Paradoxes. Au moment où la France revendique depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron de grandes ambitions en Indo-Pacifique, la Nouvelle-Calédonie pourrait devenir en décembre indépendante... après trois référendums. Une aberration puisque les deux premiers, en 2018 puis en 2020, se sont pourtant déjà conclus par la victoire du non. A croire que les signataires des accords de Nouméa en 1998 voulaient quoi qu'il en coûte la victoire des indépendantistes jusqu'ici minoritaires.
En outre, au moment où l'Australie s'est très étroitement rapprochée des Etats-Unis dans le cadre du pacte AUKUS pour contrer la Chine en Indo-Pacifique, Pékin attend patiemment le départ de la France pour se déployer en Nouvelle-Calédonie (soit 13% de la Zone économique exclusive française), distante seulement d'un peu plus de 3.000 kilomètres des côtes australiennes. Avec l'alliance AUKUS, tramée dans le dos de la France, qui a été fortement et légitimement irritée par le Premier ministre australien Scott Morrison, Paris perd ainsi dans cette région un allié de premier plan dans le cadre du partenariat stratégique entre les deux pays, qui a été renforcé en 2017. Résultat, Paris pourrait perdre dans cette région un point d'appui stratégique en Nouvelle-Calédonie ainsi qu'un allié incontournable, l'Australie.
"La question qui se pose, c'est celle de la perception qu'ont les Calédoniens de leur propre sécurité. Et une des questions incluses au fond dans le cadre du référendum, c'est si cette sécurité est mieux assurée au sein de la République ou en dehors", a analysé la ministre des Armées, Florence Parly, dans une interview accordée au "Monde".
Nouméa sous influence chinoise ?
La Nouvelle-Calédonie devra en quelque sorte choisir en décembre entre la France et la Chine, selon un rapport de l'Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire (IRSEM), intitulé "Les opérations d'influence chinoises, un moment machiavélien" et publié en septembre 2021. "S'il y a eu des soupçons d'ingérence chinoise dans le référendum de 2018 sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie, et si Pékin suit de près la progression du camp indépendantiste confirmée par le référendum de 2020, c'est parce qu'une Nouvelle-Calédonie indépendante serait de facto sous influence chinoise", estiment les deux auteurs de ce rapport, Paul Charon, directeur du domaine "Renseignement, anticipation et menaces hybrides" de l'IRSEM depuis 2020, et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l'IRSEM depuis 2016. Le ton est donné.
Le départ de la France présenterait au moins deux intérêts majeurs pour Pékin. Selon ce rapport, la Nouvelle-Calédonie deviendrait "d'abord la clé de voûte de la stratégie d'anti-encerclement chinoise, tout en isolant l'Australie puisqu'en plus de Nouméa, Pékin pourra s'appuyer sur Port Moresby (capitale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, ndlr), Honiara (capitale des Salomon, ndlr), Port-Vila (capitale du Vanuatu, ndlr) et Suva (capitale des Fidji, ndlr). Ensuite, elle assurerait également à la Chine un approvisionnement en matières premières, notamment en nickel". "La Nouvelle-Calédonie qui fait de la France la 2e puissance mondiale en termes de minerai est dans la ligne de mire de Pékin", confirme Clara Filippi dans un rapport du CECRI. Une Nouvelle-Calédonie indépendante offrirait une incroyable valeur ajoutée à Pékin aussi bien sur le plan stratégique qu'économique.
Les leviers de la Chine
Comment Pékin manoeuvre pour avancer ses pions. "Il est dans l'intérêt de Pékin d'encourager des mouvements indépendantistes, pour récupérer des parts de marché ou fragiliser de potentiels adversaires", analysent les deux auteurs. C'est notamment le cas en Nouvelle-Calédonie. La Chine "déploie la même stratégie consistant à noyauter l'économie, se rapprocher des responsables politiques locaux, au travers de nombreuses associations d'amitié, voire des manipulations de l'information, pour encourager le sentiment indépendantiste qui est dans l'intérêt de Pékin, mais aussi les mouvements pacifistes", explique le rapport de l'IRSEM.
Pékin entretient notamment des relations avec l'élite politique et économique locale. Dans ce cadre, la Chine noyaute l'économie, en se rapprochant des responsables tribaux et politiques parce que c'est la méthode la plus efficace et la moins visible. "C'est notamment le rôle de l'Association de l'amitié sino-calédonienne, qui fait sur place un travail de Front uni, précise le rapport de l'IRSEM. On notera que sa présidente, Karine Shan Sei Fan, est une ancienne du cabinet du leader indépendantiste". En 2017, un an avant le premier référendum, Karine Shan Sei Fan avait invité l'ambassadeur de Chine en France qui, avec son épouse et des conseillers, a passé une semaine sur place : "Ils ont vu tout le monde, ils demandaient de quoi nous avions besoin : tourisme, aquaculture, tout ce qui était susceptible d'intéresser ils le proposaient", se souvient le député Philippe Gomès. Très clairement, la Chine se présente comme le père Noël avec au pied du sapin, les plus beaux cadeaux.
"La Chine, pour accroître son influence, utilise sa diaspora, c'est bien connu", explique Bastien Vandendyck, analyste en relations internationales, dans une interview accordée à Franceinfo. Ainsi, fait-il valoir, "cette diaspora et les associations qui la représentent, pour certaines, sont extrêmement proches de certains élus indépendantistes. C'est le cas de M. Wamytan par exemple, dont les deux derniers directeurs de cabinet sont d'éminents membres de l'Association d'Amitié Sino-Calédonienne".
Autre levier pour influer sur l'histoire de ces iles fragiles, les touristes chinois, les plus nombreux et les plus dépensiers. "En contrôlant le robinet à touristes, Pékin fait pression sur certains gouvernements étrangers. Il les utilise aussi pour faire passer des messages, comme appuyer ses revendications territoriales en mer de Chine méridionale", notent les deux auteurs. Enfin, "les influenceurs sont une autre catégorie prisée par la Chine, notamment les Youtubeurs occidentaux, utilisés pour relayer la propagande chinoise, quelles que soient leurs motivations (ils peuvent être contraints, achetés ou simplement séduits), et les universitaires étrangers, qui eux aussi ont des motivations diverses", estime le rapport de l'IRSEM.