La "start-up nation" France au banc d'essai avec SeaBubbles

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La start-up nation france au banc d'essai avec seabubbles[reuters.com]
(Crédits : Philippe Laurenson)

par Mathieu Rosemain et Gwénaëlle Barzic

PARIS (Reuters) - Emmanuel Macron et la maire de Paris Anne Hidalgo ont tous deux soutenu très tôt le rêve d'Alain Thébault de faire "voler" des taxis sur la Seine en transposant au fleuve qui traverse la capitale française les innovations qui ont permis au navigateur de battre des records en mer.

Le marin touche-à-tout a imaginé un bateau "zéro bruit, zéro vague et zéro émission" capable de s'élever d'une cinquantaine de centimètres au-dessus de l'eau, un concept prometteur alors que les plus grandes métropoles mondiales sont à la recherche de solutions pour leurs centres-villes congestionnés et pollués.

Mais deux ans après la création de "SeaBubbles", qui a déjà piqué la curiosité de hauts dirigeants chez les géants américains Google, Facebook et Twitter, le recordman de vitesse né dans le Pays bigouden, en Bretagne, envisage de quitter l'Hexagone pour développer sa start-up.

"En France, c'est un peu le 110 mètres haies", explique l'entrepreneur en pointant principalement une administration rigide, tatillonne et pléthorique.

"C'est un parcours semé d'embûches pour deux oiseaux du large comme Anders et moi", ajoute-t-il en faisant référence au cofondateur de l'entreprise, Anders Bringdal, un Suédois champion du monde de planche à voile.

"Nous ne resterons pas en France si cela devient trop compliqué. On va aller là où c'est le plus simple", poursuit-il, en précisant tout de suite qu'il tiendra quoi qu'il arrive la promesse faite à Anne Hidalgo de faire "voler" des taxis sur la Seine.

MANQUE DE SOUPLESSE ADMINISTRATIVE

Le président Emmanuel Macron a promis de faire de la France la nation des start-up en encourageant les entrepreneurs et tous ceux qui prennent des risques.

Pourtant, dans le cas de SeaBubbles, qui va boucler d'ici fin septembre une levée de fonds allant jusqu'à 100 millions d'euros, l'enjeu n'est pas de trouver de l'argent ou les bons profils mais de réussir à grandir rapidement. Dans le cas des start-up les plus matures, c'est de ménager une sortie pour les fondateurs et les actionnaires.

SeaBubbles s'est heurté rapidement à des obstacles administratifs : la régulation actuelle interdit de circuler à plus de 12 kilomètres par heure sur la Seine dans le coeur de Paris alors que les véhicules de SeaBubbles, alimentés par des batteries électriques, atteignent leur plein potentiel autour de 40 à 50 km/h.

Ce plafonnement est destiné à empêcher que des bateaux traditionnels ne fassent trop de bruit ou de vagues sur le fleuve et ses berges, qui bordent des quartiers résidentiels ou touristiques comme l'île de la Cité.

La situation n'a pas bougé depuis un an, constate Alain Thébault, alors que d'autres grandes villes ont fait preuve de souplesse administrative, à l'image de Chicago dont la municipalité s'est montrée prête à faire évoluer certaines règles après avoir découvert le projet SeaBubbles.

Les services de la mairie de Paris n'ont pas été en mesure de commenter ces informations ni d'indiquer si les limitations de vitesse sur la Seine pourraient être modifiées.

SUBVENTION REFUSÉE

La start-up française, qui emploie 15 personnes et se donne pour objectif de déployer 5.000 "bulles" dans 50 villes d'ici 2024, s'est également vu refuser une subvention de 200.000 euros de l'Ademe, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie dont l'une des missions est de promouvoir des modes de transport innovants.

"Ils n'ont pas été retenus par le comité de pilotage pour être financés parce que les investissements d'avenir financent des projets qui vont aller sur le marché et un modèle d'affaires démontré", explique Sophie Garrigou, responsable du programme "Véhicule du futur" à l'Ademe, qui a distribué pour près de 20 millions d'euros de subventions depuis 2011.

Ce refus n'a pas été facile à digérer pour Alain Thébault, qui a développé la technologie à la base des SeaBubbles en concevant l'hydroptère, "le bateau qui vole", avec le navigateur Eric Tabarly et qui a été contraint de vendre sa maison pour fonder sa start-up.

UN PROBLÈME D'ACHETEURS

La jeune pousse s'est alors tournée vers des investissements privés et a obtenu le soutien de la banque publique Bpifrance, qui joue un rôle clef dans le financement de l'innovation en France.

Elle a ensuite levé 10 millions d'euros auprès de l'assureur mutualiste Maif et a bénéficié du soutien de grands noms de la scène économique, comme le PDG de LVMH Bernard Arnault qui l'a aidée à obtenir un stand au rendez-vous parisien des start-up Viva Technology.

"Ce n'est pas un problème d'argent, de l'argent il y en a plein", estime Romain Lavault, associé chez Partech Ventures, un fonds de capital-risque qui a investi dans SeaBubbles.

"La seule chose qui manque, ce sont les acheteurs. On oublie que créer une start-up, c'est soit en faire un très gros business indépendant, soit se faire racheter par un plus gros."

Les dernières données disponibles confirment la spectaculaire éclosion de l'écosystème des start-up en France. Au rythme actuel, 2017 est en bonne voie pour totaliser 716 levées de fonds, ce qui marquerait un bond de 40% par rapport à l'année précédente, selon CB Insights.

Quelque 2,03 milliards de dollars ont déjà été investis sur la première partie de l'année, confortant la deuxième place de la France derrière Londres en termes d'investissements dans la tech, comptabilise CB Insights.

Cet essor est également alimenté par des initiatives privées, à l'image de Station F, l'incubateur de start-up de 34.000 mètres carrés implanté en plein Paris financé par l'entrepreneur Xavier Niel.

Le milliardaire, dont la société Iliad est considérée comme le plus gros succès d'une start-up en France, a étonné en qualifiant la France de "paradis fiscal" pour les jeunes entrepreneurs.

"UN RISQUE DE DINGUE"

Pourtant, peu de jeunes pousses peuvent revendiquer le statut de "licorne", qui désigne les entreprises dont la capitalisation dépasse le milliard de dollars.

Criteo, première start-up française à être cotée sur le Nasdaq, est l'une d'entre elles.

"En France, encore aujourd'hui, lorsque vous montez une boîte, on vous dit : 'c'est super mais tu prends un risque de dingue'", explique Jean-Baptiste Rudelle, son fondateur et PDG.

"La Silicon Valley, cela fait 50 ans qu'elle existe. Il y a un phénomène de 'catch-up' (rattrapage). Il faudra au moins 10-15 ans avant que l'écosystème puisse rivaliser", ajoute-t-il.

Les banques ont mis deux mois avant de permettre à SeaBubbles d'acheter deux voitures en leasing et la rédaction des statuts de l'entreprise a pris un mois, explique Alain Thébault pour souligner la lenteur des procédures en France.

La France est classée 29e sur 190 dans l'édition 2017 du rapport de la Banque mondiale "Doing Business", après le Portugal, la Géorgie, la Lituanie, la Macédoine et la Pologne.

Dans son rapport, la Banque mondiale constate des améliorations dans la réglementation des permis de construire ou le droit du travail mais pointe l'augmentation de la taxation des transferts de propriété et des taxes supplémentaires pour les entreprises pour expliquer le relatif surplace de Paris dans ce classement.

La France est en outre 115e sur 138 au classement du Forum économique mondial sur la compétitivité en ce qui concerne "le poids de la régulation" et figure à la 129e place en matière de procédures d'embauche et de licenciement.

LES AMÉRICAINS ATTIRÉS

Emmanuel Macron a promis d'alléger le droit du travail et d'encourager les négociations au niveau des entreprises, ce qui pourrait in fine réduire la portée du contrat à durée indéterminée qui continue d'occuper une place essentielle en France.

"On vise un grand mouvement de simplification qui passe par le numérique", dit-on dans l'entourage du secrétaire d'Etat au numérique Mounir Mahjoubi. "L'idée est de dématérialiser les procédures administratives."

Le chef de l'Etat souhaite également séduire de jeunes talents à l'étranger grâce au "French Tech Visa" qui permet d'obtenir un titre de séjour d'une durée de quatre ans renouvelable.

"En France, toute la société fonctionne autour du CDI. Pour louer un appartement, il faut un CDI", explique Marie Ekeland, cofondatrice du fonds français d'investissement Daphni. "J'ai des amis entrepreneurs qui ont 40 ans et sont obligés de demander une caution à leurs parents."

Le projet de taxis volants d'Alain Thébault, qui comporte un volet industriel, diffère toutefois de nombreuses start-up françaises spécialisées dans l'économie des services et en particulier du partage.

Si le fondateur de SeaBubbles pourrait réduire sa présence en France, d'autres entrepreneurs pourraient faire la démarche inverse.

"Littéralement, toutes les semaines, je reçois le CV d'un Américain qui veut s'installer à Paris", souligne Romain Lavault. "C'est la première fois que je le vois dans de telles proportions."

(Edité par Dominique Rodriguez)