L'Afrique, l'épicentre de la "mobile money"

Plus de la moitié des comptes de paiement sur mobile dans le monde se trouvent en Afrique. Ce sont les opérateurs télécoms qui ont donné accès aux services financiers de base à des dizaines de millions d'Africains. Cet « argent mobile », qui favorise les échanges et désenclave les zones rurales, a encore un important potentiel de développement, pour les populations, les opérateurs et les banques, à terme.
Delphine Cuny
En trois ans, M-Pesa a conquis 40% de la population. Aujourd'hui, 68% des adultes, soit 22 millions de Kenyans, utilisent ce service, quand ils sont moitié moins à avoir accès à un compte bancaire. Et 43% du PIB kenyan transite par ce système (hors économie informelle bien sûr) ! (Photo d'une boutique M-Pesa, prise à Nairobi, capitale du Kenya, le 12 mai 2009)

« La seule région du monde où plus de 10% des adultes déclarent détenir un compte de paiement sur mobile est l'Afrique subsaharienne », relevait la Banque mondiale l'an dernier dans une étude sur les progrès de l'inclusion financière (la moyenne est de 2 %). Pionnière il y a dix ans, « l'Afrique subsaharienne est toujours le marché numéro un des services financiers sur mobile », souligne le cabinet de conseil BearingPoint.

Plus de la moitié des 270 offres de « mobile banking » commercialisées dans le monde se trouvent en Afrique et, sur les 134 millions de comptes actifs répertoriés en fin d'année dernière, plus de 84 millions sont en Afrique subsaharienne, devenue l'épicentre de la « mobile money », selon les données de la GSMA (l'association mondiale des opérateurs mobiles).

Ce sont en effet les opérateurs télécoms qui ont donné accès aux services financiers essentiels à des dizaines de millions d'Africains. Parfois en partenariat avec des banques, ou bien en tant qu'établissement de monnaie électronique agréé. Depuis un téléphone basique, même pas un smartphone, en composant un code très simple (comme le suivi de consommation des minutes en France, du type #121#), il est possible de consulter son solde et de transférer de l'argent à un proche avec son seul numéro de mobile. Les abonnés de l'opérateur peuvent envoyer un pécule à leur famille restée au village, payer leur facture d'eau ou d'électricité, leurs impôts, financer un projet collectif sur le modèle des tontines, recevoir leur salaire et même régler les frais d'inscription scolaire, en Côte d'Ivoire. Fini, les heures de voyage et d'attente, et leur lot de mauvaises rencontres, pour retirer ou déposer des espèces au guichet : l'argent mobile a changé la vie de nombreux Africains.

Au Kenya, même l'État paie ses fonctionnaires par m-banking

Il existe dix fois plus de porte-monnaie mobiles que de comptes bancaires classiques en Tanzanie et au Kenya. En Afrique subsaharienne, où à peine un habitant sur quatre est bancarisé, seule la moitié des détenteurs d'un compte d'argent mobile dispose également d'un compte en banque.

« L'Afrique a été très pionnière par rapport à l'Asie et à l'Amérique latine en raison de son faible taux de bancarisation, de l'insécurité qui freine les déplacements dans certains pays mais surtout de la présence d'opérateurs innovants », relève Jean-Michel Huet, de BearingPoint.

Tout a commencé au milieu des années 2000 et le décollage a été spectaculaire au Kenya. Le premier opérateur du pays, Safaricom (contrôlé par le géant britannique Vodafone), a lancé son service M-Pesa (m pour mobile, pesa signifiant argent en swahili) en 2007 après une expérimentation visant initialement le remboursement de microcrédits. Très vite, le service est utilisé pour payer des produits ou des services et convertir cette monnaie électronique en minutes de communications envoyées à la famille. En trois ans, M-Pesa a conquis 40% de la population. Aujourd'hui, 68% des adultes, soit 22 millions de Kenyans, utilisent ce service, quand ils sont moitié moins à avoir accès à un compte bancaire. Et 43% du PIB kenyan transite par ce système (hors économie informelle bien sûr) ! L'État, qui détient 35 % du capital de l'opérateur, s'en sert pour verser les salaires et les prestations sociales : le système M-Pesa traite 14 millions de transactions par jour et s'est imposé comme un rouage essentiel de l'économie kenyane. Cette activité représente 30 % du chiffre d'affaires de l'opérateur, soit 400 millions de dollars annuels.

L'impressionnant succès de M-Pesa (plus de 25 millions d'utilisateurs actifs mensuels dans 11 pays désormais) a naturellement inspiré d'autres acteurs sur le continent, notamment le Français Orange. L'Afrique a été son laboratoire avant sa future Orange Bank, qui arrive en France au début de l'année prochaine : son service Orange Money, lancé en 2008 en Côte d'Ivoire, est désormais disponible dans 14 pays. Il revendique aujourd'hui plus de 20 millions d'utilisateurs actifs. Orange Money traite 1 milliard d'euros de transactions mensuelles, et au Mali l'équivalent d'un quart du PIB. Cette activité génère 10 millions d'euros de chiffre d'affaires par mois depuis juin dernier : l'objectif est d'atteindre 200 millions d'euros en 2018 avec 30 millions d'abonnés (il serait déjà proche des 28 millions à la suite d'acquisitions). C'est « une alternative bancaire simple d'accès, sécurisée et bon marché », fait valoir Stéphane Richard, le PDG d'Orange.

Des services au coût 80% moins cher que par les réseaux physiques

L'autre géant du m-banking est l'opérateur panafricain MTN, présent dans une vingtaine de pays, jusqu'en Iran et en Afghanistan. Son service MTN Mobile Money compte un peu plus de 22 millions d'utilisateurs mais il vient de l'arrêter en Afrique du Sud, son marché historique, bien bancarisé et trop concurrentiel, où il n'est « pas viable économiquement ». Car le système nécessite tout de même de s'appuyer sur un vaste réseau d'agents, des revendeurs payés à la commission disséminés dans le pays : 40.000 pour M-Pesa rien qu'au Kenya, 20.000 pour Orange Money au Mali.

Fournir des services financiers par mobile coûte cependant nettement moins cher qu'un réseau physique d'agences bancaires, de 80 % à 90 % de moins selon les calculs de McKinsey. Certains services sont gratuits, d'autres facturés à des niveaux peu élevés mais rentables sur d'importants volumes. Même si 85 % des opérations demeurent des virements de compte à compte et des recharges de crédit téléphonique, les opérateurs proposent des services de plus en plus sophistiqués, de l'épargne, du crédit, de l'assurance, des transferts internationaux, du paiement interentreprises. Ces systèmes fermés, fonctionnant uniquement entre abonnés au même opérateur, commencent à s'ouvrir et devenir interopérables ; c'est le cas en Tanzanie, où le régulateur demande aussi aux opérateurs de scinder leurs activités de paiement. Plusieurs pays africains réfléchissent aussi à durcir la réglementation pour sécuriser et structurer le système.

Le marché de l'argent mobile en Afrique, très avancé, n'est pas pour autant mature : il n'a pas décollé dans tous les pays de façon uniforme et le potentiel reste énorme dans les zones rurales. Son développement constitue un levier majeur de désenclavement et d'inclusion financière mais aussi une opportunité économique d'ampleur. Selon un rapport de McKinsey, des pays à bas revenus comme l'Éthiopie et le Nigeria pourraient gagner jusqu'à 10 à 12 points de PIB grâce à une diffusion généralisée des services financiers numériques (via mobile principalement), qui faciliteraient les échanges de toutes sortes. Le Boston Consulting Group évalue à 250 millions de personnes le marché potentiel, et à 1,5 milliard de dollars les recettes en commissions pour les « banquiers mobiles » en 2019. Ayant délaissé (à quelques exceptions près) des populations jugées trop pauvres pour être rentables, les banques traditionnelles commencent à s'y intéresser. Jean-Michel Huet, de Bearing-Point, rappelle que le continent aura la première population active, devant l'Inde et la Chine, dans quinze ans, et une classe moyenne de l'ordre de 900 millions de personnes :

« L'Afrique, c'est le prochain milliard de clients des banques. »

Delphine Cuny

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