Après la reconnaissance du génocide arménien, quel avenir pour le couple germano-turc ?

Début juin, le Parlement allemand a reconnu comme génocide le massacre des Arméniens sous l'Empire ottoman en 1915, provoquant l'ire de la Turquie. Mais ce vote peut-il vraiment entacher les relations entre Ankara et Berlin ?
Sarah Belhadi
Angela Merkel et Recep Tayyip Erdogan au premier Sommet humanitaire mondial à Istanbul le 23 mai.

Quelques heures seulement après le vote du Bundestag reconnaissant le génocide arménien de 1915, le président turc Erdoğan n'a pas tardé à contre-attaquer, en promettant, comme à son habitude, des sanctions. Certes, l'ambassadeur de Turquie en Allemagne a aussitôt été rappelé. Mais un mois après ce vote polémique, Ankara est bien silencieuse.

Pour l'instant, à l'exception de la décision de la chaîne de télévision Kanal D (contrôlée par le pouvoir) de mettre fin à sa collaboration avec la chaîne allemande ZDF, aucune sanction économique n'a été annoncée. "Il s'agit d'une menace en l'air d'Erdoğan, dans le cadre d'un discours destiné à son électorat", observe Deniz Akagül, économiste et maître de conférences à l'université de Lille. "Il y a sans doute ici ou là des menaces mises à exécution de portée symbolique, sans conséquences sur les rapports économiques turco-allemands", poursuit-il. "Ce sont des gesticulations", note de son côté Bayram Balci, chercheur au Ceri (Centre d'études et de recherches internationales de Sciences Po).

Le précédent français

Néanmoins, cette situation n'est pas sans rappeler les événements qui suivirent la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement français en janvier 2001. "La réaction turque de l'époque était de loin encore plus virulente avec des menaces de boycott des produits français", se souvient Deniz Akagül. A cela s'ajoutent des manifestations officielles et populaires. Mais là aussi, la réalité économique avait fini par reprendre le dessus.

"Pour les Turcs, ce boycott revenait à se tirer une balle dans le pied. La décision d'arrêter la production chez Oyak-Renault(1) par exemple, revenait à créer des milliers de chômeurs, non seulement dans les usines de Renault à Bursa (nord-ouest de la Turquie, ndlr), mais aussi chez les équipementiers turcs", détaille Deniz Akagül.

Réalisme économique

Même si Ankara voudrait sanctionner Berlin, il sera difficile pour elle de faire la fine bouche et de se séparer d'un partenaire commercial  qui absorbe 10% des exportations turques chaque année. En 2015, leur nombre a même augmenté de 8,4% par rapport à 2014, pour atteindre 14,4 milliards d'euros, d'après le chiffres du ministère des Affaires étrangères allemand. Il faut également noter que l'Allemagne fournit le plus d'investissements directs étrangers (IDE) à la Turquie (soit 10,7% en 2014) après les Pays-Bas (17,6%).

Pour Berlin, la réciproque est aussi valable. D'après les données du Bureau fédéral des statistiques allemand, la Turquie s'est classée 14ème dans le palmarès des exportations allemandes en 2015. Elles ont atteint les 22,4 milliards d'euros en 2015 (soit +16% par rapport à 2015). Par ailleurs, en 2015, la Turquie totalise 6.015 firmes allemandes sur 41.397 entreprises à capitaux étrangers. De grands groupes sont présents dans le pays comme BASF, Mercedes ou l'énergéticien RWE.

Avec des économies imbriquées, « on s'aperçoit que la réalité économique prend le dessus, pour reléguer au second plan les discours populistes destinés à la politique intérieure », note Deniz Akagül. L'année dernière, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et l'Allemagne a atteint les 36,8 milliards d'euros en 2015, contre 32,6 milliards d'euros en 2014.

 "Turcs d'Allemagne"

L'Allemagne et la Turquie ne sont pas liées uniquement pour des questions commerciales. Si les relations entre le couple germano-turc sont anciennes (elles existent au moins depuis 1888), l'accord signé en octobre 1961 a donné une nouvelle dimension à la relation entre les deux pays. Il avait vocation à faire venir des travailleurs de Turquie en République fédérale pour répondre aux besoins du marché. On les appelle les "travailleurs invités" ou "Gastarbeiter". Par la suite, de nombreux turcs émigrés en Allemagne lancent leur business dans des secteurs différents : BTP,  restauration ou textile. En 2013, l'Allemagne comptait 92 000 firmes créées par des ressortissants turcs dans tous les secteurs.

Selon la Chambre de Commerce turco-allemande, ces entreprises réalisent un chiffre d'affaires de 45 milliards d'euros, et créent environ 450.000 emplois. « À titre de comparaison, en 2005, on comptait 60.000 entreprises, avec un chiffre d'affaires de 30 milliards d'euros et 366.000 emplois générés avec une contribution à hauteur de 2,2% dans le PIB allemand », note Deniz Akagül. L'Allemagne compte aujourd'hui 3 millions de personnes turques ou d'origine sur son territoire, soit la première population d'origine étrangère outre-Rhin.

Le mythe de la Turquie moderne entaché

La question du devoir de mémoire -la reconnaissance du génocide arménien- bouleverse la mémoire collective et chamboule les fondements de la Turquie moderne créée en 1928 par Mustafa Kemal. Dans un article du Monde diplomatique publié en 2001, le sociologue et historien turc Taner Akçam citait Ernest Renan (2) : "L'oubli et même l'erreur historique sont un facteur essentiel de la création d'une nation", avant d'ajouter que "les fondateurs de la jeune République turque ont scrupuleusement appliqué cette règle".

En Allemagne, les lobbys turcs ont d'ailleurs tout fait pour empêcher ce vote. 537 associations ont tenté de faire pression sur les députés allemands en leur demandant de ne pas approuver cette résolution, rappelait le journal Le Monde début juin. Pourquoi, dans un tel contexte, le Bundestag a-t-il voté une résolution sur le génocide arménien ?

 Merkel rappelle à Erdogan les règles du jeu

Depuis octobre 2015, au sein de l'Union européenne, Angela Merkel joue seule la carte diplomatique avec Ankara, partenaire clé dans la résolution de la crise des migrants. Officiellement, cette résolution présentée par les partis de la coalition (CDU/CSU-SPD) et les Verts a mis mal à l'aise la chancelière et son ministre des Affaires étrangères, Sigmar Gabriel. Ils n'ont d'ailleurs pas participé au vote.

Pourtant le 31 mai, Merkel a donné son approbation au texte. "Elle a encouragé l'initiative mais cherche à la jouer fine. L'accord sur les migrants (trouvé en mars 2016) n'est pas encore acquis. Si jamais elle doit rediscuter avec Erdoğan, elle pourra toujours lui dire qu'elle n'a pas pris part au vote et lui rappeler qu'en Allemagne certaines choses ne dépendent pas que d'elle", observe Bayram Balci, chercheur au Ceri-Sciences-Po. "Une manière de lui faire comprendre subtilement que l'Allemagne, c'est la démocratie".

(1): Oyak-Renault est un constructeur turc du groupe automobile Renault

(2) : Ernest Renan « Qu'est-ce qu'une nation ? », conférence à la Sorbonne, Paris, 11 mars 1882.

Sarah Belhadi
Commentaires 2
à écrit le 08/07/2016 à 12:34
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"Si jamais elle doit rediscuter avec Erdoğan, elle pourra toujours lui dire qu'elle n'a pas pris part au vote et lui rappeler qu'en Allemagne certaines choses ne dépendent pas que d'elle". Pas plus que l'histoire qui elle est en marche à son rythme e...

à écrit le 07/07/2016 à 11:23
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C'est un excellent article, bravo et merci. Oui tout ces tyrans de pacotille qui galvanisent la foule en leur refourguant des discours populistes et simplistes ne sont finalement intéressés que par le pouvoir et l'argent, ils trompent les gens po...

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