Management et philo 4/5 | Face aux dilemmes, rester fidèle à soi-même

[ Série d'été - FICTION ] Antoine traverse une période difficile au travail. Pour se changer les idées, il réalise un rêve : aller marcher dans l'Himalaya. Un simple livre d'Epictète, ouvert par hasard, lui a permis de vaincre ses appréhensions et de prendre son billet pour le Népal. Tandis qu'il chemine et dialogue avec ses camarades de trek et leur guide, Antoine s'aperçoit qu'un espace de réflexion nouveau s'est ouvert en lui, éclairant sa situation professionnelle d'une lumière nouvelle. Par Flora Bernard, cofondatrice de l'agence de philosophie Thaé et auteure de "Manager avec les philosophes".
Il sortit son téléphone portable, désactiva le mode avion et téléchargea tous ses messages depuis une semaine. Il regretta instantanément son geste.
Il sortit son téléphone portable, désactiva le mode avion et téléchargea tous ses messages depuis une semaine. Il regretta instantanément son geste. (Crédits : © Navesh Chitrakar / Reuters)

Antoine s'était pourtant promis de ne pas consulter ses mails pendant ce trek. Mais arrivé au Machhapuchhare Base Camp, un ensemble de bâtisses rectangulaires en béton de plain-pied, il sortit son téléphone portable, désactiva le mode avion et téléchargea tous ses messages depuis une semaine.

Il regretta instantanément son geste. Les informations du monde - attentats, bassesses politiques, catastrophes naturelles ... - lui firent l'effet d'un coup de massue, lui rappelant le chaos dans lequel vivait une partie de l'humanité. Son épouse lui avait laissé deux brefs SMS lui demandant des nouvelles - elle lui avait paru loin pendant ces quelques jours et ces attentions qui traversaient l'Europe et l'Asie lui firent plaisir.

Il survola les nombreux messages professionnels qui arrivaient dans sa boite mail, mais ne s'arrêta que sur un : celui de son chef, qui avait pour objet "Urgent".

Bonjour Antoine,

J'ai reçu aujourd'hui la plainte officielle de Sabine Viger à l'encontre de René, qui à mon avis est totalement injustifiée, mais passons. On ne peut pas laisser passer ça - comme tu sais, René est un de nos meilleurs commerciaux. Tu connais bien Sabine il me semble, il faudrait qu'elle retire sa plainte et j'aimerais que tu m'aides.

Je sais que tu es au Népal, mais si tu peux me répondre avant ton retour, ça nous permettrait d'avancer plus vite.

Alain

Antoine sortit prendre l'air et s'assit sur l'une des marches qui séparait les bâtisses d'un petit parvis où quelques trekkeurs étaient installés à des tables, jouant aux cartes. Les T-shirts de la journée, lavés, accrochés à une corde à linge, claquaient dans le vent comme les drapeaux de prière que l'on a coutume de voir au Népal.

Bienfaits de l'éloignement

Ça faisait dix jours qu'il était parti de Paris, et déjà il ressentait les bienfaits de cet éloignement : son corps s'était raffermi, ses nuits étaient plus paisibles, ses idées, aussi, plus claires. Quand il marchait, il pensait souvent à son travail, à sa vie parisienne, à la différence d'énergie qui l'animait ici et là-bas. La sensation de se dépasser physiquement, de retrouver de l'espace à l'intérieur de lui-même, de partager cette aventure avec une équipe soudée le rendait joyeux. Camilia et Luigi, Andrew, Beth et Alice étaient de vrais bons compagnons de voyage. Et Corinne, aussi, une vraie sage en action.

Cet email d'Alain lui rappela l'une des choses qu'il ne supportait déjà plus, et qu'il n'avait plus envie de supporter : les bassesses, les coups bas, les choses que l'on devrait dire que l'on ne dit pas, par peur ou par manque de courage. Il était lui-même acteur de ces situations parfois, et il n'en était pas fier. Il s'arrangeait avec ces lâchetés en invoquant l'obligation, le principe de réalité, le bon fonctionnement et la réussite de l'entreprise. Mais là, avec la distance et le recul, il voyait ces actes peu glorieux d'une lumière nouvelle.

Hauteurs et bassesses

Le soleil couchant enveloppait la montagne alentours d'une lumière rose, fuchsia par endroits, virant sur le jaune à d'autres. Il était entouré de sommets d'une beauté majestueuse - dont le fameux Machhapucchare, à 6.993m d'altitude, interdit aux alpinistes parce que vénéré par la population locale - qui rivalisaient en grandeur, chacun s'approchant ou dépassant les 7.000m. Le toit du monde ! Et voilà que ce mail le ramenait au niveau zéro. Il se sentit en colère et tétanisé à l'idée de devoir être impliqué dans cette affaire. Il s'en voulait d'avoir succombé à la tentation de consulter ses mails. Mais comme disait Corinne, «ce qui est fait est fait, maintenant, qu'est-ce que j'en fais» ?

Elle était là, un peu plus loin, allongée sur le dos sur l'un des bancs de pierre.

-  Je peux te parler, Corinne ?

-  Oui bien sûr...

-  Je viens de consulter mes mails et j'ai reçu un message qui me dérange beaucoup, d'Alain, mon chef. Il y a quelques mois, une affaire de harcèlement est remontée au comité éthique de notre entreprise, dont Alain fait partie. Au début ce n'était qu'un signalement, de la part d'une femme, Sabine, la trentaine, qui accusait son propre chef, René, un directeur commercial proche d'Alain, de lui avoir fait des avances répétées, voire du chantage : sexe contre promotion, en quelque sorte. Connaissant René, cela ne me semble pas impossible. Connaissant Sabine, je ne vois pas pourquoi elle irait inventer ce genre de choses. C'est délicat, parce que René est un des meilleurs commerciaux du groupe. Sabine a déposé sa plainte hier et Alain voudrait que je lui demande de la retirer. Je suis furieux qu'il me fasse baigner dans cette affaire pour laquelle je ne suis pour rien.

Banalité du mal

-  Mais maintenant tu es impliqué. Qu'est-ce qui te dérange exactement ?

-  Qu'il me demande d'inciter Sabine à retirer sa plainte, parce que je la connais! en plus. Je ne sais pas si cette plainte est justifiée ou non, mais puisqu'elle a été déposée, il nous faut l'instruire. C'est quand même pour ça qu'a été créé ce comité éthique !

-  Tu pourrais refuser la demande d'Alain ?

-  Je pourrais, mais en réalité, c'est plus compliqué. Ma loyauté envers Alain et la dimension business de cette affaire - René a complètement redressé l'une de nos filiales mal en point - compliquent les choses ! T'as pas un philosophe pour ce genre de cas ?

-  Pas UN mais UNE. Hannah Arendt, ça te dit quelque chose ?

Antoine réfléchit, rassemblant ses vieux souvenirs de terminale. Il remarqua que la pénombre avait pris la place du rose et un vague frisson le parcourut, malgré sa polaire.

-  C'est pas elle qui a écrit sur le procès Eichmann, ce nazi qui a participé à la solution finale en organisant l'acheminement des juifs aux camps de concentration ?

-  Si, c'est elle. Elle est connue pour avoir parlé de la «banalité du mal». Non pas que le mal soit banal et qu'il faille s'y habituer, mais qu'il est souvent le fait de gens banals. Et que ceux qui le font ne sont pas nécessairement des personnages démoniaques, comme elle le constatait avec Eichmann quand elle a couvert son procès. Ce sont des personnes pour qui le devoir prime sur toute autre considération, qui se cachent derrière le langage technocratique de l'organisation pour justifier leurs actions, qui s'auto-convainquent que ce qu'elles font, elles le font pour de bonnes raisons. Le mal peut se nicher potentiellement dans chacune de nos petites actions, si nous ne pensons pas ce que nous faisons.

Antoine était perplexe. Ce que disait Corinne l'angoissait quelque peu, car il reconnaissait en lui quelques-uns des signes qu'elle avait évoqués : le sens du devoir, la capacité à s'auto-convaincre... La comparaison avec Eichmann le mettait mal à l'aise.

Définition d'un dilemme

Corinne devança ses pensées. «L'idée n'est pas de se comparer avec Eichmann, bien sûr. Mais de s'inspirer de ce que dit Arendt pour penser tes propres situations. Le sens du devoir est bon jusqu'à un certain point, la question est jusqu'où. Quand Arendt dit qu'il faut penser ce que nous faisons, elle ne veut pas dire penser au sens d'analyser une situation et d'organiser des idées en vue de réaliser quelque chose ; elle veut dire soumettre nos actions à un examen critique. Pour Socrate, penser, c'est le dialogue silencieux que nous avons avec nous-mêmes. Arendt rajoute que ce que nous pensons vraiment se révèle par le dialogue avec un autre.»

-  Si cet autre est de confiance et prêt pour une discussion ouverte...

-  C'est sûr. Et la distinction entre ce qui est bien ou pas n'est jamais absolue - sinon il s'agit de morale. Cette distinction est toujours située, dans un certain contexte. Nous avons tous en nous quelqu'un qui pourrait justifier une chose, et un autre qui pourrait justifier son contraire - d'où nos dilemmes. Le dialogue nous aide à redonner de la cohérence entre ce en quoi nous croyons - nos valeurs - et la manière dont nous agissons. ça ne veut pas dire que l'on évite forcément le mal. Mais on en réduit la possibilité parce qu'un questionnement a eu lieu.

-  Ce temps du dialogue, pourquoi le néglige-t-on si souvent ? Parce qu'on a envie de montrer que l'on est sûr de soi, campé sur des certitudes que l'on ne veut pas voir bouger ? Parce qu'on pense que c'est une perte de temps ?

-  Peut-être... Que vas-tu répondre à Alain ?

-  Je ne sais pas encore si c'est ce que je ferai, mais ce que je ressens, là, c'est une grande gêne. Tu parlais de valeurs tout à l'heure. S'il y en a une qui me vient à l'esprit maintenant, c'est le respect. Respect de la parole de Sabine, respect de la plainte qu'elle a déposée. Notre comité éthique peut - et doit - les traiter. Lui demander de la retirer irait à l'encontre de ça. Et puis courage, merde. Il faudrait que j'aie le courage de dire ça à Alain, sans avoir peur des conséquences. S'il veut que Sabine retire sa plainte, c'est à lui de lui demander, non à moi.

Le courage, la liberté, la joie

-  Quand j'ai ce genre de dilemme je pense souvent à la situation suivante : j'ai 80 ans, et ma petite-fille - bon, disons ma petite nièce si je n'ai pas d'enfants bientôt - me demande si je suis contente de ma vie. Qu'ai-je envie de lui répondre ? Sans faire un long discours, j'ai envie de lui répondre oui. Oui, parce que j'ai réalisé mes rêves - même si certains m'ont demandé l'audace de surmonter ma peur de l'inconnu ; oui, parce que je suis restée fidèle à moi-même dans des situations de dilemme, ce qui suppose en effet de savoir à quoi l'on tient vraiment ; et oui parce que j'ai été libre et joyeuse, ce qui demande de renoncer parfois à un certain confort, qu'il soit matériel ou lié à la reconnaissance sociale par exemple - et de savoir que la joie vient de moi et non de l'extérieur.

Ces derniers mots de Corinne plongèrent Antoine dans une paisible rêverie. Il se dit qu'ils feraient une parfaite méditation pour la dernière ascension du lendemain, vers le camp de base de l'Annapurna. Ils allaient partir très tôt et il savourait déjà à l'avance la rencontre qu'il allait faire avec lui-même lors de cette première heure de marche, quand le corps se met en route, que la nuit n'est pas encore tout à fait partie ni le jour tout à fait arrivé.

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L'AUTEURE

Flora Bernard, diplômée de la London School of Economics, est aujourd'hui présidente de l'agence de philosophie Thaé qu'elle a fondée avec Marion Genaivre. Elle est à l'initiative du Club des Managers Philosophes à la Maison du Management. Elle est également l'auteure de "Manager avec les philosophes. 6 pratiques pour mieux être et agir au travail", aux Editions Dunod.

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POUR ALLER PLUS LOIN

>Lire l'interview de Flora Bernard par Robert Jules:

« Le management est un terrain de prédilection pour le philosophe»

(à lire à la fin de l'article intitulé : "Quand le management et Socrate font bon ménage")

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> Retrouvez ici les autres épisodes de "Management et philo" 
et toutes nos autres séries d'été >>

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