La mer, trésor français (2/14) : "Prendre la mer est une véritable entreprise"

[ Série d'été - Hebdo #178 "La mer, terre d'entrepreneurs" ] On le connaît pour ses exploits sportifs, on sait moins qu'il est aussi entrepreneur. Et fier de l'être. Avec sa Company Thiercelin, actuellement en phase de levée de fonds, il a l'ambition de voguer aussi bien en compétition que pour de l'événementiel. Et son bateau servira aussi de "Lab embarqué" pour des startups.
Marc Thiercelin, navigateur et entrepreneur, entame une nouvelle aventure bâtie autour de son trimaran Ultime, l'un des rares « bateaux volants » qui voguent aujourd'hui.

LA TRIBUNE - Vous vous présentez comme « un entrepreneur de la mer ». Pourquoi ?

MARC THIERCELIN - Le risque et l'inconnu sont les deux fondamentaux de l'entrepreneuriat. De ce point de vue, prendre la mer est une véritable entreprise, surtout s'il s'agit d'une course en solitaire. La course au large est devenue un métier d'entrepreneur. Tabarly ou Colas la pratiquaient encore comme des gentlemen. Ma génération, celle de Florence Arthaud ou Titouan Lamazou, a structuré ce métier, ce qui permet aujourd'hui à des François Gabard ou des Franck Camas de se comporter plutôt en pilotes.

Personnellement, je me situe entre le rêve et l'économique. Comme pour beaucoup de navigateurs, mes rêves sont issus des livres que j'ai lus, enfant. J'ai réussi à lever de l'argent et à faire rêver des tas de gens en leur vendant « du vent » : quatre « Vendée Globe » [tour du monde en solitaire] et au total 700 000 km parcourus à la voile sur tous les océans du monde. Mais j'ai aussi fait vivre 300 salariés en trente ans, ainsi que des équipementiers, des experts-comptables, des avocats, etc. Je me suis toujours revendiqué comme un entrepreneur plus que comme un manager.

Depuis le début des années 1980, j'ai monté dix grands projets et levé plus de 20 millions d'euros, qui ont généré 80 millions de retombées. Un Vendée Globe fait vivre pendant quatre ans des centaines de salariés en direct et un millier d'entreprises. Quelques ETI, mais surtout des PME et des TPE, à l'image du tissu industriel français. Être coureur au large, c'est être capable de cumuler près de 40 métiers. Dans une course comme le Vendée Globe, sans escale et sans assistance, il faut savoir se gérer tout seul, ce qui implique d'être à la fois médecin pour pouvoir se réparer, s'y connaître en voilerie, en électronique, en informatique, en hydraulique... mais aussi en communication et en gestion. Il faut être à la fois DRH, tacticien, psychologue...

Qu'est-ce qui vous distingue d'autres coureurs au large ?

Je suis obsédé par la transmission. C'est pour cette raison que j'ai créé de nombreuses écoles de voile et que je donne depuis vingt ans des conférences en entreprise. Ma première école, je l'ai montée à 23 ans, avec pour tout bagage 3 000 francs et mon parcours d'autodidacte qui a quitté le système scolaire à 14 ans pour suivre l'enseignement en ébénisterie de l'école Boule. Ce qui m'importe le plus, c'est que mon passage ici ait aidé des jeunes. J'ai d'ailleurs toujours favorisé sur mes projets l'emploi de jeunes de moins de 26 ans, ce qui constitue une prise de risque assumée. Dans un milieu où les navigateurs comme les équipes techniques sont souvent des ingénieurs, mon profil est atypique. Comme Titouan Lamazou, je suis plutôt un créatif, un agitateur d'idées. Je me souviens d'une quille en acier dont j'ai eu l'idée après avoir vu un article sur DCNS qui, à l'époque, commençait à étendre ses activités au secteur public. C'est la première quille en acier qu'ils ont fabriquée pour la course au large !

Qu'est-ce qui vous a poussé à créer votre fondation « l'Or bleu » ?

C'est un projet qui date de 2001. À l'époque, lorsque vous demandiez aux gens ce que représentait la mer pour eux, ils répondaient « plage, poisson, crise des pêcheurs, marées noires, la Royale, la course au large » , etc. On a tendance à oublier le rôle nourricier de la mer, sauf lorsqu'elle est en crise.

Mais la mer, c'est beaucoup d'autres choses encore, et c'est incroyable que les Français n'en aient pas plus conscience, alors que nous avons la deuxième zone économique exclusive et la deuxième surface maritime, juste derrière les États-Unis. Autant de territoires à explorer à un horizon de cinquante à cent ans, sachant que les terres arables sont limitées. N'oubliez pas que 60 % de la population mondiale vivent sur la bande côtière. En Europe, 22 pays sont des pays côtiers et de nombreuses capitales dans le monde sont portuaires. Il faut donc célébrer la mer au rang qu'elle mérite, celui de bien commun de toute l'humanité. Il faut montrer que c'est une ressource, qui peut apporter de multiples bienfaits : énergie, santé, transport, alimentation, loisir... En travaillant avec Nicolas Hulot lors de la création de sa fondation dans les années 1990, j'ai réalisé que c'était un bon moyen de se différencier de l'État et de donner le pouvoir à la société civile. Je m'efforce, au travers de « l'Or bleu », de mettre ma notoriété d'homme public au service de causes qui me tiennent à coeur. Pour les élections présidentielles de 2007, j'ai rencontré tous les candidats, et je peux vous dire que pas plus Ségolène Royal que Nicolas Sarkozy n'avaient à l'époque entendu parler d'hydroliennes... Il y a un gros travail de communication et de pédagogie à faire sur ces sujets.

Quel est exactement l'objet de la fondation ?

Elle vise essentiellement trois secteurs d'activité : les biotechs bleues, les énergies marines renouvelables (EMR) et le démantèlement des navires.

Les hydroliennes [des « éoliennes » sous-marines qui utilisent les courants marins, Ndlr] sont beaucoup plus prédictibles, invisibles et puissantes que les éoliennes. Et la France dispose d'un potentiel particulièrement intéressant. C'est le cas aussi pour l'énergie thermique des mers [qui utilise la différence de température entre les eaux de surface et les eaux profondes, Ndlr] dans les DOM-COM. Ces confettis français ont une importance décisive à une époque où l'atlantisme va se déplacer vers le Pacifique. Tant qu'on y sera, on aura droit de cité. La France a la chance d'être le seul pays à être présent sur toutes les mers et tous les océans.

Dans un pays où on préfère construire que détruire, le démantèlement des navires a été largement délaissé et nous sommes parmi ceux qui ont le plus poussé pour les envoyer se faire démanteler ailleurs, au sud. Pourtant, la quantité de navires concernés, déjà énorme, ne va pas cesser de croître avec le développement du transport maritime, et c'est une activité qui emploie autant de métiers que la construction navale. J'essaie de faire ma part de pédagogie en abordant le sujet devant les cadres d'entreprises que je rencontre. On n'a pas su démanteler nous-mêmes le Clémenceau. Pourtant, à Toulon, Dunkerque, Cherbourg, Saint-Nazaire, nous avons du foncier disponible et des bras pour développer cette filière.

De façon générale, vous pensez que la France passe à côté de ce potentiel économique ?

Tout à fait. Dans un État jacobin, le fait qu'il n'y ait pas de ministère dédié est un signe. Les Français restent très terriens et personne, y compris dans la sphère économique, ne s'intéresse vraiment à ce grenier d'or bleu. On pourrait poursuivre l'oeuvre de Tabarly, qui a fait beaucoup pour la plaisance française, en suscitant l'intérêt des 15-23 ans. Les Français n'ont pas conscience que la plupart des métiers de la mer se pratiquent à terre, et pas en embarqué. Il y a des séries télévisées sur les policiers, les infirmières, les avocats, les journalistes... pourquoi pas sur les entrepreneurs et sur la mer, afin de faire entrer la mer chez les jeunes et leur famille ? J'ai aussi le projet d'un « cargo des métiers » qui ferait la tournée des ports d'Europe du Nord et d'Europe du Sud. À l'opposé des cartes postales à la mode Thalassa, je voudrais aller sur le terrain du social. Comme un cirque, ce cargo s'installerait plusieurs semaines dans un port, les gens seraient invités à bord pour des expositions, des ateliers, des expériences culinaires autour de la mer, etc. L'idée, c'est d'apporter les métiers aux gens, plutôt que d'attendre qu'ils viennent les découvrir par eux-mêmes. On cherche des idées pour résoudre le chômage et on passe à côté de la mer. Les exemples de pistes à explorer ne manquent pas : il nous manque 64 000 places pour nos bateaux de plaisance. Comment rester leader dans cette industrie nautique si on ne résout pas ce problème ? Pourtant, des solutions innovantes existent, comme les « ports à sec ». La France doit rattraper ce retard. C'est pour cela que je me bats.

Qu'est-ce qui vous pousse à entamer aujourd'hui une nouvelle phase de votre vie d'entrepreneur ?

Jusqu'à présent, j'étais entrepreneur de projets, le plus souvent pour des sponsors. J'ai décidé de le devenir désormais pour une véritable entreprise, la Company Thiercelin, soutenue par des investisseurs. Je suis actuellement en phase de levée de fonds, à la fois en exploitant les dispositifs fiscaux TEPA et Dutreil, mais aussi en faisant directement appel à des investisseurs. Il s'agit de lever 5 millions, dont 2,5 millions sur 2016 et 2,5 millions sur 2017. Cette somme doit essentiellement servir à rénover un trimaran Ultime, l'un de ces géants des mers, que j'ai racheté en 2011, afin de le destiner aussi bien à la compétition qu'à de l'événementiel. Cette rénovation représente 140.000 heures de travail sur dix mois et de l'emploi pour 1.500 personnes.

Deuxième volet du projet, l'Academy a pour vocation d'intégrer de jeunes marins et techniciens pour les aider à passer des caps, voire pousser des projets qui n'ont pas réussi à lever suffisamment de fonds et qui restent à terre.

Enfin, le bateau servira de « Lab embarqué » pour des startups autour de deux thématiques principales : le bateau qui vole et l'intelligence artificielle. Depuis l'hydroptère, on a beaucoup progressé et on devrait bientôt pouvoir s'affranchir de la traînée. On y parvient déjà sur un plan d'eau, mais mon objectif, c'est de le faire en pleine mer, avec d'autres écuries, en utilisant l'intelligence artificielle et la masse de données disponibles aujourd'hui sur l'humain, la météo, etc. Poussé à l'extrême, ce concept se rapprocherait d'un voilier autonome. Il s'agirait bien entendu d'un projet expérimental, pas sportif, mais qui permettrait de déposer des brevets en association avec les unités de recherche de campus et d'entreprises innovantes.

Quelles seront les sources de revenus de la Company Thiercelin ?

Il y aura toujours une part de sponsoring, principalement dédié aux dépenses d'exploitation ; le volet événementiel comprend différentes prestations en mer essentiellement destinées au monde de l'entreprise ; sur le plan de l'innovation, on pourrait faire appel à du financement participatif pour des thématiques bien déterminées.

La possession du bateau, un actif tangible, renforce la solidité de l'entreprise. Le marché des Ultime est une niche, mais il fonctionne bien. Il y a eu trois transactions l'année dernière. Alors qu'il n'y avait que deux modèles en 2006, on en compte aujourd'hui 11, et il devrait y en avoir 14 en 2017. Je suis persuadé que cela va représenter une grande partie de l'avenir de la voile. Bien sûr, il est prévu dans le cahier des charges de la rénovation que l'Ultime puisse voler. La course en mer est la seule discipline qui se soit à ce point révolutionnée. En 1948, Gerbault faisait du 2 noeuds ; en 1980, Tabarly était à 10 noeuds, et aujourd'hui, on traverse l'Atlantique en 5 jours à plus de 50 noeuds !

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ENCADRÉ

Marc Thiercelin, le marin qui voulait voler

Le navigateur et entrepreneur entame une nouvelle aventure bâtie autour de son trimaran Ultime, l'un des rares « bateaux volants » qui voguent aujourd'hui.

700.000 km parcourus sur les mers depuis 1998, seul, en double ou en équipage ; cinq tours du monde en solitaire, dont quatre Vendée Globe, 22 transats, 260 compétitions sans aucun abandon... C'est la partie connue du parcours. Mais le navigateur Marc Thiercelin a aussi suivi, à 14 ans, le cursus d'ébénisterie de l'École Boulle ; dirigé un centre nautique à 20 ans avant de fonder et gérer plusieurs écoles de voile et de croisière ; enseigné pendant quinze ans ; monté dix projets et salarié 300 personnes au cours des trente dernières années.

Convaincu du potentiel économique immense que représente la mer, en particulier pour la France, il veut diffuser cette prise de conscience auprès des jeunes grâce à sa Fondation l'Or bleu, et caresse le projet d'un « cargo des métiers » ayant vocation à faire mieux connaître les nouveaux métiers de la mer, des biotech aux énergies marines, en passant par le démantèlement des navires. Il est actuellement sur le tournage de À la rencontre des peuples des mers, une série documentaire destinée à Arte, et pour laquelle il parcourt le monde, à la rencontre de peuples marins.

Avec sa Company Thiercelin, actuellement en phase de levée de fonds, il entame une nouvelle aventure, tout entière centrée autour d'un bateau.

Mais pas n'importe lequel. Marc Thiercelin a racheté l'un des 11 trimarans Ultime qui existent aujourd'hui. L'ex-Oman, construit en Australie puis monté à Oman en 2009-2010, est aujourd'hui sous hangar à Lorient, dans un état quasi neuf malgré une avarie après seulement dix mois de navigation.

L'essentiel des fonds recherchés (5 millions d'euros) a pour objectif de financer sa réparation pour en faire un « trimaran Ultime version 2017 », et l'aligner dans les courses, duels et records internationaux, dont les transats (Plymouth-New York) 2020, Jacques Vabre 2017 et 2019 (Le Havre-Itajaí Brésil), Route du Rhum 2018 (Saint-Malo-Guadeloupe), tour du monde en solitaire 2019, record autour du monde, etc.

Ces « grands oiseaux » qui traversent aujourd'hui l'Atlantique en cinq jours ont fait leur apparition récemment : quatre ont disputé la Route du Rhum en 2010 et sept en 2014, dont le Banque Populaire VII, qui a permis à Loïc Peyron de remporter la course.

Marc Thiercelin voit dans ces « bateaux qui volent » l'avenir de la voile. Mais, il ne se contente pas de vouloir aligner son trimaran Ultime dans les compétitions internationales à partir de 2017. Avant de le revendre après cinq ou six ans pour un montant estimé à 4 millions d'euros, il veut le rentabiliser en monétisant des prestations en mer et, surtout, en faire un véritable laboratoire embarqué, une « plateforme technologique » pouvant faire l'objet de différents programmes de R&D et d'innovations applicables aussi bien à la machine qu'aux marins, notamment autour de l'intelligence artificielle. D. P.

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Serie ETE2

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