Edith Weemaels : "Les agences de notation sont dans une zone de non-droit"

Engager la responsabilité juridique des agences de notation est quasi une mission impossible, même si l'Europe a fait un travail considérable pour les encadrer. C'est le constat d'une étude universitaire. Interview de son auteure, Edith Weemaels, par le quotidien l'Echo.
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Elle est avocate chez NautaDutilh. Mais son parcours a commencé bien plus tôt. Diplômée en droit international public et en science politique, c?est à l?université qu?Edith Weemaels a commencé sa thèse sur les agences de notation. Un an et demi de recherche, entamée en janvier 2010, l?a conduite à décrypter la complexité juridique de ces pythies du monde moderne.

L'Echo : Les agences de notation évoluent-elles dans une zone de non-droit ?

- Edith Weemaels : C?est une conclusion à laquelle je suis arrivée aujourd?hui. La manière avec laquelle ces agences se sont positionnées par rapport aux autres sociétés et aussi le fait que, pour l?Europe, leur maison mère est positionnée aux Etats-Unis, font que trouver une base pour engager leur responsabilité n?est pas impossible, mais très difficile.

Cela a-t-il été fait sciemment ?

- Je ne le pense pas. Les agences de notation, les trois plus grandes d?entre elles, sont réglementées aux USA depuis beaucoup plus longtemps qu?en Europe. En Europe, on croyait que les réglementations en place aux Etats-Unis, aussi bien par le gouvernement américain que par l?Iosco (Organisation internationale des commissions de valeurs, ndlr) suffisaient en termes de déontologie. Ca a très bien fonctionné jusqu?à la crise financière, dans laquelle les agences de notation ont clairement joué un rôle, mais ont aussi révélé un certain nombre de défaillances du système.

Il y a eu l?affaire Enron, fin 2001. Un changement dans leur encadrement juridique aurait-il pu avoir lieu pour éviter la crise financière ?

- Les premiers codes de déontologie pour les agences de notation ont effectivement commencé en 2004, peu après l?affaire Enron. Mais ils établissaient des normes non contraignantes. Les agences s?y conformaient, bon an mal an, pour leur image de marque, qui est leur carte de visite. On s?est rendu compte, quelques années plus tard, que ça n?a pas suffi.

Vu le travail qui a été mené en Europe, sont-elles, selon vous, suffisamment encadrée?

- L?arsenal est quand même très développé. Il y a eu plusieurs règlements, le premier en 2009, amendé en 2011, et il reste encore une proposition sur la table qui devrait être adoptée dans le courant de l?année 2012. Les agences vont devoir publier leurs méthodes, des rapports accompagnant chaque notation. Tous les produits structurés vont devoir être notés par deux agences minimum, indépendantes l?une de l?autre, ne faisant pas partie du même groupe. Ils ont aussi mis en place une série de règles sur la composition des équipes d?analystes pour éviter d?avoir toujours la même personne qui note le même produit. Par ailleurs, les agences ont des obligations d?archivage pendant 5 ans. Cela fournira beaucoup d?informations, s?il y a des procédures par la suite.

Y a-t-il suffisamment de monde pour surveiller cette masse d?informations et pour intervenir suffisamment rapidement ?

- C?est le problème. À ma connaissance, ils sont 20 au sein de l?Esma, l?autorité européenne chargée de les surveiller. Ce qui est peu. Ceci dit, on ne sait pas encore le pouvoir qu?auront également les agences nationales de contrôle. Je ne parle bien sûr pas de la Belgique, qui n?a pas d?agence sur son territoire, mais plutôt, par exemple, de la FSA en Grande-Bretagne. L?autorité européenne qui surveille les agences de notation doit fournir un rapport annuel sur le respect des règles européennes. Cela veut dire qu?en amont, les agences de notation devront elles-mêmes fournir un rapport, avec des preuves et des éléments de preuve. Est-ce que cela va suffire ? On le verra à l?expérience.

On voudrait plus de concurrence dans ce secteur. Les petites agences de notation ont-elles les reins assez solides pour supporter une telle charge administrative ?

- Les plus petites agences fournissent des notations sur des produits moins complexes ou sur des marchés plus locaux. Elles ont un core business beaucoup plus réduit. Il y en a une, par exemple, qui ne note que des sociétés qui participent au développement durable. C?est vrai qu?elles ne font pas le poids devant les trois plus grandes. Mais le fait que tous les produits structurés vont devoir être notés par deux agences indépendantes l?une de l?autre, et qu?il y a cette autre règle qui implique qu?on ne peut pas avoir un contrat d?une durée supérieure à 3 ans avec un émetteur, ça va redistribuer les cartes, même si le marché va être atomisé pendant encore un certain temps. Mais il sera plus facile de s?y insérer en Europe qu?aux Etats-Unis, où ils ne sont pas encore à cette volonté de mise en concurrence.

Si je suis investisseur, comment puis-je aujourd?hui me confronter juridiquement aux agences de notation?

- Ce n?est pas impossible, mais ça va être très difficile. L?Union européenne s?en est rendu compte. Dans les premiers textes de 2009, elle a délégué cette question aux États membres. Dans les derniers textes de décembre 2011 et qui devraient être adoptés en 2012, ils ont instauré un chapitre de responsabilité civile dans le chef des agences de notation. Le problème est que ce chapitre, tel qu?il est rédigé pour l?instant, n?a pas de valeur ajoutée au niveau juridique. Ce qu?il dit en substance, c?est: si vous avez des indices d?une négligence grave ou d?une faute intentionnelle de l?agence de notation, on renverse la charge de la preuve et c?est à l?agence de notation de prouver qu?elle n?a pas fait de faute. Le problème persiste dans la collecte des indices. Dès le moment où vous avez une notation et un rapport de notation, vous ne savez toujours pas quelles informations l?émetteur a remises à l?agence de notation, puisque c?est confidentiel.?Vous ne savez pas si la méthode de notation a été la bonne, comment les calculs ont été faits, combien de temps l?analyste a réellement passé sur sa notation,? Ca fait beaucoup d?inconnues.

Le conflit d?intérêts est-il plus facile à identifier aujourd?hui ?

- Il n?y a pas d?incrimination du conflit d?intérêts en tant que tel. Des règles ont été mises en place pour les éviter, comme la rotation des analystes, les durées maximales de contrat,? mais le conflit d?intérêts n?est toujours pas incriminé.

La crise a montré que les agences préparaient les produits qu?elles notaient. Est-ce une pratique bannie aujourd?hui ?

- Dans le nouveau corps de règles, les agences doivent faire une séparation très claire entre les équipes qui écrivent les notations et celles qui préparent le produit. Vu que ces deux activités sont officiellement séparées, si vous avez un soupçon qu?il y a quand même communication entre les deux, cela sera encore plus difficile de le prouver.

Les Etats-Unis n?ont pas suivi l?Europe. Comment s?assurer, puisque les grosses agences ont leur siège aux Etats-Unis, qu?elles vont se plier aux exigences européennes ?

- Vous ne pouvez pas le savoir. Ceci dit, les notes émises sur des produits européens doivent, en théorie, transiter par les agences agréées au niveau de l?Union européenne. Or ce sont les filiales européennes des grosses agences qui doivent s?enregistrer. On se rend compte qu?en réalité, pour certains produits très complexes, on requiert les compétences de certaines personnes, qui peuvent être à Londres, à Berlin, à Rome. Tout le monde se contacte par téléphone, mais on ne sait pas très bien où la note est confectionnée. On rentre dans des procédés d?analyse qui doivent, dans une certaine mesure, rester confidentiels. C?est pour cela que l?Union européenne s?est dit qu?elle devait attaquer sur plusieurs versants. L?autre versant qu?elle est en train de suivre est que les agences de notation ont servi de référent aux matières financières, bancaires, d?assurances pendant des décennies. Elles ont même réussi à avoir une place dans les réglementations. L?Union européenne essaie d?arrêter cette dépendance excessive. Elle demande à tous les acteurs des marchés financiers de se reposer de moins en moins sur des notations externes, mais plutôt sur des évaluations internes.

Pour sa dernière évaluation des besoins en capital des banques européennes, l?Autorité bancaire européenne s?est exclusivement basée sur les agences de notation?

- Ca va changer. C?est dans les nouvelles propositions de règlements et directives. Textuellement, l?Autorité bancaire européenne est requise de faire disparaître toutes références aux agences de notation externes pour le 31 décembre 2013. Toute une série de produits d?assurance ne pouvait acquérir que des titres notés dans les tranches supérieures, maintenant ils vont devoir changer de référent.

Est-ce qu?un État ou une société peut juridiquement s?opposer à une notation ?

- Si une société ou un pays décide de faire appel à une agence pour recevoir une notation, on rédige un contrat. Si au cours du processus de notation, il y a eu des différends, et qu?il y a des vraies raisons de penser que la note rendue est le résultat d?une erreur, et pas seulement d?une divergence de vues, il y aura une possibilité d?agir sur une base contractuelle. D?autant plus que l?Union européenne exige, dans son nouveau corps de règles, que les agences de notation n?introduisent plus de clauses exonératoires de responsabilité dans les contrats. C?était toujours le cas, dans tous les contrats. Ce qui explique qu?il n?y a jamais eu de procès sur une base contractuelle contre les agences de notation, ni en Europe ni aux Etats-Unis.

En novembre dernier, Standard & Poor?s a divulgué par erreur une dégradation de note de la France. L?État français pourrait-il engager une poursuite judiciaire?

- Y a-t-il eu faute? On peut dire que oui, puisqu?il y a eu un manque de diligence et d?attention. Mais quel est le dommage? Qu?elle est la part de la réaction des marchés dans la perte de valeur qui aurait eu lieu conséquemment? C?est très difficile à évaluer. C?est un problème qu?on rencontre dans toutes les matières financières. Sur les marchés, il n?y a jamais une cause unique à un événement, il est le résultat d?un panel d?éléments.

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Commentaires 2
à écrit le 11/02/2012 à 12:28
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Dommage que mon commentaire précédent sur la piraterie, la complaisance la traite et le blanchiment n'a pas été publié... Pourtant, on commence à se poser les bonnes questions sur les atteintes à la sûreté et à la souveraineté d'Etats démocratiques....

à écrit le 11/02/2012 à 11:39
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Excellent cet article sur une des zones hors la loi du monde financier qui en a fait sa règle : en matière maritime on serait entre une complaisance scélérate, de la piraterie, sans oublier les compartiments stupéfiants ou traite pour l(argent blanch...

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