Faut-il s'attendre à un été meurtrier sur les marchés ? Pour beaucoup d'investisseurs, cette semaine de baisse ne présage rien de bon. Les krachs successifs (notion vague qui désigne généralement une baisse de 10 % du prix des actifs) qui se succèdent depuis l'automne dernier, sur les valeurs technologiques ou de croissance, sur les actifs alternatifs comme les cryptomonnaies, mais aussi sur le marché obligataire, avaient jusqu'ici une explication presque rassurante : ils trouvaient leur origine dans le virement brutal des politiques monétaires face à l'inflation et s'inscrivaient finalement dans une sorte de normalisation, un juste retour des choses « à la normale », après l'extravagance de 2021.
Une forte croissance (7% en France l'an dernier) et des taux à zéro, autrement dit, le beurre et l'argent du beurre, ne pouvaient pas éternellement durer. La fin de l'argent gratuit allait ramener les investisseurs à la raison et les valorisations à leurs moyennes historiques, voire à des points d'entrée attractifs. Certains stratégistes de marché développaient même l'idée que l'inflation était un facteur de soutien pour les actions. Les bons résultats des entreprises au premier trimestre et l'absence de révision à la baisse des prévisions de croissance des bénéfices confortaient cet optimisme prudent.
Prise de conscience
C'était avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. C'était surtout avant le carnage boursier à Wall Street de mercredi dernier. La publication aux Etats-Unis de mauvais chiffres d'activité de deux poids lourds de la grande distribution, Walmart et Target, a provoqué une violente baisse des indices américains, y compris de valeurs « value », et rappelé aux marchés que l'inflation pouvait peser sur la consommation et la profitabilité des entreprises. Résultat, les craintes d'une récession n'ont jamais été aussi élevées que depuis 2008, selon Bank of America.
« Nous assistons à une vraie prise de conscience que l'inflation n'est pas une bonne chose pour les actions car le schéma est toujours le même, après l'inflation vient la récession. Les marchés sont aujourd'hui clairement dans une anticipation de récession. Nous sommes même déjà en récession aux Etats-Unis, avec un premier trimestre négatif et un second trimestre qui ne s'annonce pas meilleur. Nous étions dans une sorte de déni jusqu'ici alors que les clignotants sont au rouge depuis des mois », avertit Eric Galiègue, président de Valquant Expertyse.
Dès lors, les scénarios les plus noirs commencent à fleurir aux Etats-Unis. Scott Minerd, responsable des investissements chez Guggenheim, prévient sur la chaîne américaine CNBC que le Nasdaq pourrait plonger de 75 % par rapport à son sommet de l'automne 2021 et que le S&P 500 pourrait déraper de 45 %, toujours par rapport à son sommet. Eric Galiègue n'est guère plus optimiste : « la baisse des marchés commencée le 24 février pourrait nous amener vers les 5.700/5.800 points sur le CAC 40, avec certes des rebonds techniques, mais plus probablement vers les 4.400 points au début de l'année 2023 ».
Une Fed agressive
La configuration des marchés conjugue à la fois des problèmes dans la sphère réelle et dans la sphère financière. Les entreprises ne pourront pas structurellement maintenir le niveau stratosphérique de leurs marges nettes alors qu'elles sont soumises à la fois à une pression sur les salaires, à l'augmentation des prix des matières premières et des intrants mais aussi, à moyen et long terme, à une « déglobalisation » de l'économie mondiale.
Ce n'est pas tant les actions qui vont baisser que la valeur des entreprises elles-mêmes. Le mouvement de baisse des profits sera d'autant plus néfaste pour les actions américaines qu'un tiers de la croissance des BPA (bénéfice par action) aux Etats-Unis résulte des programmes de rachat d'actions pour annulation. Moins de profits, moins de rachats d'actions.
Dans la sphère financière, le tableau n'est pas plus rassurant. La Réserve fédérale (Fed) a clairement indiqué qu'elle entendait continuer à relever ses taux d'intérêt, même si cela risque d'entraîner une ruine sur les marchés boursiers et obligataires. Et la Banque centrale européenne (BCE) pourrait bien lui emboîter le pas plus tôt que prévu. Jusqu'ici, depuis les années 2000, les marchés fonctionnent sur la croyance que la Fed fera tout pour sauver les marchés. Ce « put » (option de vente) de la Fed a clairement expiré aujourd'hui.
Pour le président de la Fed, Jerome Powell, rétablir la stabilité des prix est devenu la priorité des priorités. Le marché anticipe une nouvelle hausse des taux directeurs de 50 points de base en juin prochain alors que l'inflation américaine a dépassé les 8% en avril. Seul espoir : que la récession décide la Fed à ralentir son tempo de hausse des taux et de réduction de bilan. Entre-temps, il risque d'y avoir du dégât sur les marchés.
Baisse ordonnée
Derrière ce tableau assez sombre, une note positive. La baisse des marchés semble s'effectuer de manière ordonnée. En clair, il n'y a pas de mouvement de panique, de « sell off » généralisé. C'est un repli tactique, à la recherche de liquidités. Selon une toute récente enquête de Bank of America, le niveau de liquidités des gestionnaires de fonds a atteint un pic depuis septembre 2001.
«Le consensus est devenu très pessimiste, ce qui engendre des phases de rachat sur des nouvelles simplement moins alarmantes », tempère Jean-Jacques Friedman, CIO chez Vega Investments Managers. « Finalement, le Nasdaq s'est normalisé en termes de multiples de valorisation et en Europe, nous sommes à 12 fois les multiples avec des taux qui restent toujours relativement faibles », ajoute-t-il.
Ce cash peut ainsi alimenter des reprises techniques en cas de baisses jugées excessives des marchés. D'autant que les investisseurs restent extrêmement prudents sur les marchés obligataires, qui ont également fortement baissé depuis le début de l'année. Seule la dette souveraine s'est reprise dans un mouvement de « fuite vers la qualité ». Ce qui coiffe un peu la remontée des taux longs.
Cette absence de « capitulation des marchés » - même si cela pouvait y ressembler en milieu de semaine - devrait cependant inciter la Fed à poursuivre le durcissement de sa politique alors que les marchés espèrent toujours qu'elle modère son discours.
En attendant, les indices américains sont proches d'atteindre le niveau d'un véritable marché baissier, généralement défini comme étant un recul de 20 % par rapport au plus récent sommet. Le Nasdaq a largement franchi ce seuil (-30% par rapport à novembre) et le S&P 500 vient tout juste de l'atteindre. La chute est moins rude à Paris : le CAC 40 a perdu 15 % par rapport à son plus haut de janvier dernier.
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