L'économie française traverse une période de fortes turbulences. Après deux longues années de pandémie, la guerre en Ukraine plombe l'activité en France. Le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a récemment déclaré que "le pire est devant nous". L'Insee et la Banque de France tablent désormais sur une croissance décevante au second trimestre de l'ordre de 0,2% après un premier trimestre atone tandis que la Commission européenne a dégradé ses prévisions de croissance en 2022 ce lundi 16 mai passant de 3,6% à 3%.
Dans ce contexte particulièrement troublé, toutes ces crises pourraient porter un coup de massue à la productivité tricolore particulièrement affectée par la pandémie. En effet, même si les mesures du "quoi qu'il en coûte" ont permis de sauvegarder une grande partie du système productif et des emplois en France, le coup de frein de l'économie tricolore va accroître les difficultés dans certains secteurs mis à rude épreuve par toutes ces crises. "La situation géopolitique et les difficultés d'approvisionnement constituent de sérieux risques sur la productivité via les investissements dans la numérisation des entreprises par exemple [...] Tout va dépendre de la durée de la guerre", a déclaré Vincent Aussilloux, économiste à France Stratégie lors d'un point presse ce lundi 16 mai. "La guerre en Ukraine représente un choc d'offre massif", a ajouté Natacha Valla, présidente du conseil national de la productivité (CNP) lors de la présentation du dernier rapport de cette instance composé de prestigieux économistes comme Olivier Blanchard.
Une productivité loin d'avoir retrouvé son niveau d'avant crise
Dans cet épais document de plus de 270 pages, les économistes dressent un panorama particulièrement alarmant des conséquences à long terme de la crise sanitaire sur la productivité horaire, c'est-à-dire la richesse produite par heure travaillée. L'un des résultats frappant de ce document est que la productivité horaire du travail a plongé à plusieurs reprises ces deux dernières années sans vraiment avoir retrouvé sa tendance d'avant-crise.
Ces pertes de productivité peuvent s'expliquer selon les chercheurs par un retour sur le marché de l'emploi de personnes "qui en avaient été écartées parce que moins productives et ce d'autant plus que l'emploi dépasse son niveau d'avant-crise". Le chômage partiel fortement mobilisé pendant les pics de crise sanitaire a également incité un certain nombre d'entreprises à conserver davantage de travailleurs que leur niveau d'activité au moment de la reprise "par crainte de ne pas en retrouver" ou de devoir assumer des coûts engendrés par les recrutements ou la formation des nouvelles recrues.
Une désindustrialisation néfaste à la productivité
Outre ces facteurs conjoncturels, il y a également des facteurs plus structurels pouvant expliquer ces faibles gains de productivité. Après avoir atteint un pic au début des années 70, la place de l'industrie tricolore dans l'économie n'a cessé de perdre du terrain au profit des services. Cette dégringolade s'est accompagnée de plusieurs centaines de milliers de postes détruits. Cette désindustrialisation à marche forcée a eu des répercussions particulièrement néfastes sur les gains de productivité dans les grandes économies occidentales. "La baisse du poids dans l'emploi de l'industrie manufacturière en France , dont les niveaux et les gains de productivité sont élevés, a contribué négativement à l'évolution de la productivité", résument les experts du CNP.
Les économistes mettent l'accent sur le décrochage de l'industrie automobile en France qui a eu un impact important sur d'autres secteurs par effet d'entraînement. "Le recul de la France dans la zone euro et la désindustrialisation s'expliquent par une grande délocalisation des sites de production à l'étranger. Ce sont clairement les multinationales françaises en Europe qui ont le plus délocalisé. Le secteur automobile illustre particulièrement cette dynamique", a déclaré Vincent Aussilloux.
La part de l'emploi industriel dans l'emploi total a perdu quatre points durant les deux dernières décennies passant de 13,5% à 9,5%. Après des délocalisations importantes, la pandémie et la guerre en Ukraine ont jeté une lumière crue sur la dépendance de la France à l'égard de l'étranger. La réindustrialisation est devenue un enjeu crucial pour le nouveau quinquennat Macron.
Un risque de faillites chez les entreprises les plus productives
Les mesures mises en œuvre par le gouvernement, la politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne (BCE) ont permis de limiter les pertes de revenus dans un grand nombre d'entreprises. A ces aides massives s'est ajoutée la mise en sommeil des tribunaux de commerce pendant de longs mois. Résultat, le nombre de faillites a dégringolé en France depuis 2019 à des niveaux inédits. Cette chute pourrait cependant prendre fin d'après les premiers indicateurs du premier trimestre 2022. Certains économistes tablent désormais sur une "normalisation", voire un rattrapage des défaillances d'entreprises. Cette hausse attendue au cours de l'année 2022 pourrait concerner des entreprises très productives fragilisées financièrement pendant la pandémie et qui peuvent avoir des difficultés dorénavant à assurer leur remboursement de prêts garantis par l'Etat.
En parallèle, l'autre risque à moyen terme concerne l'endettement des entreprises. Jusqu'à la fin de l'année 2021, l'endettement net des entreprises est resté relativement limité mais les tensions d'approvisionnement ravivées par la guerre en Ukraine et la hausse des coûts pourraient changer la donne. Ces fragilités financières pourraient restreindre les marges de manœuvre des entreprises pour investir dans leur numérisation ou dans la recherche et développement, facteur de gains de productivité.
Productivité : la France dans la moyenne de la zone euro
Sur le Vieux continent, la France est exactement au même niveau que la moyenne de la zone euro (+1% par an entre 2000 et 2017) et que ses grands voisins comme l'Allemagne (1,1%), le Royaume-Uni (1%) ou encore l'Espagne. Parmi les grandes puissances européennes, seule l'Italie est largement en retrait.
Ce décrochage particulièrement alarmant s'explique en grande partie par de faibles gains de productivité dans les services non marchands ; les activités scientifiques, techniques et administratives ; les activités immobilières et les activités de commerce ; ou encore l'hébergement et la restauration.
Le télétravail pourrait doper la productivité
Déployé massivement pendant la pandémie de Covid-19, le télétravail peut stimuler sur le long terme la productivité des entreprises s'il continue à être aussi répandu, soulignent les chercheurs de France Stratégie. "A la différence de beaucoup d'autres crises antérieures qui conduisaient à un ralentissement de la productivité tendancielle, l'accélération du recours au télétravail lié à la crise sanitaire pourrait finalement aboutir à un gain durable de productivité", avance l'organisme rattaché à Matignon. Une progression d'un point du pourcentage de salariés en télétravail "améliorerait en moyenne la productivité globale des facteurs d'environ 0,45%", écrivent les auteurs, qui se basent sur une étude de la Banque de France. "Le développement du télétravail a été massif au moment de la pandémie. Le télétravail a permis de limiter la baisse du PIB au creux de la récession. 8 travailleurs sur 10 sont favorables à continuer le télétravail. On s'attend à une hausse structurelle du taux de télétravail", a avancé Vincent Aussilloux. "Il peut y avoir des effets positifs du côté des entreprises par des moindres coûts immobiliers. Du côté des salariés, il y a une réduction des temps de trajet et une hausse du bien-être au travail . En revanche, il y a une baisse des contacts humains. Ce qui peut avoir des effets néfastes sur l'organisation. 63% des manageurs et 75% des travailleurs évaluent globalement de manière positive le télétravail", a-t-il poursuivi. Reste à savoir comment cette organisation sera adoptée à long terme dans les entreprises.