Cela fait bientôt dix mois que l'Europe a trouvé un compromis sur un « plan de relance ». Cet accord actant le principe d'une dette partagée au niveau européen avait été arraché aux Vingt-sept au cours de l'été dernier quelques semaines après le début de l'épidémie. La presse avait alors qualifié cette décision d'« historique ». Emmanuel Macron s'en félicitait. Comme un appartement acheté sur plan, les promesses de relance européenne pouvaient apparaitre séduisantes : création d'un fonds commun (avec notamment 10 milliards d'euros pour la transition écologique et 47,5 milliards à la cohésion des territoires de l'Europe), et versement de larges subventions (312,5 milliards) aux pays ayant subi le plus lourd impact. Les principaux bénéficiaires : l'Italie, l'Espagne... et la France.
Et pourtant. Depuis, rien n'a bougé, ou presque. Surtout, rien n'a été versé ! Bref, le plan a été « acheté », mais aucun édifice n'est sorti de terre. De fait, alors que l'épidémie fait encore rage sur le continent européen, bloquant chaque pays à tour de rôle dans d'interminables « confinements » à répétition, les 750 milliards d'euros qui doivent constituer ce « plan » restent pour l'instant un rêve totalement abstrait pour chacune des économies et populations européennes.
Les gouvernants se sont bien gardés de faire étalage de ce retard à l'allumage. Car celui-ci s'explique par l'inertie européenne habituelle : car pour que le plan soit effectif, il est nécessaire que l'ensemble des Etats membres le ratifient. Et à ce jour, c'est près d'une dizaine de pays qui n'ont toujours pas ratifié le traité. Sans compter que chaque pays doit rendre sa copie à Bruxelles avant la fin avril pour présenter la manière dont ils comptent utiliser l'argent promis dans leur relance... Pour l'instant, seul le Portugal a déposé la version finale de son plan de relance et de résilience (PRR) à la Commission européenne. Lisbonne donne l'exemple alors que le pays assure depuis le 1er janvier 2021 et jusqu'au 30 juin 2021 la présidence tournante de l'Union.
Parmi les pays retardataires pour la ratification, on trouve l'Allemagne, l'Autriche, la Pologne, les Pays Bas, la Lituanie, l'Estonie, la Finlande, la Roumanie et l'Irlande. Parmi eux, certains renâclent toujours pour des raisons de fond, comme le premier ministre hongrois Viktor Orban qui n'est pas d'accord avec la Commission sur l'utilisation des 16 milliards qui lui seront versés. Mais le processus en Allemagne était jusqu'à présent bloqué du fait d'un recours contestant le principe d'une dette partagée au niveau européen auprès de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Outre-Rhin, ce dernier obstacle vient d'être levé cette semaine : recours rejeté.
De son côté, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, fait dans la méthode Coué, en rappelant que « pour les premiers paiements puissent être effectués, nous avons besoin que tous les États membres aient approuvé la décision relative au ressources propres. Je suis convaincue que tout sera en place d'ici l'été. » Une apparence volontariste qui se veut une réponse à Emmanuel Macron et Mario Draghi. Le président français et le président du Conseil italien ont en effet affirmé cette semaine, lors d'un entretien téléphonique, « la même volonté de voir rapidement se conclure la ratification du plan de relance européen ».
L'Union Européenne en retard d'une guerre
« Rapidement ». Est-il encore utile d'utiliser ce terme, tant l'Union Européenne apparait en retard d'une guerre ? Sur les vaccins, comme sur la relance économique. Car, depuis l'année dernière, trois plans d'urgence ont déjà été approuvés et mis en place aux Etats Unis. Dès mars 2020, l'administration Trump injectait 2 000 milliards de dollars dans l'économie américaine (dont 274 milliards consacrés à la seule lutte contre le covid et 377 milliards en subventions et aides directes aux entreprises). Ce plan extraordinaire fut complété dès juillet par un plan de 1100 milliards de dollars, dont 111 milliards entièrement consacrés à la recherche, aux traitements, aux tests et aux médicaments... Ce qui peut expliquer aussi pourquoi les Etats Unis ont réussi à vacciner en si peu de temps une bonne partie de leur population. Et rebelote avec l'administration Biden qui adopta début mars un nouveau plan extraordinaire de 1900 milliards de dollars.
Comme si cela ne suffisait pas, Biden et son équipe décida fin mars de doubler ce plan d'urgence d'un programme pour l'emploi et les infrastructures américaines de 2290 milliards de dollars qui doit s'étaler sur huit ans. Un quart de cet argent ira aux transports (véhicules électriques, routes, ponts...), un autre au logement, aux écoles, aux connexions internet, le reste sera dévolu à la santé, aux personnages âgées, à la recherche, à l'industrie, et à la transition énergétique. Cela, alors que les Etats-Unis ont confirmé cette semaine leur retour dans le concert de l'Accord de Paris sur le Climat et relevé à 50% d'ici à 2030 leurs engagements de réduction des émissions de C02.
L'idée est de rendre l'économie américaine davantage autonome et pourvoyeuse d'emplois sur son sol. Traumatisés par le trumpisme et la montée de la Chine, les démocrates veulent aider les classes moyennes, et renforcer coûte que coûte l'économie américaine. Contrairement à l'Europe, les Etats Unis ont clairement intégré depuis une dizaine d'années qu'ils étaient désormais en guerre économique contre la Chine. Et ils ont décidé de s'en donner les moyens, comme du temps des grands travaux initiés par Franklin Delano Roosevelt après 1929.
Biden « Delano Roosevelt » aux manettes keynésiennes
Le président Joe Biden ne cache pas qu'il puise d'abord son inspiration chez son illustre prédécesseur. Il a même placé le portrait de « FDR » dans le bureau Ovale. Ses conseillers reprennent en choeur la formule rooseveltienne « Il faut agir et agir maintenant ! ». À l'époque, le programme du « New Deal » avait consisté à instaurer des aides massives à l'économie, à l'agriculture... Une institution fédérale, la Tennessee Valley Authority, avait même été créée pour aménager une région entière. En 100 jours, quinze réformes d'urgence avaient été adoptées.
Biden rompt donc franchement avec la révolution conservatrice de Ronald Reagan, les préceptes de l'école de Chicago, et le néolibéralisme. En France, l'intellectuel Emmanuel Todd avait d'ailleurs anticipé cette inflexion américaine, en pointant la contradiction d'une partie de la gauche française (en l'occurence Jean Luc Mélenchon) à ne pas vouloir jouer la carte américaine, tout en critiquant l'Europe et l'Allemagne.
Ce véritable changement d'ère est pourtant un mouvement mondial. Le FMI, temple de l'orthodoxie budgétaire durant de nombreuses années, plaide désormais pour l'ouverture des vannes de la dépense publique. L'institution financière a évoqué l'éventualité d'une « taxe covid » supportée par les contribuables fortunés et les sociétés transnationales. Quant à l'OCDE, elle propose de mettre enfin en place l'impôt minimal sur les sociétés au niveau mondial, avec cette fois-ci le soutien de Washington.
Dans ce contexte, autant dire que l'Europe est à contre-temps. Alors bien sûr, les économies européennes fonctionnent avec davantage de filets sociaux. En France, le recours au chômage partiel massif a permis à une majorité de Français de pouvoir lutter plus sereinement contre le virus. Mais l'Europe n'a pas seulement besoin d'acheter la paix sociale, elle a également besoin d'investir massivement sur le long terme pour ne pas se voir déclassée au niveau mondial en plein choc USA/Chine.
Justement, l'Espagne, de son côté, n'a pas voulu attendre. En amont de la saison touristique, Madrid a d'ores et déjà avancé 27 milliards d'euros sur ses deniers nationaux, en attendant que les fonds européens ne soient versés. Car à force d'attendre, les peuples européens, exténués par plus d'un an d'épidémie, risquent de gronder dans les prochains mois si l'Europe n'agit pas.