Cryptoactifs : l’épineux jeu d’équilibriste de la Commission européenne

La commission a dévoilé les bases du futur régime encadrant le marché européen des actifs numériques. Si la création d'un cadre légal, assorti d'un mécanisme de passeport européen, constitue une grande avancée pour le développement du secteur, certaines lourdeurs et contraintes pourraient freiner l'innovation et notamment la balbutiante finance décentralisée.
Juliette Raynal
(Crédits : Minefi)

Dans l'écosystème des cryptoactifs, le sentiment ambiant est à l'ambivalence. Depuis quelques jours, les entrepreneurs et professionnels du secteur oscillent entre satisfaction et crainte. Fin septembre, la Commission européenne a publié un corpus de textes visant à digitaliser le monde de la finance et à faire de l'Europe une place financière plus compétitive sur la scène internationale. Au sein de cet ensemble, plusieurs textes concernent les actifs numériques, dont la fameuse proposition législative baptisée Mica, qui vise à encadrer le marché des cryptoactifs. Décrits par de nombreux acteurs comme "extrêmement ambitieux", ces textes ont pour ambition de couvrir l'ensemble des cas d'usage des actifs numériques déployés sur une blockchain... au risque, toutefois, d'étouffer la dynamique d'innovation de cet écosystème, encore essentiellement composé de jeunes entreprises.

D'abord, les protagonistes se réjouissent d'un certain nombre d'éléments. Premier motif de satisfaction : la volonté de la Commission européenne de créer un régime adapté aux actifs numériques, et non une extension du régime applicable à tout autre actif financier.

Fin de "zone grise" et passeport européen

"La commission considère que les actifs numériques constituent une catégorie à part entière et reconnaît le fait qu'ils aient besoin d'un régime ad hoc", souligne Simon Polrot, président de l'Association pour le développement des actifs numériques (Adan), qui regroupe une quarantaine d'entreprises en France, dont Ledger, Coinhouse ou encore LGO pour les plus connues.

"Disposer d'un cadre constitue une très grosse avancée. Nous étions dans une zone grise, ce qui n'est pas soutenable, encore plus lorsqu'on évolue, comme nous, dans le B2B", témoigne Thibaut Sahaghian, cofondateur et directeur général de Multis, une néobanque qui souhaite utiliser la blockchain pour développer des nouveaux services bancaires pour les entreprises. Une sorte de Qonto de la crypto, en somme.

Deuxième élément positif : la commission couple cette reconnaissance légale au mécanisme de passeport européen (dispositif qui permet à un acteur enregistré auprès d'un régulateur de l'UE de déployer son activité dans tous les autres pays de cette zone, sans avoir besoin de réaliser des démarches supplémentaires auprès des autres régulateurs locaux).

Autrement dit, ces nouvelles règles permettront aux opérateurs agréés dans un État membre de fournir leurs services dans l'ensemble de l'UE, comme le permet aujourd'hui un agrément de monnaie électronique décroché par une fintech.

"Cet outil est indispensable pour le 'passage à l'échelle' et pour exister dans un panorama européen", commente Franck Guiader, à la tête du département fintech et innovation du cabinet d'avocats d'affaires Gide.

Institutionnalisation du secteur

Autre élément de satisfaction : la mise en place d'un régime pilote sous forme de sandbox ("bac à sable") permettant aux acteurs d'expérimenter sur une blockchain l'échange de titres financiers sous formes de crypto-actifs.

Plus globalement, la publication de ces propositions envoie un signal très fort d'institutionnalisation du secteur.

"Les grands acteurs vont se sentir libres de se positionner. Les banques et les établissements financiers vont regarder de près le marché des actifs numériques, ne serait-ce que par effet d'annonce", anticipe le président de l'Adan.

Un tel régime devrait, par ailleurs, favoriser les collaborations entre startups et grands groupes bancaires "qui ont besoin que ces jeunes acteurs se hissent à leur niveau en termes d'exigences réglementaires", souligne Franck Guiader.

Lourdeur et manque de proportionnalité

Passées ces premières réjouissances, les critiques se concentrent sur la lourdeur de la réglementation et le manque de proportionnalité de certaines mesures.

"Je suis assez circonspect sur l'étendue des propositions. Le seul texte sur les cryptoactifs fait 168 pages. La Commission a cherché à couvrir par avance tous les usages des actifs numériques, sans tenir compte de leur caractère innovant", regrette Simon Polrot de l'Adan.

Si la Commission européenne s'inspire de la réglementation française sur les prestataires de services sur actifs numériques (statut PSAN, instauré par la loi Pacte), elle n'a pas repris son caractère optionnel, mais le rend obligatoire. Par ailleurs, alors qu'en France, l'enregistrement des acteurs était soumis à l'évaluation de seulement deux critères (l'honorabilité des dirigeants de l'entreprise d'une part, et, d'autre part, la mise en place d'un dispositif de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme), le régime européen prévoit une évaluation beaucoup plus large.

"Avec le régime Mica, les obligations portent également sur la manière dont est faite la communication auprès des clients, la protection des investisseurs et la protection de l'intégrité de marché. Il faut ainsi communiquer les conditions générales de vente dès l'enregistrement. Ce sont des règles de bon sens, souvent déjà intégrées, mais elles font désormais l'objet d'une formalisation, et cela rajoute des lourdeurs administratives", estime Simon Polrot.

Une exigence en fonds propres "handicapante"

Le point noir concerne surtout les garanties prudentielles requises, avec un minimum de fonds propres exigés.

"L'exigence en fonds propres est très handicapante pour les startups qui sont nombreuses à composer cet écosystème. Ce régime prévoit énormément d'obligations et le poids financier est difficile à supporter pour les plus petits acteurs", déplore le président de l'Adan.

"De la proportionnalité est attendue et est nécessaire, de même qu'un travail sur les seuils pour donner plus de flexibilité", estime, de son côté, Franck Guiader, pour qui ce package de textes reste extrêmement positif.

Inquiétude sur les "stablecoins"

L'autre point qui cristallise les inquiétudes a trait aux stablecoins, ces actifs numériques généralement adossés à des devises classiques, comme l'euro et le dollar.

"La commission tape assez fort sur les stablecoins à effet systémique", reconnaît Franck Guiader.

Les émetteurs de cette catégorie de stablecoins, dans laquelle pourrait entrer le fameux Libra imaginé par Facebook, seront soumis à la supervision de l'Autorité bancaire européenne (EBA).

Lire aussi : Où en est Libra, le projet de cryptomonnaie de Facebook ?

Un encadrement strict des stablecoins...

De quoi éliminer du marché un certain nombre de jeunes sociétés incapables de se soumettre aux exigences de l'EBA. C'est en tout cas ce que craint l'Adan, qui redoute les effets de bord d'une approche "un peu bazooka".

"La réglementation telle qu'elle est rédigée aujourd'hui interdit l'essentiel des cas d'usages innovants sur la blockchain en Europe car les acteurs ne pourront pas s'enregistrer. En englobant tous les stablecoins sous la même définition, elle émet une interdiction à caractère général en interdisant de fournir des intérêts sur ces stablecoins. C'est une disposition qui empêche tous les cas d'usage de la finance décentralisée", déplore Simon Polrot.

Un exemple concret de finance décentralisée est le prêt d'actifs numériques. Les stablecoins envoyés sur un smart contract écrit sur un protocole blockchain sont mis directement à la disposition de l'emprunteur qui perçoit alors une partie des liquidités. En contrepartie, le prêteur reçoit automatiquement les intérêts selon les dispositions prédéfinies en amont dans le smart contrat reposant sur la blockchain. "C'est le futur de l'usage de la blockchain. Toutes les levées de fonds dans le secteur se font par les acteurs de la finance décentralisée, qui sont essentiellement basés aux Etats-Unis. Les champions de demain viennent de ce secteur", assure Simon Polrot.

... au détriment de la finance décentralisée ?

"Si l'émission de stablecoins est réservée aux établissements financiers classiques, Multis sera dans l'impossibilité d'émettre des stablecoins. Si une telle réglementation était adoptée, nous nous adapterions en utilisant des stablecoins émis par d'autres sociétés. Mais cette adaptation se ferait avec des acteurs américains et non européens", pointe Thibaut Sahaghian, dont la startup de finance décentralisée vient de boucler une levée de 2 millions d'euros.

Si la démarche de la Commission en la matière est si stricte, c'est que les enjeux autour de ces "global stablecoins" sont politiques. Avec cette réglementation, la Commission cherche avant tout à pouvoir contrôler au maximum des projets comme le Libra, qui a provoqué une levée de boucliers chez les différents gouverneurs de banques centrales et ministres des finances de la zone euro. Ces derniers craignant les conséquences négatives en matière de stabilité financière et de souveraineté de l'adoption massive d'un stablecoin émis par une entité privée.

"Alors que le marché des cryptoactifs reste de taille modeste et ne constitue pas actuellement une menace pour la stabilité financière, cette situation pourrait changer avec l'avènement des 'stablecoins globaux', qui visent une adoption plus large en intégrant des caractéristiques visant à stabiliser leur valeur et en exploitant les effets de réseau provenant des entreprises promouvant ces actifs", justifie la Commission européenne.

"En revanche, la Commission ouvre les chakras sur les moyens de paiement. Elle propose une série de dispositions pour inciter les acteurs historiques à innover", note Franck Guiader.

"La Commission cherche le difficile équilibre entre innovations technologiques d'un côté, et résilience du système financier et sécurité des investisseurs, de l'autre", résume-t-il.

Amendements possibles

Le tableau n'est toutefois pas si noir. Les entrepreneurs cryptos ont bon espoir de pouvoir apporter des précisions et de la proportionnalité à ces propositions. Encore trois étapes doivent être franchies avant l'adoption du corpus : l'examen par le Parlement, puis par le Conseil (qui réunit les représentants des Etats membres), et enfin par le trilogue, qui permettra de trouver un accord sur la version définitive du texte.

La fenêtre de tir pour amender ce régime reste étroite. La Commission souhaitant avancer très rapidement sur ce sujet, les passages devant le Parlement et le Conseil pourraient avoir lieu avant la fin de l'année et l'étude par le trilogue pourrait intervenir début 2021. L'entrée en vigueur doit, elle, intervenir avant 2024.

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ENCADRÉ

Compte à rebours pour les PSAN actifs en France

La publication de ce corpus de droit européen ne modifie pas l'échéance du 18 décembre prochain, date à laquelle certains prestataires de services sur actifs numériques qui ont une activité en France doivent s'enregistrer auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF). Les deux services concernés par cette disposition du droit français sont la conservation d'actifs numériques pour compte de tiers et la conversion de cryptomonnaie en devise traditionnelle. Pour s'enregistrer, ces acteurs sont soumis à deux points d'évaluation : la mise en place d'un dispositif de lutte anti-blanchiment et l'honorabilité des dirigeants. Aujourd'hui, seule l'entreprise Coinhouse s'est enregistrée. Le délai d'instruction est de six mois, à compter du dépôt du dossier. Si les acteurs concernés, ceux déjà en activité lors de l'entrée en vigueur de la loi Pacte, ne sont pas enregistrés au 18 décembre prochain, ils n'auront plus le droit d'exercer. Pour les entreprises nées après l'entrée en vigueur de la loi Pacte, l'enregistrement auprès de l'AMF doit être réalisé au préalable du lancement de leur activité.

Juliette Raynal

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Commentaires 2
à écrit le 06/10/2020 à 8:37
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Et vous faites bien de vous inquiéter déjà que cette UE n'est même pas une union, qu'elle s'est construite contre la volonté du peuple français et d'autres peuples, qu'elle est en retard dans tous les domaines sauf dans le dumping fiscal et social, t...

à écrit le 06/10/2020 à 8:26
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la notion de cryptoactif fait sourire le bitcoin, il vaut zero, et sa valeur depend de la confrontation d'une offre et d'une demande ( une cobweb, quoi!) en fonction des polituqes des banques centrale et des etats...... dans certaines civilisation,...

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