ont permis de repositionner GM comme un constructeur automobile low-cost, ce qui n'était jamais arrivé précédemment.

Et qui prête même à sourire...

Certes, c'est franchement cocasse. Mais l'exemple illustre bien les mutations de l'industrie américaine, qui a beaucoup gagné en compétitivité ces dernières années.

Revenons à Akerson et Amman.

La seconde étape consistait à se reconcentrer sur leurs quatre marques historiques : Chevrolet, Cadillac, Buick et GMC.

Ils continuent pourtant de traîner quelques canards boiteux en Europe.

Ils sont en train d'optimiser. C'est un travail de longue haleine. Chez Opel, par exemple, la Corsa reste un best-seller dans différents pays, dont l'Allemagne qui bien sûr est un marché important. Sur ce modèle, ils peuvent garder les usines et consolider la production. Ils réduisent aussi la voilure chez Vauxhal [Opel au Royaume-Uni] une marque assez populaire. Le reste, ils devraient laisser tomber, comme ils l'ont fait pour Chevrolet en France : la marque a été introduite il y a quelques années, mais maintenant c'est fini, faute de rentabilité.

Un raté du précédent management ?

Ça avait plus ou moins pris en Allemagne, mais à des volumes malgré tout très insuffisants.

Cette optimisation porte-t-elle ses fruits ?

Oui, ils ont déjà très bien travaillé. En Europe, ils sont flat niveau profitabilité. L'idée, c'est bien sûr de se concentrer sur les segments et les marchés qui sont rentables. Une fois la situation financière stabilisée, ils pourront générer du cash tandis que leurs concurrents seront davantage préoccupés par leur endettement et leur survie directe. Un problème que GM n'a plus.

D'accord. Et la troisième étape ?

Ils ont entrepris une gigantesque consolidation des sites industriels. L'outil de production de GM était surdimensionné par rapport aux besoins réels : figure-toi que lui aussi a été réduit d'un tiers !

Il y avait une quatrième étape ?

Oui, elle consistait à renégocier les contrats qui les liaient aux concessions, et à supprimer une pléthore d'aberrations. Par exemple, il arrivait fréquemment que différents sites de production servent les mêmes concessions, et se retrouvaient ainsi en concurrence les uns avec les autres.

On a connu meilleur moyen de faire rentrer des marges...

Le problème a été réglé, et un nouveau dispositif mis en place pour s'assurer que ça n'arrive plus jamais. Le portefeuille de concessionnaires a été rationalisé, et de nouveaux accords conclus. Seuls les concessionnaires avec qui il est rentable de travailler ont été retenus. Au passage, le budget total alloué à leur rémunération a également diminué...

Bref, trois centres de coûts dramatiquement réduits.

Oui, et avec quelle maestria ! C'est un travail vraiment ingrat : généralement l'histoire ne retient pas le nom de ceux qui s'y attèlent, mais il fallait le faire. Akerson et son équipe ont été courageux et efficaces.

Un travail d'autant plus difficile dans le contexte post-subprimes, où on vilipendait les banquiers...

En fait, Dan Akerson était déjà parti à la retraite. C'est le gouvernement qui est allé le chercher. Le choix s'est avéré judicieux, et on imagine qu'ils n'ont pas fait appel à lui par hasard... Akerson a brillamment rempli son contrat, puis il est parti, en laissant derrière lui un GM refait à neuf, ultra-compétitif, et bien en ordre de bataille.

A lire :

Le deuxième volet d'Investir dans le secteur automobile (2/3)

Le troisième volet d'Investir dans le secteur automobile (3/3)

>> (*) Pour aller plus loin, retrouver toutes les analyses de L'Investisseur Français sur son site.

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