Procès Kerviel : théorie du complot contre théorie du trader isolé

Mercredi 6 juin, Me David Koubbi, l'avocat de Jérôme Kerviel, a ressorti la thèse du "bouc émissaire" ou du "trader fusible", souvent évoquée au début de l'affaire en 2008. Celle qui voudrait que la banque ait camouflé les pertes liées aux subprimes grâce à celles de son ancien trader. L'avocat doit apporter lundi 11 juin les preuves écrites de ce qu'il avance à la présidente de la Cour d'appel .
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 Mercredi 6 juin. C'est le deuxième jour d'audience du procès en appel de Jérôme Kerviel, condamné en première instance à 4.9 milliards d'euros d'amende et cinq ans de prison, dont trois fermes. Et Me David Koubbi, l'avocat de l'ancien trader, crie au complot : les positions de son client auraient été couvertes par un autre desk de la banque, laquelle aurait alors eu sous la main un "trader fusible" à faire sauter, pour camoufler les pertes à venir liées aux subprimes.

"C'était un système super élaboré"

Interrogé à ce sujet en marge de l'audience, Me Veil, avocat de Société Générale, rétorque : "si Jérôme Kerviel a réussi à faire croire ça à son avocat, c'est qu'il continue à truander son entourage et ses avocats. Franchement, un an avant l'éclatement de la crise, c'est une énormité !".
Mireille Filippini, la présidente de la Cour d'appel, d'abord prise de court le matin par l'annonce de ce scénario, souhaitera se faire confirmer son déroulé l'après-midi par l'ancien trader : "Vous nous dites, Mr Kerviel, qu'à chaque fois que vous preinez une position ouverte, quelqu'un prenait sur un autre desk une position pour la couvrir. Quand vous déboucliez, il fallait aussi que cette personne se couvre aussitôt, sinon elle faisait prendre des risques à la banque. Il fallait que votre activité soit très très suivie alors. Donc depuis 2007, quelqu'un a suivi toutes vos positions ouvertes. C'était un système super élaboré, c'est extraordinaire !"
Lequel répond que "Ce sont certains salariés de la Société Générale qui nous ont informés de l'existence de ce desk." Me Reinhart, avocat de Société Générale, lancera alors la question : "Est-ce que la thèse de ce desk fantôme excuse les faux qu'il a réalisés ?".

Des preuves, sinon rien

Le matin même, Jérôme Kerviel avait déclaré : "La crise des subprimes commençait à se propager. Faire sauter un Kerviel à un moment ou à un autre pour masquer leurs pertes pouvaient les arranger." Et réamorcé la bombe de la "théorie du complot", lancée en janvier 2008 par différents observateurs.
Mireille Filippini insiste : "Si vous n'aviez pas dérapé, ils auraient donc été voir une autre victime. Mais c'est vous qui aviez des positions de 5 milliards d'euros, pas la Société Générale. Vous leur avez franchement rendu service !"
Dans la même veine, Le Progrès écrit en janvier 2008 : "En pleine crise des subprimes, qui fait boire la tasse à la Générale, ça fait un peu maquillage et barbotage. Kerviel, un bouc émissaire ? Ce serait alors, à 4,9 milliards, le bouc le plus cher de l'Histoire depuis la Bible."
Jeudi 7 juin, au troisième jour d'audience, Jérôme Kerviel le répète : "Mes positions étaient connues, vues et couvertes". La présidente de la Cour se dit prête à admettre les faits, si seulement la défense lui en donne la preuve écrite : "Monsieur, je veux bien vous croire, mais on voudrait avoir des preuves. Je veux des documents probants démontrant, pourquoi pas, que des positions inverses sont prises par un autre desk."
L'audience se clôt sur un ultimatum : Me Koubbi doit lui apporter les preuves écrites de ce qu'il avance ou il devra remiser son argument.
L'avocat s'applique d'ailleurs à dire que celui-ci n'est pas nouveau. C'est un "scénario" qui avait déjà été évoqué à de nombreuses reprises en 2008. A l'époque, l'expression "bouc émissaire" fleurissait dans la presse. Et nombreux étaient ceux à alimenter cette théorie.

Le scénario d'un témoin anonyme

A ce jour, Me Koubbi a présenté un témoignage anonyme d'un ancien salarié des services informatiques et de la sécurité de la Société Générale, qui fait état de ce scénario.
"Imaginons une Banque qui serait exposée plus que de raison aux subprimes mais ne souhaiterait pas, ne pourrait pas en informer directement la Place pour éviter de voir sa réputation et sa stabilité financière fortement malmenées. Comment se sortir d'une telle situation sans affoler la clientèle est simple. Il lui faudrait un séisme, un Arsène Lupin pour occuper le devant de la scène. Devenue victime, elle passerait du côté des " gentils ". L'adversaire, lui, serait redoutable. Au début, un ennemi sans visage qui s'est enfui, puis un trader fou irresponsable, un génie informatique, enfin un escroc de haut vol, etc... Dans un tel scénario, la pauvre Banque se battrait avec courage, aidée par ses généreux alliés (mécènes ?) américains tout prêts à mettre sur la table 5,5 milliards cash avant même que l'enquête ait fait toute la lumière sur l'étendue de la fraude. Comme s'ils avaient su à l'avance que la situation ne présentait pas réellement de risques."
Un tel scénario pourrait paraître alambiqué, s'il n'avait pas déjà été servi par de nombreux experts.
Elie Cohen, professeur à Sciences Po et directeur de recherche au CNRS, confiait par exemple à l'AFP le 25 janvier 2008, que la Société Générale avait préféré "charger un pauvre bougre", afin de faire passer des pertes qui "s'étaient accumulées" au cours de la crise des subprimes. La banque "aurait chargé la barque sur le thème de la fraude pour faire passer plusieurs mauvaises opérations de marché".

Un parfait bouc émissaire pendant la crise

Le 25 janvier 2008, Alain Crouzat, président de la société de gestion Montségur Finance, déclare au Parisien : "La Société générale s'apprête à publier ses résultats de l'année 2007. Voilà qu'à cette occasion tout le monde découvre qu'elle a été victime d'une fraude "inouïe", comme le dit Christian Noyer, le président de la Banque de France, et qu'on annonce sa recapitalisation dans la foulée. Quelle coïncidence, quel timing exemplaire aussi. Le scénario est parfait, trop !". Selon lui, si la banque a inventé ce conte des temps modernes, c'est pour éviter la panique des épargnants, autrement dit le bank run. D'autres estiment que le délai de six jours entre la découverte de la fraude et son annonce, aurait justement permis d'échafauder ce scénario. Une démonstration qui balaierait alors l'argument de Me Koubbi, qui avance que la banque préparait son "coup" depuis 2007.
Finalement, le même jour, 20 minutes titre : "Kerviel, cerveau du "casse du siècle" ou "lampiste bien commode" ? Quand L'Express fait l'inventaire des éditorialistes perplexes vis-à-vis des justifications avancées par la banque.

Affaire Kerviel ou affaire Société Générale ?

Pourquoi alors cette thèse a-t-elle été tuée dans l'?uf ? Me Koubbi a la réponse : "Avant que le service de communication de la banque ne se mette en route, et qu'on voit sortir des éléments comme "terroriste", ou "il est en fuite", avant qu'on le présente comme quelqu'un qui connaît parfaitement les services de contrôle, mais avant ça, que disent les opérateurs de marché ? Qu'il est impossible qu'un opérateur seul ait pu engager 50 milliards sans que la banque ne l'ait vu. Et tout le monde parle d'un dégazage des subprimes", explique-t-il en audience jeudi 7 juin.
Marc Touati, économiste (auteur de "Quand la zone euro explosera", Editions du moment 2012), partisan de la thèse du bouc émissaire depuis le début, nous confie : "Il est possible de frauder pendant un ou deux jours sans que personne ne s'en rende compte, pas pendant deux ans. Et si c'est possible, c'est encore plus grave pour la banque. Le terme de complot me gêne, mais cela ressemble quand même à une perte globale à laquelle s'intègre une perte singulière. Cela ressemble davantage à une perte de desk qu'à la perte d'un seul homme. Mais saura-t-on vraiment un jour ?"
Comme l'écrit Olivia Dufour dans "Kerviel, enquête sur un séisme financier" (Eyrolles 2012), "Kerviel soutient que ses supérieurs savaient et l'ont laissé faire parce qu'il gagnait. Sa hiérarchie, elle, affirme qu'elle ignorait ce qu'il faisait. Le n?ud de l'affaire est là". Il incombe aujourd'hui à la Cour d'appel de dénouer les fils, et de dire s'il n'y a qu'une affaire Kerviel, ou s'il y a aussi une affaire Société Générale...


 

Retrouvez le compte-rendu de la première journée d'audience, le compte-rendu de la deuxième journée d'audience et le compte-rendu de la troisième journée d'audience.

Et retrouvez notre dossier spécial sur l'affaire Kerviel, les analyses de Valérie Segond et de François Lenglet après le verdict de 2010, ce que sont devenus les protagonistes de l'affaire, les plaintes déposées par Me David Koubbi (avocat de Jérôme Kerviel) et par Me Jean Veil (avocat de Société Générale), le témoignage de l'ancienne conseillère en communication de Jérôme Kerviel, et le contexte politique dans lequel s'inscrit le procès.

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Commentaire 1
à écrit le 10/06/2012 à 15:23
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pas de témoignage des 2 compensateurs EUREX et EURONEXT,? Controle sur l emprise de position ouverte et de leurs prérogatives,les PO sur 50 milliards ca se voit surtout mais de combien était la position TOTALE des marchés interessés,,,???? il se fa...

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