Management et philo 2/5 | De la sécurité des certitudes au risque de la confiance

[ Série d'été - FICTION ] Antoine traverse une période difficile au travail. Pour se changer les idées, il réalise un rêve : aller marcher dans l'Himalaya. Un simple livre d'Epictète, ouvert par hasard, lui a permis de vaincre ses appréhensions et de prendre son billet pour le Népal. Tandis qu'il chemine et dialogue avec ses camarades de trek et leur guide, Antoine s'aperçoit qu'un espace de réflexion nouveau s'est ouvert en lui, éclairant sa situation professionnelle d'une lumière nouvelle. Par Flora Bernard, cofondatrice de l'agence de philosophie Thaé et auteure de "Manager avec les philosophes".
Quand vous dites que le guide ne sait pas, si vous dites qu'il ne sait rien de manière certaine, alors je suis d'accord. Un bon guide, je pense, doit être prêt à se remettre en question, écouter, observer. Il pose les bonnes questions pour aider les autres à avancer.
Quand vous dites que le guide ne sait pas, si vous dites qu'il ne sait rien de manière certaine, alors je suis d'accord. Un bon guide, je pense, doit être prêt à se remettre en question, écouter, observer. Il pose les bonnes questions pour aider les autres à avancer. (Crédits : Reuters)

-  Vous avez déjà marché à plus de 4.000 mètres d'altitude ? demanda la guide, une jeune femme brune, d'une quarantaine d'années prénommée Corinne, française comme lui.

-  Non, et je ne suis pas en grande forme.

-  OK, je vais vous mettre avec un couple d'Italiens et trois Anglais, j'ai l'impression qu'ils ont le même niveau que vous. On ira jusqu'au camp de base des Annapurnas, à un peu plus de 4.000m. On part dans deux jours, le temps de préparer le matériel, l'équipage et les vivres. Nous serons accompagnés par deux sherpas et un cheval. Rendez-vous ici, jeudi, à 5 heures du matin.

Le soir, Antoine se promena dans Pokhara. Il avait trouvé une guest house dans la rue principale, pas très loin des agences de trek qui se succédaient, chacune vantant leurs circuits et les expériences inoubliables d'ascension des plus beaux sommets. Il trouva un restaurant rempli de touristes - gage selon lui que ses intestins ne seraient pas perturbés par une nourriture trop exotique.

Il était assis depuis une demi-heure, poursuivant sa lecture d'Epictète, quand Corinne s'approcha de lui : « Je peux m'asseoir avec vous, Epictète ? »

-  Vous le connaissez ?

-  J'adore Epictète. Il a transformé ma manière de voir les choses, en particulier mon travail.

Aider à mieux vivre, la vocation - parfois oubliée - de la philosophie

Elle se souvenait que c'était un de ceux qu'elle avait emmenés avec elle, quand elle était partie pour la première fois au Népal il y a six ans. Un congé sabbatique de six mois et quelques économies en poche, elle avait décidé de faire l'expérience d'une nouvelle vie, plus proche de ses envies et de ses rêves. Epictète avait été un maître exigeant, dont elle partageait volontiers les enseignements avec qui voulait l'entendre.

-  Je ne vois pas le rapport avec votre métier de guide...

Corinne sourit. Il y avait cette idée que les philosophes, en Europe et en particulier en France, sont déconnectés de la vie. Les spéculations de certains, éloignées des préoccupations quotidiennes, avaient fait oublier la vocation première de la philosophie, telle que pratiquée par les grecs anciens : aider à mieux vivre. C'était là aussi l'ambition qu'elle retrouvait ici, dans la manière qu'avaient les Népalais de pratiquer une spiritualité ancrée dans le quotidien.

Que faire? Avancer, revenir en arrière, attendre ?

« Quand j'organise un trek, expliqua-t-elle, je dois emmener un groupe de personnes vers un but, avec des ressources limitées : l'énergie de chacun, l'eau, les vivres... Et il y a tout un tas de paramètres que je ne maîtrise pas : la météo, la personnalité et la forme physique des marcheurs... La semaine dernière, j'ai eu deux personnes qui ont voulu arrêter à mi-chemin. Que faire ? Les ramener au point de départ, avec le reste du groupe ? Avancer quand même ? Attendre que l'on croise un groupe qui descende ?

-  Et qu'avez-vous fait ?

-  J'ai fait le tri. Entre ce qui dépendait de moi de ce qui n'en dépendait pas. Entre la colère contre ceux qui voulaient arrêter, mon agacement envers ceux qui ne voulaient rien entendre et continuer, et la réalité de la situation. La colère et l'agacement m'appartiennent - peut-être qu'un autre guide aurait réagi différemment ! Une fois calmée, j'ai écouté. Ce que chacun avait à dire, comment chacun se sentait. Et ensuite j'ai écouté mon intuition : que l'on pouvait continuer, mais en prenant un jour de repos, ce qui rallongeait un peu le trek. Tout le monde était ok avec ça.

- Ça me parle bien, ce que vous dites. Je vois bien le parallèle avec mon boulot ! Moi aussi, je dois amener une équipe à réaliser des objectifs, tout en gérant des personnalités très différentes. Mais quand je leur dis quoi faire et comment, ils n'en font qu'à leur tête et quand je ne dis rien, les choses ne sont jamais faites comme je veux. ça me rend dingue ! Et pourtant, je ne cherche qu'à les aider.

-  N'est-ce pas plutôt vous-même que vous cherchez à rassurer en voulant les aider sans qu'elles le demandent ?

Faire confiance... ou contrôler ?

Antoine se tut et sembla se perdre dans une rêverie.

Corinne poursuivit : « Si votre propre manager vous dit quoi faire et comment dans les moindres détails, comment vous sentez-vous ? »

-  Je me dis qu'il ne me fait pas confiance.

-  Et quand vous dites à vos collaborateurs comment faire, c'est un signe de confiance de votre part?

-  Je pense, oui... La confiance n'empêche pas de dire comment faire les choses, et de contrôler ensuite qu'elles sont bien faites comme il faut ! Si je ne contrôle plus, à quoi est-ce que je sers?!

-  C'est une manière de voir les choses. Mais j'ai l'impression que l'on tourne autour du pot sans savoir de quel pot il s'agit. Vous savez ce qu'aurait fait Socrate ? Il vous aurait demandé de définir le pot, en l'occurrence la confiance...

-  La confiance, cher Socrate, c'est le mantra des comités de direction, toutes les entreprises l'érigent en valeur comme si ça suffisait à la faire exister! Pour faire confiance, je dois être sûr que l'autre ne va pas me lâcher. Moi j'ai besoin de preuves pour faire confiance.

-  OK, mais vous ne me dites pas ce qu'est la confiance. Si je vous dis que le mot 'confiance' vient du latin con-fides, littéralement "avec foi", et que la foi, c'est la croyance sans preuves, vous en pensez quoi ?

-  Que j'aimerais bien y croire, mais qu'en vrai...

-  Que la confiance ait besoin de preuves pour être nourrie, soit, mais au début, quand il n'y a pas de preuves...? Vous vous rappelez la dernière fois que l'on vous a fait confiance ?

Ce que l'on risque à quitter la position du sachant

-  Ce qui me vient à l'esprit, c'est cette fois où mon manager m'a confié une mission importante, avec une forte visibilité auprès du comité de direction. Je n'étais pas sûr de moi, mais lui y croyait, alors j'ai foncé. Sa confiance et le risque qu'il a pris avec moi m'ont donné des ailes.

-  Il contrôlait ce que vous faisiez ?

-  Il me posait des questions, mais pas des questions factuelles, du style est-ce que tu as bien fait ceci ou cela. C'étaient des questions pour lesquelles je n'avais jamais de réponse toute faite. Des questions qui me demandaient d'aller au-delà des apparences.

-  Et il vous a inspiré pour le faire à votre tour ?

-  Je pense souvent à lui, effectivement. Mais je trouve difficile de changer de posture : du sachant, sûr de lui et de sa position, à celui qui ne sait pas, qui guide, et dont on continue à avoir besoin quand même.

-  C'est vrai que l'assurance donne un certain pouvoir. Elle nous rassure... Quand vous dites que le guide ne sait pas, si vous dites qu'il ne sait rien de manière certaine, alors je suis d'accord. Un bon guide, je pense, doit être prêt à se remettre en question, écouter, observer. Il pose les bonnes questions pour aider les autres à avancer. Si par mes questions, je vous aide à préciser votre pensée sur ce qu'est la confiance, à la définir plus finement, peut-être que vous la recevrez et la donnerez différemment.

Revenir au sens des mots

Antoine était reparti dans ses pensées. ça faisait du bien de réfléchir, de se poser les questions que le quotidien néglige trop souvent. De revenir au sens des mots et des choses.

-  La confiance, ça pourrait être un pari. Sur quelqu'un, sur la vie, qui rende les choses possibles. Et peut-être pas de la manière dont on l'avait imaginé. Un pari sur le fait que l'autre trouvera les moyens d'aboutir au résultat.

-  Et c'est peut-être parce que vous faites ce pari qu'il trouve les moyens d'y arriver.

-  Oui... Et maintenant le plus dur reste à faire : la donner pour de vrai. En trouvant le juste milieu entre l'absence de confiance et la crédulité. D'ailleurs, ajouta Antoine taquin, pour le trek, vous êtes sûre que je peux vous faire confiance ?

-  On n'est jamais sûrs de rien, fit Corinne. C'est ça, la beauté de la confiance.

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L'AUTEURE

Flora Bernard, diplômée de la London School of Economics, est aujourd'hui présidente de l'agence de philosophie Thaé qu'elle a fondée avec Marion Genaivre. Elle est à l'initiative du Club des Managers Philosophes à la Maison du Management. Elle est également l'auteure de "Manager avec les philosophes. 6 pratiques pour mieux être et agir au travail", aux Editions Dunod.

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POUR ALLER PLUS LOIN

>Lire l'interview de Flora Bernard par Robert Jules:

« Le management est un terrain de prédilection pour le philosophe»

(à lire à la fin de l'article intitulé : "Quand le management et Socrate font bon ménage")

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> Retrouvez ici les autres épisodes de "Management et philo" 
et toutes nos autres séries d'été >>

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