Jérôme Kerviel contre la Société Générale : suivez le procès minute par minute

Troisième et dernière semaine d'audience pour le procès de Jérôme Kerviel contre la Société Générale, qui a commencé mardi 8 juin et s'est poursuivi ce lundi avec sa neuvième journée et l'audition notamment des supérieurs hiérarchiques directs de Jérôme Kerviel. Suivez les débats minute par minute avec notre envoyé spécial Benjamin Jullien.

Troisième et dernière semaine du procés de Jérome Kerviel. Suivez en direct le compte-rendu de l'audience de ce lundi et retrouvez également le compte-rendu de la huitième journée d'audience, le compte-rendu de la septième journée d'audience, le compte-rendu de la sixième journée d'audience, le compte-rendu de la cinquième journée d'audience, le compte-rendu de la quatrième journée d'audience le compte-rendu de la troisième journée d'audience, le compte-rendu de la deuxième journée d'audience et le compte-rendu de la première journée d'audience, ainsi que le résumé de toute cette affaire en diaporama animé.

 

9h35 Licencié pour "insuffisance professionnelle".

Neuvième journée dans le procès Kerviel. L'audience commence par l'audition d'Eric Cordelle, qui était le supérieur hiérarchique direct (N+1) de Jérôme Kerviel au sein du "desk Delta One" de la Société Générale.

Né en 1972, le témoin indique être à la recherche d'un emploi. Il s'est constitué partie civile dans ce procès, mais sa constitution a été jugée irrecevable.

Il a passé cinq ans à la Société Générale au japon avant d'être "nommé managing director à 33 ans", "donc ça se passait plutôt très bien", explique-t-il.

Il dit être arrivé en 1997 à la tête de l'équipe Delta One. Le président le reprend : "en 2007 ?".

Il dit qu'il avait des connaissances complémentaires à celle de l'équipe, pas d'expérience de "trading" mais une expérience du management et de la structuration des produits.

"J'ai appris qu'il y avait des soucis avec Jérôme le vendredi 18 janvier, ensuite le lundi il n'était pas là , puis le vendredi la direction des ressources humaines de la banque m'a dit qu'elle lançait une procédure de licenciement à mon encontre. Je suis revenu à la banque pour quelques mois mais je n'avais plus vraiment de travail. Fin avril 2008 j'ai saisi les Prud'hommes, et début mai ont lancé la procédure. J'ai été dispensé de préavis."

Il indique avoir été licencié pour "insuffisance professionnelle". "J'estime avoir subi des préjudices. J'ai saisi les Prud'hommes pour insuffisance de formation et de moyens pour mener à bien ma mission".

Il précise être diplômé de Polytechnique, avec une spécialisation en statistiques à l'Ensae.


9h50 Une équipe instable.

(Suite de l'audition d'Eric Cordelle, supérieur hiérarchique de Jérôme Kerviel).

Le témoin explique que c'est Martial Rouyère (N+2 de Kerviel) qui lui a proposé de prendre la tête de l'équipe "Delta One Listed Products" (la branche de Delta One qui s'occupait des produits cotés), même si il n'avait aucune expérience du "trading". Il a pris sa fonction en mars 2007. Il précise que les traders chargés d'animer le marché devaient passer toute la journée devant leur écran.

"L'équipe comptait 8 traders. Il ne fallait pas que je leur montre d'emblée que je ne connaissais pas le "trading". Mais je pouvais m'appuyer sur les traders expérimentés, dont Jérôme, présenté comme quelqu'un de sérieux". Il s'appuyait sur Rouyère, qui avait assuré l'intérim après le départ du prédécesseur de Cordelle, Alain Declerck, en janvier 2007.

"On sentait à l'époque un intérêt croissant pour les produits simples tels que ceux que vendait Delta One, qui connaissait une forte croissance".

"A mon arrivée, Kerviel ne faisait que du "market making" (animation de marché). Pendant l'été, la crise de liquidité a commencé à se faire sentir et nous avons décidé de lancer une activité d'arbitrage des "turbo warrants" (contrat à terme à barrière désactivante, Ndlr] de la concurrence".

"Je travaillais essentiellement avec des outils bureautiques normaux, mais l'équipe a changé de place quatre fois, et j'ai parfois eu une station de "trading". Tout dépendait des embauches et des démissions dans l'équipe."

Il répond qu'il était assis avec les autres traders, mais sans avoir une "position privilégiée pour observer ce qu'ils faisaient".

 

10h00 La tête sous l'eau.

(Suite de l'audition d'Eric Cordelle, supérieur hiérarchique de Jérôme Kerviel).

"Comment perceviez-vous l'activité de Jérôme Kerviel ?", demande le président d'audience, Dominique Pauthe.

- Je ne percevais pas d'activité spécifique à Jérôme, si c'est la question. Entre nous il y avait 20 ou 25 écrans. De ma place, je ne pouvais pas voir sa fenêtre de passage d'ordre. Mais je peux vous dire que quand je passais dans les rangs, Jérôme ne passait pas d'ordres anormaux", assure Eric Cordelle.

Assis sur son siège derrière lui, vêtu d'un costume et d'une cravate noires sur une chemise blanche, Kerviel observe le témoin. Les jambes et les bras croisés, il prend une inspiration profonde, comme s'il se préparait à l'affrontement.

Le témoin explique que l'équipe avait la tête sous l'eau, car elle était victime de sa croissance. « Une de mes missions était de développer des outils pour faciliter le travail de l'équipe".

"Quand je suis arrivé en avril, il n'y avait aucun outil de reporting. C'était une des choses à mettre en place, mais face aux problèmes à gérer, ce n'était pas la priorité. Il y avait d'abord le risque de l'activité courante à gérer."

"Oui, j'aurais pu regarder une à une les opérations des traders, mais pour ça il aurait fallu qu'on suspecte une fraude. Par exemple, je suivais le résultat en allant demander aux traders comment s'était passée la journée, puis je remontais l'info sous forme agrégée."

"Les résultats des traders étaient validés quotidiennement, le soir, dans une application dédiée. En cas de résultat (gain ou perte) particulièrement important, je demandais des explications au trader."

"Pour les limites, je recevais un fichier indiquant leur consommation (leur niveau de saturation, Ndlr]. La limite de risque de 125 millions d'euros était assez régulièrement dépassée, atour de 130 ou 140 millions, 200 millions au maximum.

Il faut comprendre qu'il y a deux types de dépassements : actifs ou subis. Pour moi, les dépassements que nous avions étaient subis et directement liés à l'activité de l'équipe.

Il concède ensuite qu'il aurait pu aller vérifier les opérations de Kerviel dans le système, mais que ce n'était pas la priorité, et qu'il ne l'aurait fait que s'il avait une raison de penser que Kerviel fraudait.

"Quand vous êtes arrivé, vous a-t-on dit que Kerviel était un fraudeur ?

- Non, à aucun moment".

Derrière lui, Jean Veil, l'un des avocats de la banque, scrute les réactions du président.

Dominique Pauthe interroge le témoin sur sa connaissance de l'épisode Allianz (où Kerviel avait pris une position dissimulée et gagné 500.000 euros grâce aux attentats de Londres en 2005)

- Je l'ai appris lors de mon audition par la police judiciaire.

- Vous trouvez ça normal ?

- Non, très clairement pas.

- Si vous l'aviez su, qu'auriez-vous fait ?

- Si j'avais été son chef à l'époque, j'aurais été choqué, car la dissimulation est une chose grave. J'en aurais parlé à mon responsable pour savoir quoi faire. Quand dans une équipe on a quelqu'un qui ment, c'est un problème.

- Ceci dit, Kerviel avait gagné, glisse le président.

- Ce n'est pas la question, le problème c'est de mentir.

- Mais le devoir d'un trader n'est-il pas de faire gagner de l'argent à la banque ?

- Certainement pas. Son devoir, c'est d'abord de respecter la déontologie du métier. Derrière lui, Kerviel réprime un sourire ironique.

Le président l'interroge sur les contrôles : "en dehors de la limite de risque de 125 millions, y avait-il des limites d'engagement en nominal ?

- A ma connaissance, il n'y avait pas de limites en nominal, ni par ordre ni en cumulé.

- Etait-il possible d'en fixer ?

- Lorsque j'étais en poste, je n'avais pas connaissance de cette limite. Depuis, j'ai appris que cette limite existait car je l'ai lu dans la presse. Mais je ne sais pas si elle a été utilisée avant mon arrivée".

 

10h35 Kerviel avait "calibré" son résultat apparent pour qu'il soit très bon, mais crédible...

(Suite de l'audition d'Eric Cordelle, supérieur hiérarchique de Jérôme Kerviel).

- Avez-vous un droit de regard sur la trésorerie de vos traders ?

- A partir du mois d'août, je recevais un fichier baptisé "Safe" qui me permettait de regarder de temps en temps si les traders suivaient les consignes, qui exigeaient à ce moment d'éviter de trop emprunter.

Plus tard : "pour moi, la trésorerie n'est pas représentative du résultat, car il suffit d'emprunter ou de prêter pour changer le solde. Donc je ne me servais pas de la trésorerie pour contrôler le résultat".

"A partir de juillet, nous avons lancé l'activité d'arbitrage sur les turbo warrants de la concurrence

- ceci devait-il avoir un impact particulier sur les mouvements de trésorerie de Kerviel.

- pas de façon spécifique

Son avocate distribue aux juges et aux avocats un extrait du fichier "Safe". Il essaie ainsi de montrer que les mouvements de trésorerie d'autres traders de l'équipe étaient aussi erratiques que ceux de Kerviel, sans que cela indique des activités frauduleuses.

Lorsque j'ai évoqué avec Kerviel le sujet de son solde de trésorerie de 1,3 milliard, j'ai pensé qu'il n'avait tenu compte que d'une partie de la consigne (être long en trésorerie), et qu'il l'avait sans doute sur-interprétée, mais qu'il n'avait pas tenu compte de celle qui demandait de prêter le surcroît à d'autres traders qui en auraient besoin. Mais il m'a alors dit qu'il avait fait le nécessaire pour prêter une partie de son excédent, et de fait l'argent n'est resté sur son compte que quelques jours.

Le président l'interroge sur la pratique du transfert de résultat : "non, ce n'est pas une pratique courante entre traders, et je n'étais pas au courant. Concernant le transfert de résultat d'une année sur l'autre, cela correspond à 2 % des résultats de l'année, et cela correspond à une mesure de prudence".

"Chaque fois que j'en ai parlé avec lui, Jérôme a toujours su trouver une explication crédible pour donner l'impression que tout allait bien."

"Et concernant son résultat de trading de 43 millions que Kerviel a déclaré fin 2007 ?

- Ce résultat est déclaré au fil de l'eau. Il avait multiplié son résultat par 6, ce qui est un très bon résultat, mais le résultat du desk a été multiplié par 7, donc celui de Kerviel ne progressait pas plus vite".

Il ajoute que Kerviel avait "calibré" son résultat apparent pour qu'il soit très bon, mais crédible.

Il précise qu'un autre de ses traders a eu une trésorerie de 1,8 milliard, au-delà de Kerviel (1,4 milliard), mais qu'il ne regardait pas ça pour analyser le résultat.

Le président l'interroge sur le montant des frais de courtage de Kerviel.

"Kerviel avait toujours une explication crédible. Par exemple, son groupe opératoire était auparavant celui de toute l'équipe Delta One, donc il m'a expliqué qu'il recevait des arriérés de frais datant d cette époque".

Interrogé sur la gestion de l'alerte envoyée en novembre 2007 par la Bourse allemande Eurex, le témoin se dit "content de pouvoir en parler, car ce qu'on dit d'autres personnes n'est pas exact".

"J'en ai parlé à M .Duclos [le déontologue de la banque, entendu la semaine dernière, Ndlr], qui s'est montré rassurant, me disant que la réponse était déjà presque rédigée. Le service de déontologie m'a envoyé son projet de réponse, j'ai peaufiné le passage sur l'arbitrage, mais le document ne faisait pas mention du montant des ordres de Jérôme.

Le président relit la lettre, qui évoque des volumes d'ordres :

- cette première demande, je ne l'ai pas eue, je n'ai eu que le projet de réponse, qui reprenait des questions, mais pas l'intégralité de la lettre. Même si je suis le chef de Jérôme, je n'ai pas à influencer la façon dont le service de déontologie répond

- il devait bien y avoir quelque chose d'anormal pour qu'Eurex écrive cette lettre

- M. Duclos m' dit que c'était quelque chose de normal et qu'il s'en occupait, donc je l'ai laissé faire, puisque c'était le rôle de son service.

- et le deuxième courrier d'Eurex, vous l'avez eu ?

- je l'ai reçu en pièce jointe d'un email envoyé par Duclos à Kerviel, mais je ne l'ai pas ouverte car le sujet se passait entre eux deux. Ensuite, quand j'ai pris connaissance de l'email suivant qui présentait la réponse finale, celle-ci était déjà partie. J'en ai déduit qu'on n'avait pas besoin de ma réponse sur ce point. De toute façon, pour moi cette question était tout à fait insignifiante".

 

11h16 "Les salariés ne peuvent pas partir avec la caisse."

Le président demande de nouveau au témoin si les différents signaux (trésorerie, résultat, frais de courtage, alertes) n'auraient pas du éveiller ses soupçons.

- Pour quelqu'un qui travaille dans une entreprise où la fraude n'est pas le principale préoccupation, non. Il faut comprendre qu', lune salle des marchés n'est pas une agence bancaire, les salariés ne peuvent pas partir avec la caisse.

Le président appelle Jérôme Kerviel à la barre. A sa gauche, Eric Cordelle se décale pour le laisser se placer devant le micro.

Kerviel affirme que les managers doivent suivre la trésorerie des trader, et que le cas (évoqué par Cordelle) de l'autre trader, dont le solde avait atteint 1,8 milliard, n'est pas comparable car son activité exigeait beaucoup plus de trésorerie.

Quand j'ai commencé à déboucler ma position fin 2007, on a reçu un message qui nous disait de ne plus emprunter à cause des problèmes de liquidité, alors je suis allé voir Eric Cordelle, qui m'a dit "si c'est pour déboucler, OK". Cordelle indique qu'il ne se souvient pas de cette scène.

"Encore une fois, les explications de Jérôme étaient crédibles", affirme Cordelle. Derrière lui, Claire Dumas, qui représente la banque, fait oui de la tête.

S'ensuit un premier échange entre les deux hommes : Kerviel détaille les raisons pour lesquelles son explication n'était selon lui pas crédible, mais Cordelle reste sur sa position.

Le président interroge le témoin sur les positions de 49 milliards prises par Kerviel en janvier 2008.

- Je l'ai appris par la suite.

- Comment peut-on prendre de telles positions sans que le chef s'en aperçoive ?

- Elles étaient cachées.

Il explique ensuite qu'il ne participait pas aux réunions liées aux contrôles "passerelle", qui avaient mis en évidence des problèmes dans les activités de Kerviel.


11h30 Kerviel prenait peu de vacances, "cela arrangeait tout le monde..."

(Questions au témoin) "Vous assuriez-vous que les positions des traders étaient effectivement couvertes ?

- Oui, à travers la saturation de la limite de risque de 125 millions, qui était un majorant des positions prise par les traders".

Plus tard : "je ne comprends pas comment Kerviel pouvait venir au bureau avec cette sérénité et se bagarrer pour 1.000 euros avec un client alors qu'il avait une perte latente de plus de 2 milliards...

Kerviel vous semblait-il attaché au respect des limites ?

- Comme les autres, il s'en souciait quand il y avait un dépassement. Il s'entendait très bien avec le "middle office" pour régler rapidement les problèmes".

Le président l'interroge sur le peu de vacances que prenait Kerviel. Il répond que dans ces cas-là, lorsqu'un trader dit qu'il ne peut pas s'absenter à cause de son carnet d'ordres, "on dit "c'est pas bien", mais cela arrange tout le monde". Claire Dumas (qui représente la Société Générale) opine du chef.

 

11h45 "Il a bien démoli ma vie privée, en partie, et ma vie professionnelle".

Le procureur, Jean-Michel Aldebert, interroge le témoin : "vous avez évoqué l'importance de la confiance. Kerviel a-t-il évoqué avec vous son résultat de 1,4 milliard ou ses positions non couvertes ?

- non

Pouviez-vous le déduire de ses propos ?.

- non."

Le procureur pose la même question à Kerviel. Il affirme qu'il a parlé à Cordelle de faire un transfert de résultat en fin d'année, ce qui supposait un "montant important".

"Mais vous n'avez pas évoqué le montant de 1,4 milliard ouvertement ?, demande le procureur.

- non, répond Kerviel

Plus tard, Kerviel : "lors de l'arrêté des comptes en avril 2007, je lui ai transféré un mail très complet parlant de positions énormes (17.000 contrats) qui, même couvertes, n'étaient pas compatibles avec mon activité. J'ai aussi évoqué avec lui ma trésorerie de 1,4 milliard."

Me Martineau (SocGen) interroge le témoin : "lors de votre arrivée, Kerviel vous a-t-il parlé de ses positions ?

- Non.

- Vous le confirmez ?

- Je le confirme.

- Si vous les aviez découvertes, quelle aurait été votre réaction ?

- Je pense que je serais parti en courant de mon poste. Non, sérieusement, j'en aurais parlé à mes supérieurs, car ça n'aurait pas eu de sens de rentrer dans la confidence avec quelqu'un qui fait n'importe quoi.

- M. Kerviel n'a jamais évoqué avec vous le processus frauduleux qu'il avait mis en place ?

- Non, jamais.

Plus tard : "il est tout à fait idiot d'avoir fait ça, car il a pensé qu'il pouvait gagner de l'argent en faisant des paris sur la Bourse, ce qui n'a rien à voir avec une stratégie financière, déclare le témoin

- Vous lui en voulez ?

- Bien oui, il a bien démoli ma vie privée, en partie, et ma vie professionnelle.

- Aviez-vous le pouvoir de valider des prises de positions aussi énormes ?

- Non.

L'avocat précise que même le conseil d'administration n'avait pas ce pouvoir.

Le témoin est maintenant interrogé par un avocat de petits porteurs constitué partie civile : "jusqu'à quand avez-vous tenté de dissimuler à vos traders que vous ne maîtrisiez par leur activité

- Je pense qu'un trader comme Jérôme n'a jamais été dupe."

Me Metzner intervient pour dénoncer le fait que l'avocate du témoin, assise dans le public, lui fait des signes au moment de répondre.

L'avocat de la partie civile reprend : "pensez-vous voir été en mesure d'apprécier l'activité réelle du desk ?

- son activité officielle, oui, mais pour l'activité frauduleuse, masquée, de Kerviel, non."

Me Huc-Morel, avocat de Kerviel, interroge le témoin : "pouvez-vous confirmer que vous étiez le "risk manager" de l'équipe ?

- non, je l'infirme.

- n'était-ce pas le rôle de votre prédécesseur, Alain Declerck ?

- je ne sas pas, il faudrait lui demander.

Me Huc Morel montre que son prédécesseur, Alain Declerck, apparaît comme "risk manager" sur un document interne.

Plus tard : "vous dites que vous n'avez pas été informé des écarts mis en évidence avant votre arrivée par le contrôle passerelle, vous le confirmez ?

- oui".

L'avocat fait projeter un document. C'est un email transféré par Kerviel à Cordelle, qui fait état d'ordres de Kerviel portant sur 17.000 contrats, comme évoqué par le prévenu un peu plus tôt.

- non, cela ne me dit rien

- en tout cas, Eric Cordelle, c'est bien vous ?, raille Olivier Metzner, l'autre avocat de Kerviel.

Me Huc-Morel note que Kerviel a transféré ce message 10 minutes après l'avoir reçu.

"Pourquoi avoir transféré cet email, M. Kerviel ?

"Eric Cordelle semble avoir oublié que j'étais allé le voir pour régler un problème d'écart de résultat. Il m'avait répondu de lui donner les informations nécessaires, je lui ai donc transféré ce message. Il est alors allé parlé avec M Rouyère (N+2 de Kerviel), mais aucun des deux n'est venu me voir par la suite.

Le président se tourne vers Cordelle.

- Ecoutez, non, cela ne me rappelle rien."

Me Huc-Morel reprend : "vous avez indiqué au tribunal que vous validiez chaque jour le résultat des traders, vous confirmez ? Il fait notamment allusion aux résultats quotidiens supérieurs à 1 million déclarés plusieurs fois par Kerviel

- Oui, mais ses résultats déclarés pouvaient s'expliquer par des évènements normaux".

Me Huc-Morel l'interroge ensuite sur le montant des frais de courtage de Kerviel, auxquels il avait accès, et qui dépassaient 100.000 euros par jour, en lui montrant un document qui reprend ces frais de courtage.

« Je ne sais pas, c'est la première fois que je vois ces chiffres.

- C'est bien le problème !, intervient Me Metzner.

Me Huc-Morel montre que c'est Cordelle qui validait ces frais.

M. Metzner : "on a appris que vous ne lisiez pas les pièces jointes des mails, vous regardiez juste le résultat des traders le soir, mais pas leur trésorerie, ni les frais...que faisiez-vous de vos journées ?

Le témoin commence à expliquer le contenu de ses journées. Metzner le toise d'un air dubitatif. Cordelle répète que l'équipe était "victime de sa croissance", qu'il a d'abord observé pour comprendre ce qui manquait et ce qu'il pouvait apporter. Il s'occupait aussi de "suivre les risques" et "d'embaucher des traders".

Me Metzner : "n'avez-vous pas l'impression qu'on vous a jeté dans la cage aux lions sans vous expliquer que l'un des lions, Kerviel, avait déjà mordu deux fois...les limites, pas la main de son supérieur ?

- que l'on m'a mis dans une cage aux lions, rétrospectivement, oui. Mais pour les limites, moi, on ne m'a jamais informé de ce dépassement actif de limite en 2005 [il fait référence à l'épisode Allianz, Ndlr]

- vous arriviez là, vous n'avez eu aucune information sur les membres de l'équipe et leur dossier ?

- non

- vous nous avez dit que vous n'aviez pas eu de formation spécifique, et que vous renseigniez auprès des supérieurs et des traders. Est-ce que ça vous semble normal de vous faire expliquer l'activité par les gens que vous étiez censés diriger ?"

Le témoin explique qu'il n'avait pas le choix.

"Plusieurs témoins ont dit à l'audience que vous aviez assisté à une démonstration, faite par Kerviel sur le poste d'un trader junior, de prise de position directionnelle"

- je pense que vous faites référence à un moment ou Kerviel avait montré à un jeune trader comment couvrir une position...

- les témoins ont dit que Kerviel avait fait une démonstration de prise de position directionnelle.

- ce n'est pas ce dont je me souviens".

Derrière lui, Kerviel fixe le témoin avec insistance, et laisse échapper quelques sourires dubitatifs.

Plus tard, Me Metzner rappelle que lors de la confrontation des deux hommes, pendant l'instruction, Cordelle a admis que Kerviel lui avait dit que 80 % de son résultat 2007 provenait de positions directionnelles prises soit pour se couvrir dans le cadre de l'activité d'arbitrage soit par pure spéculation en cours de séance (intra-day). Le témoin confirme, mais précise que l'arbitrage, qui faisait partie des mission de Kerviel, exige bien de prendre des directions directionnelles, mais pour des durées très courtes.

Me Metzner lui demande si 80% de directionnel pour couvrir 20% de positions liées à son activité normale, "cela ne fait pas beaucoup ?"

- je suis étonné de ce chiffre, risque Cordelle.

- pourtant, vous avez signé votre déposition.

Le témoin veut se faire préciser la question, mais derrière lui, la banque indique que la question n'a pas de sens, car il n'y a pas de logique à comparer ce 20% et ce 80%.

Plus tard, Me Metzner interroge le témoin sur sa surveillance du montant des positions de Kerviel : "on savait que vous ne lisez pas les emails ni les pièces jointes, mais je commence à penser que vous ne savez pas lire tout court. Il cite la réponse de la banque à la deuxième demande d'information d'Eurex, envoyée fin novembre, qui évoque "plus de 6.000 contrats du produit Dax entre 15h et 17h". Cordelle précise qu'il n'a pas lu cette réponse car il a découvert l'email en question après que la réponse a été envoyée.

Me Metzner enchaîne sur la réponse de la banque à la 1ere demande d'Eurex, qui parle d'augmentation des volumes traités par Kerviel. Il répond qu'il était logique que ses volumes augmentent vu qu'on lui avait ajouté une activité qu exigeait de faire des prêts-emprunts.

Me Metzner cuisine le témoin sur le fait qu'il n'a pas cherché à savoir de combien était cette augmentation, puis sur le fait qu'il n'a pas prêté attention au contenu de la deuxième réponse.

L'avocat cuisine ensuite le témoin sur l'appréciation de sa hiérarchie lors de son entretien annuel de fin 2007.

"Ma hiérarchie était très contente de son travail, mes supérieurs N+1 à N+3 étaient là, ils étaient contents car j'avais réussi à m'imposer au sein de l'équipe, et j'avais apporté des solutions à l'équipe. Pour ce qui figure dans les objectifs 2008, donc ce que je n'avais pas assez fait en 2007, il y a la partie contrôle, mais je n'avais ni les moyens ni l'expérience de le faire."

"La SocGen a un point de vue différent, reprend Me Metzner. Il lit sa lettre de licenciement : "il vous appartenait de suivre attentivement, de contrôler le niveau des engagements [...] Suivi distant et lacunaire des risques et de l'activité [...] Pas d'analyse détaillée des positions [...] vous vous êtes contenté des explications des traders sans contrôler la constitution du résultat."

Le témoin proteste : "on se trompe de thème car là on parle de ma procédure aux Prud'hommes, et pas du procès Kerviel".

Les moyens de reporting nécessaires "n'étaient pas en place à mon arrivée, je n'ai pas eu le temps de les mettre en place car on était en sous-effectif, ma hiérarchie le savait et m'a dit qu'elle était contente de moi. Mais les fraudes n'étaient pas connues à ce moment. Six mois pus tard, ça ne m'étonne pas que leur position ait fluctué", explique le témoin.

Me Metzner l'interroge ensuite sur son suivi de la trésorerie de Kerviel. Il explique de nouveau qu'il a cru que le solde élevé dont il a eu connaissance fin 2007 (1,4 milliard) s'expliquait par un emprunt, mais l'avocat lui fait remarquer que Kerviel touchait des intérêts : "pourquoi emprunter à un taux donné pour prêter à un taux moindre ?"

Le témoin répond à côté. Il donne, un instant, l'impression de perdre pied. Son avocate se tient derrière lui, se balançant d'un pied sur l'autre, puis met les bras sur ses hanches d'un air soucieux. Metzner continue de le pousser dans les cordes, mais le témoin tient bon.

Le président coupe court à l'explication : "le tribunal constate que de façon exceptionnelle, vous n'êtes pas d'accord". Rires dans l'assistance. Le président libère le témoin.


L'audience est suspendue, elle reprend à 14h30.

 

14h35 Des opérations étranges.

L'audience reprend. Le tribunal va maintenant entendre Martial Rouyère, qui était le supérieur hiérarchique N+2 de Kerviel au sein du desk Delta One. Lui aussi a été licencié pour insuffisance professionnelle à la suite de l'affaire.

Le témoin, qui se tient bien droit face au micro, pousse le fil de son pied droit avant de commencer à parler.

Après cinq ans à New York pour la Société Générale, il est rentré à Paris s'occuper du desk Delta One, qui comprenait notamment l'activité "Listed products" (produits cotés) où travaillait Kerviel sous la direction d'Eric Cordelle. Au total, le desk comptait une trentaine d'opérateurs de "front office".

"C'était une équipe relativement jeune, d'ailleurs j'avais insisté pour qu'il y ait un moins un élément senior, qui travaillait dans une autre activité que celle de Kerviel. Le recrutement était une préoccupation permanente car l'activité était en croissance rapide. L'activité a bien marché, au-delà de nos espérances."

Il explique que ses missions consistaient notamment à "faire la publicité" des produits de Delta One auprès des forces de vente de la banque, à développer des outils pour faciliter la gestion des activités du desk.

En 2007, la situation est devenue intenable car nous étions en sous-effectif et la crise de liquidité nous prenait beaucoup de temps.

Le président l'interroge sur le vendredi 18 janvier 2008, le jour où la banque a commencé à découvrir les positions dissimulées de Kerviel.

"On m'a alerté qu'il y avait des opérations étranges sur le périmètre de Kerviel. Il faut bien comprendre que pour moi, Kerviel était un opérateur sérieux, toujours disponible pour répondre aux questions. A ce moment, nous n'avions aucune raison de soupçonner une fraude, car Kerviel avait renvoyé un email censé provenir de Deutsche Bank qui semblait justifier la situation. Il faut bien voir que nous étions dans une démarche qui visait à comprendre. Kerviel nous a sorti une explication, je dirais, difficile à croire quand même."

Nous avons commencé à chercher dans la base de donnée Eliot (qui recense toutes les opérations des traders), mais les recherches prenaient du temps car on tait en cours de séance donc le serveur tait lent et surtout on ne savait pas exactement quoi chercher. Le soir, on n'avait toujours pas vraiment compris ce qui se passait.

 

 

14h50 "Pourquoi avoir fait cela ?"

(suite de l'audition de Martial Rouyère, supérieur hiérarchique N+2 de Jérôme Kerviel au sein du "desk Delta One")

"Le samedi vers midi, je finis par joindre la personne de Deutsche Bank censée avoir envoyé l'email, et il me répond qu'il n'a jamais traité avec Kerviel. Nous avons alors changé de situation, car nous découvrions que les opérations colossales de Kerviel n'avaient pas de réalité économique. En annulant ces opérations, nous avons constaté que Kerviel avait réalisé un résultat de 1,4 milliard d'euros. Nous l'avons donc appelé pour qu'il vienne nous expliquer cela.

Nous avons constitué des équipes de deux personnes pour l'interroger. Je l'ai donc entendu avec Luc François (N+4 de Kerviel). Notre première question a été : pourquoi avoir fait cela ? Mais ses réponses ne menaient qu'à des impasses. Au début, il nous a parlé de stratégie de trading, de martingale. A aucun moment, Kerviel n'a mentionné le fait qu'il avait repris des positions en janvier 2008. On ne l'a découvert que tard dans la nuit du samedi au dimanche. La position était stratosphérique, elle avait été augmentée au cours des derniers jours, et la banque était en risque. Le dimanche matin, les visages étaient défaits. Un système comme Eliot, ce n'est pas une petite base de donnée, c'est un énorme système dans lequel cela prend du temps de trouver des informations, même quand on le connaît bien".

 

15h03 Kerviel voulait "arrêter la finance".

Le président évoque la lettre de licenciement envoyée en mai par la banque à Martial Rouyère.

Le témoin explique : "après que l'affaire a été révélée, le management de la banque d'investissement a beaucoup insisté pour que je reste en place. Les traders étaient très choqués par ce qui venait de se passer. Ensuite, quand j'ai reçu ma lettre de licenciement, quelques jours avant la sortie du rapport Green (réalisé par l'inspection générale de la banque), j'ai interprété le changement de position de la banque comme une décision de circonstance".

Le président l'interroge ensuite sur le lancement d'une activité d'arbitrage sur les "turbo warrants" émis par les concurrents de la SocGen. "L'idée était de réduire nos risques tout en tirant profit de la volatilité qui était bien plus importante à partir de la deuxième moitié de l'année 2007".

Le témoin évoque ensuite le fait que Kerviel avait déclaré en juin 2007 qu'il avait envie d'"arrêter la finance".

"C'est vrai, M. Kerviel ?, demande le président

- j'ai dit que j'avis envie de faire autre chose car cela faisait trois ans que je faisais du "market making"", nuance Kerviel.

Plus tard : "M. Kerviel était quelqu'un de sérieux, sur qui je pensais qu'Eric Cordelle pourrait s'appuyer quand il est arrivé. Il mettait en ?uvre son activité de façon autonome sans qu'il y ait de problème. Il menait de front ses deux activités ("market making" et arbitrage) de façon sérieuse".

Avez-vous été informé de l'épisode Allianz quand vous avez pris la responsabilité de Delta One ?

- non

- avez-vous participé à l'entretien annuel de Kerviel fin 2005 ?

- seulement au dernier quart d'heure, car il me semble important de laisser le N+1 (en l'occurrence Alain Declerck) assurer le management.

Le président l'interroge sur les appréciations, selon lesquelles Kerviel avait une bonne connaissance et une bonne gestion des risques du carnet d'ordres, s'étonnant qu'elle intervienne après l'épisode Allianz, où Kerviel avait pris une position hors mandat.

Il convient que cela ne semble pas véritablement compatible.

Il ajoute que M. Declerck mettait régulièrement en avant les qualités de Kerviel, dont il avait une "haute idée".

Le président : "qui fixait les objectifs chiffrés fixés à Kerviel ?

- c'était son N+1, en tenant compte de l'avis de ses supérieurs.

Le président fait remarquer que Kerviel dépassait ses objectifs, ce qui pouvait pousser la banque à relever son objectif.

"Arrivé à la fin 2007, Kerviel ne parlait plus de quitter la finance, j'avais l'impression qu'il était content à l'idée de se concentrer sur l'activité d'arbitrage, comme nous l'avions prévu."

Rouyère se lance dans une explication sur le fonctionnement de l'arbitrage des "turbo".

"On ne vous demandera pas comment vous l'accommodez, ce turbot", plaisante le président.

Le président l'interroge sur le fait qu'il n'y avait pas de limites portant sur le montant des ordres (ni par ordre, ni en cumulé sur la journée). Rouyère précise que la banque avait mis en place un outil baptisé "Proxigen" qui visait à éviter les ordres aberrants, qui limitait le montant et la fréquence des ordres

Le président lui demande : vous aviez le titre de "risk manager" ?

- qu'est-ce que vous entendez par là ?

- ce n'est pas moi qui vais vous le dire !

Le témoin reconnaît que le contrôle des risques était sa responsabilité, et qu'il recevait à ce titre, le lendemain dans l'après-midi, un reporting des dépassements de limite

Le président mentionne les explications de la Commission bancaire, selon lequel il y avait en fait deux reportings séparés du dépassement des limites, mais le témoin dit qu'il n'en connaissait qu'un. "Ce qui m'inquiète, c'est que ce rapport arrive à une conclusion différente de ce que vous savez", note le président.

 

15h42  "Oui, j'avais confiance" en Kerviel.

"Participiez-vous aux réunions Passerelle ? [le contrôle passerelle est censé traiter les écarts entre les résultats économique et comptable des traders, Ndlr]

- A l'origine, non, mais M Baboulin (N+3 de Kerviel) m'a demandé d'y assister à partir de 2006.

Le président revient sur un "écart de méthode" de plus de 90 millions d'euros repéré en mars 2007 par le contrôle passerelle sur le périmètre de Kerviel.

L'explication fournie par Kerviel était problématique à deux titres. D'abord, il a dit que la barrière désactivante s'étalait sur plusieurs jours, ce qui est envisageable. Ensuite, le contrôle "Risk" a validé des chiffres qui ne correspondaient pas à la réalité des positions de Kerviel.

"Un problème du même type est arrivé le mois suivant, fait remarquer le président.

- Oui, mais il m'est arrivé avec une mention qui disait "problème connu", donc je ne m'en suis pas préoccupé plus que cela.

Le président relit le mail d'explication de Kerviel, truffé de jargon financier et anglophone, qui fait de nouveau rire le public.

Le président reprend un ton sérieux pour dire à Rouyère que les positions de "son trader" étaient perdantes de plus de 2 milliards en juin-juillet 2007. "Comment pouviez-vous ne pas être au courant ?

- Rien dans les risques de la banque ne le laissait supposer.

- Fixer une limite en nominal cumulé aurait-il permis d'éviter cela ?

- Si on avait eu une limite en nominal cumulé, oui, les ordres de Kerviel auraient été repérés.

Il précise ensuite que le résultat de Kerviel (1,4 milliard) n'avait rien à voir, par son montant, avec la normale de l'activité, où les profits se comptent plutôt en dizaines de millions.

- Ce n'est pas la génération spontanée, ce résultat, il a été généré par votre desk, fait remarquer le président.

"Avec les autres supérieurs de Kerviel, nous suivions essentiellement les risques de marché, or une position ne génère pas de risque si elle est couverte. Et dans une salle de marchés, rien ne distingue un clic de souris qui active un ordre de 1 million ou de 30 milliards d'euros".

"Vous aviez confiance en Jérôme Kerviel ?

- Oui, j'avais confiance, Kerviel était l'une des trois personnes sur lesquelles je pensais que Cordelle pourrait s'appuyer quand il est arrivé."


16h29 Martingale.

Me Reinhart (avocat de la SocGen) interroge le témoin, lui demandant s'il estime que la clause de cet accord l'empêche de dire toute la vérité.

- Absolument pas.

- Parlez-vous librement ?

- Absolument, je parle tout à fait librement.

Il évoque de nouveau la "confiance" nécessaire entre collègues, que Kerviel a "largement bafouée".

L'avocat l'interroge sur le samedi 19 janvier, lorsque Kerviel a répondu à Rouyère, qui lui demandait de revenir à la banque s'expliquer, qu'il envisageait de se jeter sous un train.

"En ce qui me concerne j'étais extrêmement inquiet [Kerviel réprime un sourire], je voulais qu'il se sente rassuré pour qu'il vienne s'expliquer".

Le président demande à Kerviel de commenter. Il déclare que ce genre d'expression est courant quand on a passé une bonne journée. Il précise que deux minutes plus tard, il a appelé Rouyère en lui disant "à bientôt".

"Quand il est arrivé, Kerviel ne vous a pas parlé spontanément des positions qu'il a reprises début 2008, mais plutôt du gain de 1,4 milliard réalisé en 2007 ?

- Nous lui avons dit que son explication de la veille ne tenait plus, puisque les couvertures qu'il avait évoquées n'existaient en fait pas. Ses réponses ont tourné autour de la façon dont il avait réalisé ce résultat de 1,4 milliard, comment il avait trompé les contrôles...

- Vous a-t-il parlé d'une martingale ? [le terme a été évoqué par plusieurs témoins parmi les ex-supérieurs de Kerviel, mais il ne figure pas dans les enregistrements, ce que la banque explique par la mauvaise qualité de l'enregistrement, Ndlr]

- Disons qu'en fait il disait qu'il avait trouvé des techniques bien précises, qu'il n'était d'ailleurs pas prêt à expliquer devant tout le monde, et dans mon souvenir le mot "martingale" a été prononcé."

 

16h40 Un mensonge éhonté.

"Je ne comprends pas comment il a pu se concentrer sur ce gain cristallisé, alors que son 1er réflexe, pour un trader, dont le rôle est de gérer des risques, aurait dû être de nous alerter sur sa position de 49 milliards", explique M. Rouyère.

L'avocat lui demande ensuite de se prononcer sur les affirmations de Kerviel selon lesquelles ses réponses aux différentes alertes n'étaient pas crédibles. "Je ne peux pas imaginer une seule seconde que les gens du "middle" et du "back office" aient pu se contenter d'explications non crédibles", répond-il.

M. Kerviel avait deux activités, l'une officielle, l'autre complètement fantasmagorique, dans laquelle il prenait des positions cachées. Aviez-vous déjà vu un tel comportement ?

- Non, dans la finance, jamais, et je ne suis pas psychologue, donc je ne peux pas me prononcer sur les causes.

Me Reinhart lit un passage du livre de Kerviel : "il affirme que lors de son interrogatoire interne le 19 janvier, il vous a dit : "tu savais ce que je faisais, Martial", et que vous avez quitté la salle sans démentir...

- C'est de la mythomanie.

- Et il affirme que ses supérieurs étaient au courant de ses positions.

- C'est un mensonge éhonté".


16h52 "De qui se moque-t-on ?"

Le témoin (Rouyère) est maintenant interrogé par Mr Huc-Morel (Kerviel) : "j?ai cru détecter dans votre discours comme un regret que le risque de fraude n?ait pas assez été pris en compte, je me trompe ?

- Je ne me rappelle pas, en effet, avoir été formé à ce genre de problème..."

L?avocat lui présente un support de formation interne qui parle de risque opérationnel, et notamment de fraude. Il répond qu?il n?a pas eu cette formation lors de son entrée dans la banque, à la fin des années 1990.

L?avocat demande ensuite combien de contrats Kerviel était autorisé à prendre. "quelques centaines, voire quelques milliers", répond Rouyère. L?avocat projette un e-mail envoyé à Rouyère sur les écarts de méthode liés à l'activité de Kerviel, un message qui évoque en troisième page une position de plusieurs dizaines de milliers de contrats.

"Un problème du même type était déjà arrivé le mois précédent et avait été résolu, répond le témoin. Ce mail disait : "le même problème s?est reproduit et a été résolu de la même façon", donc je ne m?en suis pas préoccupé davantage, et je n?ai pas lu ce mail jusqu?au bout.

- Visiblement, dès qu?il est question de chiffres dans ce dossier, on a tendance à fermer les yeux", souligne l?avocat.

Me Huc-Morel évoque ensuite le cas de M.Rakotomalala, un trader de l?équipe de Kerviel que M. Rouyère juge fiable. Il ressort d?un document interne que ce trader s?est vu reprocher plusieurs opérations fictives qu?il présente comme comparables à celles de Kerviel, du moins par leur nature.

"Je n?avais pas connaissance de ces faits, et j?ai été désolé de l?apprendre. Ces manipulations sont tout à fait inacceptables, même si l?ordre de magnitude n?est pas comparable.

- Sachez, monsieur, qu?il y aura par la suite le même genre d?incidents avec deux autres traders du desk. Cela commence tout de même à faire du nombre..." conclut l?avocat

Me Metzner interroge à son tour le témoin. Il revient sur le fait que plusieurs ex-managers de Kerviel n?ont pas tenu compte d?informations qui étaient à leur disposition car ils ne les ont pas vues, ou pas lues : "qu?est-ce qu?on lit à la Société Générale ?

- Est-ce que c?est une question ?

- Oui, c?est une question : de qui se moque-t-on ?" Rires dans l?assistance.

Me Metzner l?interroge ensuite sur la clause de l?accord qu?il a signé et qui précise qu?il ne doit rien dire qui puisse porter préjudice à la banque.

- Non, mais c?est scandaleux, intervient Me Jean Veil (SocGen), soulignant que ce genre de clause ne couvre pas les déclarations devant un tribunal.

Metzner conteste ce point.

"Personne n?est censé ignorer la loi, remarque Jean Veil.

Me Metzner marque un temps d?arrêt, puis lance : "Eh bien, citez-moi l?article !"

Le président coupe court en précisant que pour le tribunal, M. Rouyère a parlé librement.

Me Metzner résume la situation : "tous les supérieurs de Kerviel ont été licenciés pour faute ou ont démissionné, jusqu?au PDG, mais tout s?est passé normalement dans ce dossier ?"

Me Metzner rappelle ensuite les appréciations portées par Rouyère sur Cordelle fin 2007, qui l?appelaient à mettre l?accent sur le contrôle, à "ne pas simplement faire confiance", ajoutant que M. Rouyère a pourtant expliqué plusieurs fois son manque de vigilance vis-à-vis de Kerviel par la "confiance" qui prévalait alors dans la salle des marchés.

"Combien fallait-il d?alertes à la SocGen pour qu?elle réagisse ?, demande Kerviel.

- M. Rouyère n?est pas la SocGen, fait remarquer le président.

- il travaille encore pour elle indirectement, glisse Me Metzner.

Me Martineau prend ensuite la parole pour faire remarquer que le document cité plus tôt par Me Huc-Morel a été versé au dossier par la banque, et que les pratiques évoquées ne sont pas tolérées dans la banque, ajoutant que le trader concerné a été licencié pour cela.


17h46 "Nous savions alors que nous avions à faire à une fraude très importante".

C?est le tour de Philippe Baboulin, l?ancien supérieur N+3 de Kerviel. Il précise qu?il travaille toujours pour la banque. Au moment des faits, il était responsable de l?activité "Equity Finance", qui incluait le desk Delta One. Il dirigeait ainsi une soixantaine de personnes sur les principales places financières, dont une vingtaine sur Delta One.

"Pour moi, l?affaire a commencé le vendredi 18 janvier quand M. Paolantonnacci (déontologue de la banque, Ndlr] m?a dit que des positions de Kerviel, face au courtier Baader, faisait exploser le ratio de risques de la banque. Kerviel nous a dit qu?en fait l?opération n?était pas face à Baader, mais face à Deutsche Bank. J?ai eu le sentiment que ces positions ne cadraient pas avec la mission de M. Kerviel. J?en ai donc référé à mes supérieurs et à M. Rouyère (N+2 de Kerviel). Puis le samedi, nous avons compris que l?opération face à Deutsche Bank était fictive. Nous savions alors que nous avions à faire à une fraude très importante. Enfin, le dimanche, suite aux contrôles faits dans la nuit, nous avons eu la connaissance de la position de 50 milliards d?euros cachés par Kerviel".

Le président l?interroge : "avez-vous participé à l?affectation de M. Cordelle à la tête de l?équipe de Jérôme Kerviel ?

- oui, il avait une bonne exprience du management, et des compétences de structuration qui pouvaient nous être utiles pour développer l?activité de Delta One."

 

18h « Bien joué, mais il faudra blinder le process pour la prochaine fois ».

 « Au départ, Kerviel ne faisait que du market making, mais à l?été Rouyère et Cordelle ont autorisé Kerviel a développer une activité d?arbitrage. Kerviel a mené les deux activités de front jusqu?en janvier 2008 », explique le témoin.

 « Je ne suivais pas l?activité des traders de façon individualisée, c?est matériellement impossible. Je me reposais sur mes collaborateurs directs »

 « Comme tous les risk managers, je recevais un reporting quotidien sur les éventuels dépassements de limites des mes équipes. Dans mon souvenir, j?ai dû intervenir ou faire intervenir un collaborateur une dizaine de fois dans l?année pour des dépassements de limite, qui ne dépassaient pas 20 % en montant ».

 « Je n?ai jamais eu connaissance de l?épisode Allianz »

 Le président revient sur la première alerte liée au contrôle passerelle, qui avait mis en évidence des anomalies sur le périmètre de Kerviel. Après que Kerviel a fourni des justifications, Baboulin lui a écrit : « Bien joué, mais il faudra blinder le process pour la prochaine fois ». Kerviel a répondu que ce genre de chose ne devrait pas arriver, et qu?il allait contacter les services de contrôle pour régler le problème de façon définitive. « J?ai pris ça pour la réponse d?un bon élève », indique Baboulin.

 Le président interroge Kerviel sur le sens de son message, faisant remarquer : « c?est du double langage, encore une fois ».

Puis : « on voit que dans ces réunions, votre bagout, en quelque sorte, vous a permis de vous en tirer », note le président. Il fait remarquer au prévenu que c?est lui qui était à l?origine, par ses opérations fictives, du problème qu?il prétendait régler. « Faut-il être sur de soi pour provoquer une réunion sur un problème dont on est le seul à connaître la réalité », note le président.

 « Avez-vous été informé des multiples écarts de méthode provoqués par M. Kerviel en novembre 2007 ?

- Je ne m?en souviens pas »

 « A aucun moment je n?ai soupçonné les positions cachées de Kerviel », assure M. Baboulin.

 Me Reinhart interroge le témoin. Ce dernier a affirmé devant la police judiciaire qu? « à aucun moment, Kerviel n?a donné l?impression d?avoir informé ses deux supérieurs directs de ce qu?il faisait ». Le témoin confirme. Il rappelle que Kerviel avait indiqué, lors des interrogatoires internes du 19-20 janvier 2008 qu?il avait organisé tout cela tout seul, et qu?il n?avait pas voulu dévoiler sa « stratégie ».

Il évoque ensuite le « sentiment de désastre » ressenti par les cadres de la banque mis au courant de l?affaire, ajoutant que la banque risquait la faillite.

Il confirme aussi qu?il n?a pas compris pourquoi Kerviel avait fait ça. « Je serais ravi d?avoir des indications sur cette question », confirme le témoin.

Un dépassement de 50.000 % !

Le président interroge donc Kerviel, évoquant le fait que ses positions étaient une « bombe à retardement.

« J?étais clairement dans une spirale, et coupé de la réalité », répond le prévenu. Mais il fait remarquer que par deux fois, pendant le week-end du 19-20, son N+2 Rouyère a dit « on » en évoquant les risques pris par Keviel, avant de se reprendre. Et il affirme que quand ses supérieurs ont appris qu?il avait gagné 1,4 milliard en 2007, ils ont parlé de « sabrer le champagne ».

 « Pour moi, mes supérieurs qualifient mes positions de « criminelles » uniquement parce qu'elles ont débouché sur une perte », affirme Kerviel.

 Mais pour son ancien N+3, « Kerviel a manqué de transparence, il a dépassé les limites de son desk de, je crois, 50.000 %. Je ne comprends pas comment il peut dire qu?il a fait ça pour faire gagner de l?argent à la banque. Etre trader, c?est prendre des risques en respectant son mandat et ses limites. Je vous garantis que si la banque avait découvert ses positions quand elles étaient gagnantes, elle aurait régi pareil, en le mettant à pied et en déclenchant une enquête interne »

 Kerviel évoque ensuite un épisode dans lequel un trader de la banque s?était suicidé après la découverte de ses opérations frauduleuses, dont certaines étaient similaires à celles de Kerviel. « Dire que personne n?était au courant, c?est juste de la mauvaise foi », lance-t-il.

 Claire Dumas, qui représente la banque, explique que les détails de cette fraude n?ont pas été divulgués. Elle précise que si les leçons de cette fraude n?ont pas été prises en compte dans l?activité de Kerviel, comme l?ont pointé les commissaires aux comptes dans leur rapport, c?est parce qu?elle avait eu lieu dans le département des activités de taux, et non dans celui des actions. Or ces activités fonctionnent de façon différente.

 Me Huc-Morel interroge le témoin sur les pratiques d?achat-vente à prix différents qui permettent de cacher du résultat, pratiquées notamment par deux autres traders, qui ont déclaré que ces méthodes étaient connues et courantes au sein de la salle des marchés.

 « Ces pratiques sont intolérables, et ces deux traders ont été licenciés », se borne à dire M. Baboulin.

 Le témoin est libéré sans avoir eu à répondre à Me Metzner, qui s?est même absenté pendant sa déposition.

Fin de cette neuvième journée d'audience.

 

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