Fiscalité : les 13 milliards d'Apple, un coup d'épée dans l'eau ?

L'obligation faite à Apple par la commissaire européenne à la Concurrence de rembourser 13 milliards d'euros à l'Irlande montre que l'Union peut agir pour mettre un terme à une pratique fiscale pour le moins généreuse pour les multinationales. Mais pour que cela ne reste pas qu'un exemple, comme le montre le cas d'Amazon, il faudra que les administrations fiscales des pays européens collaborent réellement et que les Etats-Unis fassent évoluer leur législation.
La tranquille assurance de Margrethe Vestager, connue pour sortir parfois son tricot pendant les réunions, ne trompe toutefois personne, surtout pas elle. Depuis presque 20 ans que le G20 et l'OCDE ont annoncé une croisade contre la « planification fiscale agressive » des multinationales, les progrès sont ténus. Le taux effectif d'imposition des entreprises planétaires n'a jamais cessé de baisser.

Margrethe Vestager ne figure pas sur les photos du G20 de Hangzhou qui s'est achevé le 5 septembre sur la promesse d'établir une liste mondiale des paradis fiscaux. Pourtant, elle y avait sa place, au moins dans les têtes des grands de ce monde, où persistait le souvenir tout frais de la commissaire à la Concurrence, le 30 août, à Bruxelles, dans une robe gris bleu parfaitement assortie à ses yeux, le sourire aux lèvres et les épaules un peu tombantes, annonçant face à un mur de photographes la décision symboliquement et financièrement la plus lourde qu'une autorité européenne ait jamais prononcé à l'égard d'une multinationale américaine : l'"illégalité" des accords fiscaux passés entre Apple et l'Irlande. Ils avaient « artificiellement réduit la charge fiscale d'Apple pendant plus de deux décennies ». Apple devait à présent « rembourser ces bénéfices pour un montant allant jusqu'à 13 milliards d'euros plus les intérêts ». Dont acte.

"Politique pourrie"

Le patron d'Apple, Tim Cook, pouvait toujours bouillir de rage et parler de « politique pourrie », le gouvernement irlandais, qui se serait bien passé de devoir présenter une telle facture à l'un de ses meilleurs clients, hésitait entre la colère et la honte d'avoir permis au géant américain d'abaisser son taux d'imposition des bénéfices à 0,005%. Margrethe Vestager avait fait mouche.

Mais la tranquille assurance de l'ancienne ministre des Finances danoise, connue pour sortir parfois son tricot pendant les réunions, ne trompe toutefois personne, surtout pas elle. Depuis presque 20 ans que le G20 et l'OCDE ont annoncé une croisade contre la « planification fiscale agressive » des multinationales, les progrès sont ténus. Le taux effectif d'imposition des entreprises planétaires n'a jamais cessé de baisser. Les pertes fiscales pour les Etats de la planète atteindraient 100 à 240 milliards de dollars, selon l'OCDE. Une estimation basse. L'administration Obama, qui a tenté en vain de rapatrier une partie des sommes colossales que les multinationales américaines logent dans des paradis fiscaux en leur promettant d'appliquer une taxe libératoire de 14% (au lieu de 35%), espérait faire rentrer 238 milliards de dollars dans les caisses du budget fédéral correspondant à environ 1700 milliards. Le Congrès n'en a pas voulu.

Les géants mondiaux s'adaptent

Au fur et à mesure que les dirigeants publics multiplient initiatives et déclarations, les géants mondiaux s'adaptent, jouant, comme jamais, de la concurrence fiscale entre Etats et de l'ambivalence de leurs dirigeants. Dénouer l'écheveau de montages fiscaux protégés par le goût du secret des administrations fiscales prend des années, quand il suffit de quelques actes notariés pour faire disparaître une société, en changer les actionnaires.

Exemple : Amazon et ses arrangements avec le Luxembourg, un des deux autres cas, avec McDonald's, sur lequel est encore attendue Margrethe Vestager. Comme Apple, Starbucks, Google et Fiat, elle l'a trouvé sur son bureau en arrivant à Bruxelles.  Le 7 octobre 2014, son prédécesseur, Joachim Almunia, sur le départ, signe la lettre que les limiers de la « DG Comp » lui proposent d'adresser au ministre des Finances luxembourgeois Jean Asselborn. Sur 25 pages s'étalent les détails d'un montage juridique qui permet le transfert de la quasi-intégralité des bénéfices réalisés par les filiales européennes réunies sous le chapeau d'Amazon EU sarl vers Amazon Europe Technologies Holding constituée sous la forme d'une société en commandite simple (SCS).

Le Delaware et sa générosité fiscale

Cette forme juridique la rend « transparente » au regard du fisc luxembourgeois. Autrement dit, l'intégralité de ses bénéfices remonte, non taxé, à ses deux « associés solidaires », implantés à mi-chemin entre Philadelphie et Washington, dans le Delaware. Un Etat connu, outre pour sa réticence à abolir l'esclavage, pour sa générosité fiscale : il compte autant de sièges d'entreprises que d'habitants, environ un million. Grâce à ce montage et à ses accords fiscaux avec le grand Duché, Amazon ne paye pratiquement pas d'impôts ni au Luxembourg, ni ailleurs en Europe alors qu'il réalisait en 2013 environ 40% de ses 74 milliards de dollars de chiffre d'affaires hors des Etats-Unis, principalement en Europe.

Les juristes de la Commission soupçonnent d'illégalité le transfert vers la SCS et déplore de n'avoir jamais réussi à s'en faire communiquer la méthodologie dont l'administration luxembourgeoise lui assure qu'elle était détaillée dans une note... qu'elle ne lui a pas communiquée. Le calcul de la « redevance » pour droit de propriété intellectuelle qui serait à son fondement ne respecterait pas les règles de l'OCDE sur les prix de transfert.

Amazon s'est adapté

Amazon radiation

Aujourd'hui, deux ans après l'envoi de cette lettre, trois ans et demi après sa première demande d'information, l'autorité européenne de la Concurrence n'a pas encore rendu sa décision. Amazon, en revanche, s'est adapté. Dans la base de données publiques du registre du commerce luxembourgeois que nous avons consultée en ligne, est enregistré un certificat de radiation de Amazon Europe Holding Technologies (voir ci-dessus), daté du 14 juin 2016. Amazon EU sarl bénéficie, elle, d'une « exemption de l'obligation d'établir des comptes consolidés » qui lui permet de faire enregistrer en guise de comptes annuels ceux de « sa société mère ultime, Amazone.com, Inc » (sic), selon un autre document daté du 27 avril.

Où arrivent désormais les bénéfices réalisés par Amazon en Europe ? La nouvelle organisation s'est-elle accompagnée de nouveaux accords fiscaux avec l'administration luxembourgeoise ou avec celles d'autres pays européens ? On le saura peut-être dans cinq ou six ans, si la Commission décide d'ouvrir une nouvelle enquête, à moins que...

Tant que les administrations fiscales n'agissent pas de concert

A moins que les administrations fiscales européennes ne mettent en pratique ce que prônent leurs dirigeants politiques : faire payer aux multinationales leurs impôts là où elles réalisent leurs bénéfices effectifs. Ils en ont, plus qu'avant, les moyens. Ces derniers mois, les Vingt-Huit se sont mis d'accord pour se communiquer entre eux les tax rulings qu'ils passent avec les multinationales... tout en limitant l'accès que la Commission européenne peut y avoir. Ils ont aussi transposé en droit européen certaines recommandations de l'OCDE contre les pratiques agressives, comme les prix de transfert. Cette année, Michel Sapin, le ministre de l'Economie et des Finances français, a annoncé le recouvrement de plus de 2 milliards d'euros d'impôts sur les sociétés grâce à ses enquêtes sur les prix de transfert des multinationales.

Mais tant que les administrations n'agissent pas de concert, les multinationales pourront continuer à faire s'évaporer leurs bénéfices, faire les choux gras de leurs actionnaires et couvrir les dépenses de recherche et de marketing de leurs sièges américains... avec les impôts qu'elles auraient dû payer en Europe... ou aux Etats-Unis Le vote, en 2004, par la Congrès américain, d'une amnistie fiscale des profits offshore des groupes américains rapatriés (contre une taxation de 5,25%) coïncide avec une vague de renégociation des rulings en Europe. De là à penser que l'Union européenne est un peu le Delaware 2.0 des multinationales américaines, il n'y a qu'un pas.

"Une taxation juste est essentielle"

A Hangzhou, en Chine, Jean-Claude Juncker a salué au sujet d'Apple une « décision historique »... avant de répéter presque mot pour mot ce qu'il avait dit lors de son premier discours sur l'état de l'Union en 2015 : « Une taxation juste est essentielle si nous voulons restaurer la confiance de nos citoyens dans l'économie mondiale ». Il parle d'or. Son pays n'en a pas moins cherché à priver l'autorité européenne de la concurrence d'informations essentielles... à l'époque où il le dirigeait, comme le lui reproche l'eurodéputé Eva Joly dans son récent pamphlet « Le loup dans la bergerie » (*).

D'ici à ce que le G20 tienne effectivement sa promesse de construire un « système fiscal international mondialement juste et moderne », comme l'indique le communiqué de Hangzhou, Margrethe Vestager devrait avoir largement le temps de s'exercer au détricotage de l'actuel imbroglio fiscal mondial... tout en nouant les mailles de quelques autres de ces poupées en forme d'éléphant qu'elle affectionne.

(*) Editions les Arènes, 2016

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 32
à écrit le 08/09/2016 à 6:30
Signaler
Il n'y a pas de taxation juste mister Junker ....seulement de la prédation fiscale exponentielle. . indexée sur la démagogie et l'idéologie des gouvernements, au moins à l'époque des Rois , la dîme, la taille , la gabelle étaient des impôts plus équ...

le 08/09/2016 à 18:05
Signaler
Du pipeau tout ça ! Vous connaissez le pipotron (cherchez sur Google) : ça pourrait vous être utile ; vous gagneriez du temps...

le 08/09/2016 à 20:30
Signaler
@labo, vous n'êtes pas obligé , de faire découvrir aussi rapidement votre sous culture ...excusez moi , mais , je ne peux être d'aucune utilité pour vous...chercher les réponses sur Google et prenez votre temps......

à écrit le 07/09/2016 à 21:22
Signaler
La volonté politique, cela existe toujours, le courage aussi. Iles t particulièrement choquant de constater que depuis 20 ans la lutte contre la fraude fiscale progresse pas ou si peu. Lorsque Barack Obama défend Apple contre la Commission Européen...

à écrit le 07/09/2016 à 20:59
Signaler
Plus c'est gros, plus ça passe ! Il est gonflé quand même ! Il ne paie pas d'impôts, il fait fabriquer sa camelote dans les pays où la main-d'œuvre est quasi gratuite, et c'est lui qui parle de "politique pourrie" !!!

à écrit le 07/09/2016 à 18:17
Signaler
Comprendre les paradis fiscaux. Tel est le titre essentiel. Penser qu'ils existent et que les gouvernements ne les voudraient pas est d'une crédulité sans nom... il convient de commencer à convenir des idéologies qui empêchent une réflexion convenabl...

à écrit le 07/09/2016 à 18:16
Signaler
Comprendre les paradis fiscaux. Tel est le titre essentiel. Penser qu'ils existent et que les gouvernements ne les voudraient pas est d'une crédulité sans nom... il convient de commencer à convenir des idéologies qui empêchent une réflexion convenabl...

à écrit le 07/09/2016 à 18:16
Signaler
Comprendre les paradis fiscaux. Tel est le titre essentiel. Penser qu'ils existent et que les gouvernements ne les voudraient pas est d'une crédulité sans nom... il convient de commencer à convenir des idéologies qui empêchent une réflexion convenabl...

à écrit le 07/09/2016 à 16:02
Signaler
Juste quelques remarques incidentes à cet article : Ce que beaucoup de médias nomment " optimisation fiscale" est en réalité de l'évasion fiscale au mieux, quand ce n'est pas tout simplement de la fraude fiscale, voir de l'abus de droit. Nommons les ...

à écrit le 07/09/2016 à 15:13
Signaler
Pour moi les géants type Apple me font 1000 fois plus peur que les illuminés venant d' orient, mais la plupart des citoyens n' ont pas cette conception des choses..

le 07/09/2016 à 21:30
Signaler
Vous avez absolument ce sont eux et le système de la mondialisation libérale qui non seulement nous menacent, mais détruisent notre société, notre mode de vie, et dans les pays pauvres détruisent des régions, des économies, des gens meurent tous les...

à écrit le 07/09/2016 à 14:14
Signaler
C'est pourtant évident, il faut faire payer à la source une juste partie de chaque paiement reçu doit être versé instantannément et automatiquement sur les comptes de l'état concerné (idem pour la TVA si toutefois les décideurs politiques souhaitent ...

à écrit le 07/09/2016 à 12:39
Signaler
Ne nous y trompons pas. La commission, c'est comme un éléphant (en France on sait ce qu'est un éléphant) et les multinationales sont des chimpanzés qui d'astuce en astuce financière virevoltent au paradis de la finance !!

à écrit le 07/09/2016 à 12:07
Signaler
En n'encaissant pas d’impôts (ou si peu) de la part d'Apple, l Irlande a volé les autres pays Européens des taxes qu'ils auraient encaissées si Apple n'avait pas été attiré en Irlande. Le butin de ce vol, c'est les entreprises étrangères qui vont all...

le 07/09/2016 à 13:09
Signaler
Rien n'empêche de refaire une autre union dans les prédateurs fiscaux et de sortir de l'UE

le 07/09/2016 à 14:39
Signaler
Il aurait alors fallu mettre dehors 27 des 28 etats membres, France inclus. Les tax ruling existent dans tous les pays. Tres recemment, l'UEFA en a bénéficié pour l'Euro en France par exemple. C'est donc une réforme complete de l'approache en matière...

le 07/09/2016 à 21:50
Signaler
@KidA Oui, c'est vrai ! Mais l'échelle n'est pas la même. Et ça montre que l'Europe solidaire ça n'est pas prêt d'exister ... C'est déprimant !

à écrit le 07/09/2016 à 11:31
Signaler
Affligeant ces technocrates prédateurs de la commission européenne , ils veulent l'argent des investisseurs et entrepreneurs du marché libre...en applicant les préceptes de l'économie dirigée..... ! seraient marxo/socialistes...?

le 07/09/2016 à 14:40
Signaler
Les technocrates ne font qu'appliquer les règles votés par les gouvernements élus d'Europe sur les aides d'etats, laquelle mission leur a d'ailleurs été confiée par les mêmes états.

le 07/09/2016 à 15:19
Signaler
le "marché libre" ne signifie nullement hors taxes

le 07/09/2016 à 15:31
Signaler
Ils le sont !

à écrit le 07/09/2016 à 10:55
Signaler
Pays souverain et pragmatique ou pays dépendant du dogmatisme des fonctionnaires de Bruxelles? Cela confirme bien que l'UE préfère avoir des chômeurs sans défense se faisant concurrence plutôt que de participer à la création d’emplois qui nous sorti...

le 07/09/2016 à 12:11
Signaler
Création d'emploi en Irlande, disparition d'emploi dans les autres pays européens.... et moins d'impots donc disparition de budgets publics : moins d'investissements (donc moins d'activité privées ), moins de policiers, moins de personnel dans les ho...

le 07/09/2016 à 14:31
Signaler
Oui Labo c'est juste, mais Bruxelles prône la concurrence libre et non faussée, quand il s'agit de l'Allemagne avec ces travailleurs détachés de l'est on ne dis rien et pourtant les conséquences sont les mêmes.

le 07/09/2016 à 14:43
Signaler
Donc vous trouvez normal qu'une multinational paye quasiment aucun impot quand ses concurrents de moindre taille paye le taux normal? Je vous rappelle d'ailleurs que l'irlande a souverainement voté en faveur de la règlementation européenne sur les ...

le 07/09/2016 à 15:33
Signaler
L'UE est une institution dictatoriale composée de non élus qui ne savent rien faire hormis piquer qui sera dissoute sous peu moi je vous le dis ! Nos dirigeant nous ont mis sous tutelle alors reprenons et au plus vite notre destin en mains !

à écrit le 07/09/2016 à 10:35
Signaler
Que fait l'UE ? L'UE a un parlement non ? En attendant j'engage le consommateur à ne plus acheter ces marques, ces marques qui veulent utiliser quotidiennement nos services sans rien débouser , en laissant le soin de faire payer par d'autres.. Cela ...

à écrit le 07/09/2016 à 10:20
Signaler
Les USA se sont acharnées à faire payer d'importante sommes à des entreprises européennes et notamment françaises. C'est normal que l'inverse soit possible et j'espère que l'union européenne imposera sa décision et ne reculera pas.

à écrit le 07/09/2016 à 10:11
Signaler
Merci pour cet article, d'autant que maintenant que ces multinationales se sont construits d'énormes magots en ne payant pas d'impôts ils pourraient faire un effort. Maintenant les politiciens étant compromis avec les hommes d'affaires ils peuven...

à écrit le 07/09/2016 à 9:58
Signaler
C'est un peu facile pour Apple et son president Tim cook (Mr cuisine ?) de dire que la politique de l'union europeenne et de ses sanctions fiscales est une "politique pourrie" pour le commerce et pour le developpement d'Apple en Europe : mais que rep...

le 07/09/2016 à 16:09
Signaler
Apple n'est pas que je sache le seul opérateur dans son domaine, on peut continuer à "respirer" sans les produits d'Apple (ce qui est mon cas) par contre lorsque la végétation de la planète ne sera plus suffisante pour la photosynthèse, là on aura un...

le 07/09/2016 à 18:20
Signaler
Le pire dans tous sa est que l'Irland a été aider par l'EU et la BCE pour sortir de la crise sans trop de bobo. Et aujourd'hui il leur manque de l'argent pour leur système d'assurance maladie.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.