"Pour une smart city d'intérêt général" (Pierre-René Lemas)

La Caisse des Dépôts a décidé de mobiliser toutes les ressources du groupe et de ses filiales autour de la smart city. L'institution de la rue de Lille, qui a retrouvé son rôle historique auprès des collectivités locales, veut jouer un rôle fédérateur auprès des maires et se servir de ce levier pour sa transformation interne.
Philippe Mabille
Pierre-René Lemas, directeur général du groupe Caisse des Dépôts.

LA TRIBUNE - Comment s'inscrit la ville dans la stratégie de la Caisse des Dépôts ?

PIERRE-RENÉ LEMAS - C'est un sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Si on se penche sur l'histoire de notre institution, fondée pour rétablir un lien entre les Français, leur épargne, et l'investissement public, on constate que nous avons eu trois grands projets depuis la dernière guerre mondiale. La reconstruction pendant les Trente Glorieuses ; la décentralisation dans les années 1980 ; l'adaptation à la mondialisation durant les années 1990-2000... Nous entrons avec le XXIe siècle dans une nouvelle ère, celle des quatre grandes transitions : écologique, numérique, territoriale et démographique. Le rôle de la Caisse des dépôts est d'accompagner ces transitions, avec comme horizon : 2030. On ne sait pas très bien définir ce que sera le monde dans quinze ans. Ce que l'on sait, c'est le chemin que l'on doit emprunter pour réussir ces quatre transitions.

La feuille de route de la transition énergétique a été bien posée par les accords de Paris lors de la COP21 : c'est le chemin vers un monde avec moins de 2°C de réchauffement du climat. Cela a des conséquences en termes d'adaptation de nos investissements et de notre façon de produire et de consommer l'énergie. La transition numérique concerne aussi tout le monde, individus comme entreprises et acteurs publics : nous allons vers un monde totalement digitalisé. La transition territoriale, on la voit aussi partout : c'est une évolution vers une organisation administrative de plus en plus décentralisée, où le pouvoir et les compétences redescendent vers l'échelon local le plus pertinent, que ce soit la commune, l'intercommunalité, la métropole ou la Région, et où les équilibres entre les villes et les mondes urbain ou rural sont à réinventer. La quatrième transition est démographique - et donc sociale - et traverse les trois précédentes.

La Caisse des dépôts est impactée directement par ces quatre transitions : nous sommes un acteur important du financement de l'économie, du développement durable et des territoires. La Caisse des dépôts a toujours été un acteur essentiel de la cohésion sociale : protection de l'épargne, prévoyance, retraite, à travers nos missions sur l'épargne réglementée ou via nos filiales. La transition démographique et sociale est donc au coeur de nos missions : nous gérons une retraite sur cinq, pour la fonction publique hospitalière et territoriale.

Pour l'avenir, nous réfléchissons à deux domaines qui sont en prise directe avec la ville : l'intergénérationnel, qui va de l'inclusion des jeunes dans l'emploi à la silver économie ; et le développement de plateformes individualisées de droits sociaux. Nous sommes le gestionnaire du compte personnel de formation et, au 1er janvier 2017, nous serons le gestionnaire du compte personnel d'activité créé par la loi El Khomri.

La Caisse des dépôts se met-elle au numérique ?

Beaucoup de choses commencent à sortir de terre : nous animons des travaux de place sur la blockchain, nous sommes avec Bpifrance un des principaux acteurs du financement des startups. À travers le programme des investissements d'avenir, la CDC est partie prenante des plans pour l'usine du futur.

Nous vivons aussi la digitalisation comme un défi interne : notre métier de tiers de confiance va être impacté par l'économie numérique décentralisée. Il faut redéfinir ce qu'est un tiers de confiance public dans ce cadre. Nous avons recruté un Chief Digital Officer et un Chief Data Officer. Toutes nos activités vont se digitaliser. Demain, nous devrons proposer des plateformes d'information et de services pour les retraités, les notaires, le secteur du logement social et même les collectivités locales. Nous avançons pas à pas, dans le dialogue avec les représentants du personnel avec lesquels nous avons négocié un accord sur l'évolution de l'emploi. Beaucoup de métiers seront transformés et, même si l'emploi était préservé, il ne faut pas que la Caisse des dépôts rate ce virage.

Que fait la CDC pour la transition énergétique ?

Nous avons mobilisé une enveloppe financière de 15 milliards d'euros sur la période 2014-2017, dont 10 milliards pour des prêts aux collectivités locales et aux organismes de logement social en faveur de la croissance verte ; et 4 milliards via Bpifrance pour financer des entreprises de la croissance verte. Nous distribuons des prêts à taux zéro pour accélérer la rénovation thermique des bâtiments, qui marchent au-delà de nos prévisions. C'est le signe que le mouvement est désormais bien lancé. Nous avons aussi redéfini notre politique d'investissement pour réduire progressivement l'empreinte carbone de nos portefeuilles d'actifs, qu'il s'agisse des infrastructures, de l'immobilier ou des actions. Le groupe Caisse des dépôts s'est fixé un objectif de réduction de son empreinte carbone de 20% par millier d'euros investis sur la période 2014-2020. Cet engagement porte sur la totalité des portefeuilles d'actions gérés en direct, soit une valeur boursière de 55 milliards d'euros. L'an prochain, le groupe fixera un objectif à l'horizon 2020 pour orienter l'ensemble de ses activités vers une trajectoire compatible avec l'objectif des moins de 2°C. Nous avons pris une autre initiative dont nous sommes fiers : notre filiale, CDC Biodiversité, qui a pris un engagement fort : pour 5 euros versés, on finance 1 m2 de territoire adapté au changement climatique jusqu'en 2050...

Que propose la CDC, et ses grandes filiales, comme Icade, Egis, SNI, dans l'immobilier ; Transdev dans le transport ; Bpifrance dans le financement, pour les villes dans le cadre des grandes transitions que vous évoquez ?

Nous menons une réflexion autour de la smart city depuis quelques années et le temps est venu pour nous de positionner une offre cohérente avec les activités très diverses du groupe. Au croisement de tout ce que nous faisons, on retrouve un dénominateur commun, celui de l'ingénierie de la ville. Est-ce que la smart city peut être un projet global, transversal, pour le groupe CDC dans sa diversité ? La réponse est oui, parce que la ville est aussi le creuset des solutions aux défis des quatre transitions que nous vivons.

En mettant ensemble toutes nos forces en commun avec nos filiales, nous pensons pouvoir offrir des solutions intégrées, proposer aux villes de faire plus, mieux et moins cher. Le plus, c'est de leur proposer une méthodologie globale. Mais évidemment en respectant le cadre des règles de la concurrence et des marchés publics.

Pour le Groupe, c'est une petite révolution y compris en termes de gouvernance managériale : c'est la première fois que nous envisageons de proposer une offre globale et cohérente en faisant travailler ensemble toutes les entités. Pour mener ce changement, nous nous sommes appuyés sur des équipes projets, confiées à de jeunes talents, afin de créer une dynamique interne.

Que signifie la « smart city » pour le groupe Caisse des dépôts, l'un des principaux acteurs auprès des collectivités locales ?

Je trouve que ce mot de « smart city » décrit mal la réalité qu'il veut traduire. C'est un mot-valise, déjà un peu ancien, inventé par des acteurs privés, du monde de l'informatique, qui pensaient trouver dans la ville intelligente une nouvelle « poule aux oeufs d'or ». Ce mot est daté et les élus en général ne l'aiment pas, en France, parce qu'il ne donne pas assez de place à l'humain, aux habitants. Il faudrait le remplacer, mais par quoi ? Ville intelligente, numérique, écologique, inclusive, résiliente, humaine, vivante : le fait urbain ne peut être compris dans sa complexité que par un archipel de mots, car les défis des villes sont par nature transversaux. C'est un concept très politique. Pour ma part, j'aime la référence aux « villes invisibles » du roman d'Italo Calvino (Le città invisibili, paru en 1972), dans lequel Marco Polo décrit à l'empereur Kubilai Khan 55 villes imaginaires. Cela montre bien qu'il y a plusieurs villes dans la ville et que cette réalité doit être prise en compte par ceux qui la gouvernent ou qui la construisent.

En quoi votre vision de la "smart city" diffère-t-elle de celle des acteurs des nouvelles technologies très présents dans ce domaine ?

Notre smart city n'est pas celle des Gafa [Google, Apple, Facebook, Amazon, Ndlr]... Nous travaillons pour une smart city d'intérêt général. Bien sûr, il s'agit d'en faire un business, si possible rentable. Mais en l'inscrivant dans le cadre de nos missions et de nos valeurs d'intérêt général. Un des sujets centraux, par exemple, c'est la gestion des données. Nous souhaitons promouvoir une gestion publique et ouverte des données, avec une approche partenariale. Pour nous, la ville intelligente doit être au bénéfice de tous : la technologie ne doit pas exclure une partie de la population qui, étant moins favorisée, n'y aurait pas accès.

On ne construira pas des quartiers où la smart city serait réservée aux plus riches. La smart city n'a de sens que si elle est inclusive, que si elle intègre une exigence sociale et écologique.

Comment allez-vous procéder ?

Nous allons construire des démonstrateurs avec différentes briques : transports intelligents et propres, bâtiments connectés, incubateurs, mais en prévoyant aussi une dimension de mixité sociale et de solidarité. L'idée est d'avoir une démarche intégrée pour l'ensemble du groupe, mais pas d'imposer des solutions intégrées, clés en main. Nous ne voulons pas agir seuls, mais en partenariat. On partira de la demande des collectivités locales et nous nous adapterons. L'objectif est de travailler avec les équipes municipales pour démontrer qu'il est possible de diminuer les coûts de la gestion urbaine.

On dit souvent que la "smart city" n'a pas trouvé son modèle économique...

Je dirais qu'il y a plutôt des modèles économiques. On peut faire faire des économies budgétaires à la ville, réduire les coûts. Par exemple, par la rénovation thermique des bâtiments publics, associée à nos prêts à taux zéro finançant 100% des travaux, cela peut produire un retour sur investissement entre quatre et six ans. Non seulement cela profite à court terme au secteur du BTP et aux artisans, mais cela baisse les dépenses de fonctionnement sur le moyen long terme.

La meilleure façon de travailler, c'est de développer des démonstrateurs. Nous allons le faire dans 8 villes : le Grand Lyon, Bordeaux Métropole, Toulouse, Besançon, Nice, Nantes, le pôle tertiaire de la Seine-Saint-Denis, et le futur Village olympique si Paris remporte l'organisation des JO de 2024. Ce dernier exemple est emblématique : il y a tout à faire, dans un écosystème hyperurbanisé. Il s'agit de bâtir un démonstrateur international et un laboratoire de la ville inclusive, dans un lieu qui sera pendant quinze jours un Village olympique.

La Cité « smart city » idéale vue par la CDC, à quoi ressemble-t-elle ?

Elle combine une quinzaine d'éléments, qui sont autant de briques : le véhicule autonome, les motorisations alternatives, les parkings intelligents, les nouvelles formes de mobilité, la valorisation des data urbaines, les bâtiments connectés, les espaces et l'éclairage publics intelligents, les énergies propres et renouvelables et l'économie circulaire. On ne parle d'ailleurs plus seulement de bâtiments intelligents, connectés, à énergie positive, mais de logements réversibles, adaptables dans un parcours résidentiel nouveau, qui s'adapte aux âges et aux circonstances de la vie. Pourra-t-on demain construire des logements s'adaptant à l'évolution des familles, à la multiplication des divorces générant des familles recomposées. La smart city doit prendre en compte la réalité de la vie des habitants des villes.

Notre projet est donc ambitieux, mais le risque est que l'objet, la smart city, soit trop imprécis. Si cela marche, cela voudra dire que nous avons réussi à nous adapter aux attentes des collectivités locales. Tout cela se fera évidemment dans le cadre concurrentiel qui est celui du monde local.

Philippe Mabille
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