"Ne nous emballons pas avec le numérique" Thierry Derez (Covéa)

Pour Thierry Derez, PDG de Covéa (Maaf, MMA, GMF), premier assureur auto en France, rien ne sert d'accélérer la révolution numérique dans l'assurance, au risque de perturber les assurés. Propos recueillis par Ivan Best
Ivan Best
Thierry Derez, Pdg de Covéa

LA TRIBUNE - La plupart des assureurs français angoissent à l'idée de prendre du retard dans la révolution numérique. Où en êtes-vous ?

THIERRY DEREZ - La position du groupe sur le sujet est assez claire. Nous voulons suivre les contours et les conséquences du numérique, au plus près, sans aller trop vite. Le bon tempo est une dimension essentielle pour Covéa : il faut à la fois marcher résolument, avancer pour coller aux attentes des sociétaires et clients, et en même temps ne pas surinvestir, au sens où l'on investit une place, au risque d'être en rupture avec les habitudes et les comportements des consommateurs.

Nous sommes très attentifs à l'évolution des techniques et de leur utilisation. Prenons l'exemple de celle du téléphone : l'objet a 120 ans, mais c'est seulement à partir des années 1980 que les clients des assurances ont commencé à vraiment l'utiliser dans leurs relations avec leur compagnie.

Le client doit pouvoir choisir son mode de contact, c'est ce que nous appelons le transcanal. La même personne peut rencontrer un conseiller physiquement, peut traiter son dossier au téléphone, par mail, ou au moyen des nouveaux outils. Ne nous emballons pas : certaines technologies, vendues aujourd'hui comme porteuses d'avenir, ont en fait un développement incertain. Pensez au minitel, vu à l'époque comme le nec plus ultra, indépassable...

En outre, il existe un décalage important entre les technologies et la règlementation. Les premières autorisent un degré de finesse de plus en plus grand dans la construction et la gestion des offres d'assurance, mais la règlementation contredit souvent ces évolutions. Un exemple : avec les données dont les assureurs disposent, il est possible d'avoir une segmentation fine du risque en assurance auto. Mais la réglementation européenne interdit une tarification différente entre les hommes et les femmes. Le couple technologie-règlementation contribue aussi à ne pas se jeter sans réflexion sur les nouveaux outils numériques.

Vous ne voulez pas augmenter votre taux de souscription par le numérique (applis, Internet) comme l'ambitionnent certains concurrents ?

Non, notre objectif c'est de s'adapter au sociétaire. C'est lui qui décide. Vouloir atteindre de tels objectifs, c'est adopter une vision ex cathedra qui est rarement suivie par les faits. Il y a vingt-cinq ans, tout le monde expliquait que le seul mode de souscription allait être le « direct », par téléphone, comme en Grande-Bretagne. Les compagnies d'assurance ont acheté, créé des compagnies d'assurance directe.... Vingt-cinq ans plus tard, elles ont disparu, à une exception près... Car les assureurs ont incorporé dans leur « process » la souscription par téléphone, au lieu de laisser cela à des filiales spécialisées.

Le groupe Macif va consacrer 500 millions à l'innovation, vous ne ferez donc pas d'annonce de ce genre ?

Si demain, nous investissons des millions d'euros dans une firme et qu'elle chute, que se passe-t-il ? En revanche, nous pouvons nouer des collaborations, comme on le fait avec Google par exemple...

La révolution numérique est aussi le gage de réduction des coûts, notamment s'agissant du back-office. Les compagnies en avance disposeront d'un avantage compétitif, puisqu'elles pourront ainsi réduire leurs tarifs. Où en êtes-vous dans ce processus ?

Il faut là aussi raison garder. Avec la « blockchain », on pourrait, par exemple, ordonnancer un paiement très rapide de l'indemnisation d'un dégât des eaux évalué à 800 euros. Cette somme pourrait être virée immédiatement, dans les trois minutes sur le compte du client. Très bien... sauf que les clients attendent de plus en plus non pas une simple indemnisation, mais que leurs assureurs organisent toutes les étapes de la réparation consécutive au sinistre.

Nous voyons donc apparaître des solutions efficaces, mais au prix d'une simplification du métier de l'assurance qui ne correspond pas forcément aux attentes des sociétaires. Les assureurs ne sont plus simplement des payeurs, ils proposent des prestations qu'eux-mêmes organisent au service de leurs sociétaires. Les technologies ne l'interdisent pas, mais n'accélèrent pas ce processus.

On parle beaucoup de l'intervention des robots, des « robots advisors », notamment, qui peuvent conseiller les clients ? Vous adoptez ces techniques ?

Deux directives essentielles, la DDA sur la commercialisation des produits d'assurance et le PRIIPs sur l'information des épargnants, vont chambouler le devoir de conseil. Les robots seront-ils programmés pour ? On ne sait pas. La réglementation est l'un des facteurs les plus importants de l'évolution de la relation client dans l'assurance. Regardez le chemin parcouru depuis dix ans sur la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. C'est devenu une composante essentielle de la relation avec le sociétaire. Un client apportant aujourd'hui 2.000 euros en liquide fait l'objet d'une véritable enquête, est soumis à un questionnaire d'une vingtaine de pages... Aujourd'hui, nous avons un devoir de conseil pour nos sociétaires, y compris sur l'aspect fiscal. Que conseiller en matière d'investissement sur un PERP en 2017, quelle défiscalisation avec l'année blanche de la retenue à la source ? Alors que nous ne savons pas si elle sera finalement mise en oeuvre, un robot peut-il répondre à cela ?

Et pour ce qui concerne les tâches mécanisables ?

Nous sommes déjà bien avancés dans ce domaine. La dématérialisation a été amorcée depuis plusieurs années déjà et de nombreuses tâches sont désormais automatisées. Tout cela se fait au fil du temps. Ne pensez pas que les mutuelles sont encore à l'heure de la lustrine, comme certains voudraient le faire croire.

Vous êtes le premier assureur auto en France. Allez-vous être tenté par le « pay how you drive », la modulation des cotisations d'assurance selon la qualité de conduite ?

Nous avons été les premiers dans ce domaine, il y a dix ans, mais nous nous sommes fait alors retoquer par la CNIL. Aujourd'hui, en tout état de cause, ce système ne peut porter que sur une partie de la cotisation. Tout ce qui relève de la responsabilité civile n'est pas éligible : un accident corporel peut représenter un coût de plusieurs millions d'euros (nous en avons récemment couvert un à 20 millions d'euros). S'agissant des accidents corporels graves, il y a une explosion des postes de préjudice, à la fois dans leur nomenclature et dans les indemnisations proposées. La secrétaire d'État aux victimes est allée jusqu'à proposer l'indemnisation du préjudice d'angoisse et du préjudice d'attente... Pourquoi pas ? Mais cela renchérit les garanties, donc les prix de l'assurance... Il faut une adéquation entre ce que veut la société et ce que les assurés sont prêts à payer.

Le «pay how you drive » va donc rester un marché de niche, selon vous ?

Pas forcément. Mais avant de sauter comme des cabris, comme disait le général De Gaulle, voyons comment cela va se structurer, se réglementer. Si le boîtier installé dans la voiture peut fournir 1.000 indications, mais que la réglementation limite l'utilisation à 50 d'entre elles, il n'est peut-être pas nécessaire de se presser outre mesure.

Dans certains pays, des usages sont autorisés, dans d'autres pas. Exemple : les jeunes conducteurs - surtout les garçons représentent toujours un sujet de préoccupation, du fait de leur sinistralité plus importante. Il existe un moyen efficace de savoir si un jeune sera un conducteur prudent ou pas - il est utilisé aux États-Unis, mais interdit en France - cet indicateur est très simple : ce sont les notes au bac. Elles sont totalement corrélées avec le risque d'accident. Aux États-Unis, elles déterminent la prime payée par le jeune (ou même, éventuellement, le rejet de ce client par l'assureur). La société française acceptera-t-elle de recourir à ce genre de procédé, au moment où l'on veut aider les quartiers difficiles, etc.?

Mais les assureurs qui promeuvent les solutions de tarification selon la qualité de la conduite mettent en avant un effet positif sur les comportements des jeunes. Ceux-ci sont évidemment incités à mieux conduire - ils paieront moins cher -, et cela atténue donc le risque...

Très bien, que ces assureurs le fassent ! Comme si un boîtier allait changer les comportements... Cela me rappelle les caméras installées dans les commissariats et autres lieux publics. Pendant quelques semaines, tout était parfaitement ordonné, mais très vite, la vie a repris ses droits, et c'est normal !

Quelles sont vos réflexions sur la voiture autonome, dont on dit qu'elle va bouleverser le monde de l'assurance ?

Carlos Tavares, le président de PSA, estime que 30% des voitures produites en 2030 seront autonomes, sur 80 millions d'unités. Tous les ans, sortiraient 24 millions d'autos vraiment autonomes. C'est à comparer à un parc automobile mondial de 1,5 milliard de véhicules, dont l'âge moyen est un peu supérieur à 18 ans. Donc, il faudra un certain temps pour éponger ce parc, ce sera bien sûr variable selon le niveau de développement des pays. Pendant cette longue séquence, il y aura... une cohabitation.

En outre, aujourd'hui, une voiture autonome n'est pas capable de traverser la place de l'Étoile... Je dis donc qu'avant de changer tout chez Covéa, attendons un peu. La prudence est d'autant plus justifiée si dans le match entre des êtres humains (idiots ?) et des voitures intelligentes, la prime reste aux humains, seuls capables de faire traverser la place de l'Étoile à une voiture...

On dit que la matière assurable pourrait diminuer. Quels sont pour vous les marchés d'avenir ?

Il y a et il aura toujours de nouveaux risques à assurer. Avec les nouvelles technologies et les objets connectés, le risque évolue avec la société. Nous voyons émerger le « cyber-risque ».

Aujourd'hui, moins de 5 milliards d'euros de cotisations sont collectées dans le monde pour le « cyber-risque », mais cela va progresser fortement. Pensez aux conséquences possibles d'une prise de contrôle d'une voiture à distance - cela s'est déjà vu... Qui paiera ? Soit l'assureur du propriétaire de la voiture, soit celui de l'équipementier qui aura conçu un matériel défaillant. Ce sera de toute façon un assureur. Et demain, si un jeune pirate le système informatique d'une très grande entreprise, qui paiera ? Ce seront les assureurs.

Quant aux événements climatiques, nous ne les voyons pas diminuer, au contraire. Même les années sans catastrophe majeure, nous enregistrons un chapelet d'événements plus modestes, mais qui nous coûtent tout autant. En 2016, le climatique nous a coûté plus cher que la tempête Xynthia.

Vous ne ressentez donc pas le besoin de réorienter l'assurance ?

L'assurance, c'est un contrepoids aux risques des activités humaines. Elle évolue avec eux. Quand l'assurance auto a été rendue obligatoire en 1958, le marché a changé d'un coup. Des changements sont à venir, bien entendu. S'adapter, évoluer selon les risques, c'est notre métier.

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 Propos recueillis par Ivan Best.

Ivan Best

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Commentaires 4
à écrit le 17/04/2017 à 19:25
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Avec le "digital" tout est une question de timing, il ne faut pas avoir raison trop tôt ("Pay as you drive", Newton de Steve Jobs), connaître sa cible et surtout savoir pivoter et s'adapter rapidement. Ce type comportement, on peut l'avoir avec des...

à écrit le 12/04/2017 à 13:21
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Bon, pour voir testé les trois marques de Covéa, le transcanal c'est pas encore ça puisque dans 9 cas sur 10 à la souscription il faut passer par une agence. Et dernièrement mon agent m'a demander de lui envoyer par CRAR le résumé de nos échanges mai...

à écrit le 11/04/2017 à 9:11
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Merci à Mr Derez pour sa sagesse : ça fait du bien.

le 18/04/2017 à 0:38
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Oui la sagesse est un gage de sécurité pour le president de covea dont la prudence est également le maitre-mot.

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