Les fonds d’investissement, ces anciens « barbares » bousculés par le numérique

L’émergence d’acteurs nouveaux issus du digital peut remettre en cause les hypothèses de retour sur investissement des acteurs du private equity. Ce risque doit être pris en compte dès l’audit et nécessite de s’entourer de talents maîtrisant les nouvelles technologies.
Delphine Cuny
« Il y a 30-40 ans, vous étiez les barbares, Vous êtes désormais en position d'incumbents [acteurs historiques] face aux nouveaux barbares du numérique » a lancé aux acteurs du private equity Jérôme Hervé, directeur associé senior du BCG, lors de la conférence annuelle des investisseurs de croissance ce jeudi.

Les fonds d'investissement vivent un nouvel âge d'or. Les acteurs du private equity, qui investissent dans les entreprises non cotées en Bourse, ont réalisé des levées de capitaux record l'an dernier, dans le monde et en France en particulier (14,7 milliards d'euros). Les actifs qu'ils contrôlent représentent 2.490 milliards de dollars au niveau mondial : « Cela commence à devenir énorme et même systémique », a relevé Jérôme Hervé, directeur associé senior au BCG, lors de la conférence annuelle des investisseurs pour la croissance, organisée ce jeudi par l'AFIC.

Ce poids s'accompagne d'une importante responsabilité sociétale : en cumulé, les cinq premières sociétés de private equity constituent le premier employeur d'Europe avec 911.896 salariés dans les entreprises qu'elles contrôlent, le deuxième aux Etats-Unis (960.231 personnes), derrière Walmart. Et avec un horizon parfois de bien plus long terme qu'une entreprise cotée sous la pression des publications trimestrielles.

Cependant, l'expert du cabinet de conseil a mis en garde la profession sur le défi majeur auquel elle doit faire face : la transformation numérique.

« Il y a trente-quarante ans, vous étiez les barbares, 'Barbarians at the gate' - c'était en 1989 », a-t-il lancé en référence au livre racontant le bras de fer entre le directeur général de Nabisco et le fonds KKR pour le contrôle du groupe de tabac et d'agroalimentaire, qui fera l'objet du plus gros LBO de l'histoire. « Vous êtes désormais en position d'incumbents [acteurs établis, historiques, Ndlr] face aux nouveaux barbares du numérique. Uber n'existait pas il y a dix ans; aujourd'hui, c'est 60 milliards de dollars de valorisation, une sacrée puissance de feu. »

Private Equity emplois monde Europe BCG

[Nombre d'emplois et premiers employeurs aux Etats-Unis, en Europe et en Asie-Pacifique: poids des cinq premières sociétés de private equity. Crédits : BCG]

Evaluer le risque de rupture digitale

L'émergence, sans crier, gare, d'un nouvel acteur issu du numérique dévorant le marché d'une entreprise contrôlée par un fonds d'investissement peut menacer la pérennité de celle-ci ou au minimum sérieusement dégrader son business plan et ses capacités de remboursement de la dette. Et in fine chambouler toutes les hypothèses de retour sur investissement du fonds.

« Nous conseillons aux sociétés de private equity notamment de bien mesurer ce risque potentiel dans leurs due diligences [l'audit des comptes et des risques, Ndlr] avant d'investir », nous confie Jérôme Hervé.

Dans une étude de mars dernier sur le private equity, le BCG insistait sur la nécessité de cette prise en compte très en amont :

« Les sociétés d'investissement doivent comprendre les effets de rupture des nouvelles technologies dans les secteurs où elles détiennent des participations en portefeuille, ou dans lesquels elles envisagent d'investir. L'impact de la disruption numérique dépassera presque certainement toute initiative de réduction de coûts ou de rationalisation opérationnelle », prévient le cabinet de conseil en stratégie.

Philipe Higelin, le Pdg du groupe de logistique « premium urgente » Flash, qu'il présente comme « du taxi de marchandises, à la demande », a ainsi témoigné ce jeudi à la conférence de l'AFIC :

« Nous avons réalisé notre deuxième LBO pour la digitalisation : nous avons choisi Eurazeo pour sa sensibilité au digital et à l'international. Qui connaissait mieux la disruption qu'Eurazeo, qui l'a vue chez Accor avec Booking ? » a-t-il relevé.

En 2015, le fonds Eurazeo PME a investi 32 millions d'euros dans son groupe, qui a développé une plateforme digitale de prévision et d'optimisation des transports.

Ne pas s'embourgeoiser

Devenus des acteurs installés et acceptés, qui n'hésitent pas à mettre en avant leur rôle de créateur de valeur et d'emplois (plus de 256.000 emplois nets créés en France en cinq ans dans les entreprises françaises accompagnées par le capital-investissement française selon l'AFIC), les fonds de "private equity" ne sont pas tous armés pour cela. Le BCG leur conseille d'opérer eux-mêmes leur bascule au numérique, en utilisant de nouveaux outils, par exemple pour les alertes automatiques sur l'exécution des "covenants", les clauses des contrats de prêts LBO.

« Le risque, c'est de s'embourgeoiser » les a prévenu Jérôme Hervé. « Si on veut parler de cloud, de Blockchain, etc, il faut faire monter des gens familiers de ces technologies au sein des comités exécutifs : il faut plus de jeunes, plus de femmes, plus de diversité des profils » a-t-il plaidé.

AFIC emplois France capital investissement

Il faudra recruter des talents et en particulier des compétences numériques, voire créer des postes dédiés, comme chez Eurazeo où Sophie Flak a été nommée directrice de la RSE (responsabilité sociale et environnementale) et du digital en 2015. Et sens doute revoir les politiques de motivation et récompense des équipes d'investissement, qui ne peuvent plus uniquement se fonder sur la hausse de l'excédent brut d'exploitation.

Delphine Cuny

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Commentaires 2
à écrit le 19/05/2017 à 16:28
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Ce n'est pas une question de numérique, ou pas. C'est une question d'etat d'esprit et d'investissement. Un groupement français a intitulé avec humour les conférences parlant de start up et de disruption "les barbares attaquent". Ils œuvrent depuis l...

à écrit le 19/05/2017 à 9:01
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Article intéressant. La finance est arrivée à posséder le crowfunding mais ce dernier lui génère des modes de fonctionnements qu’elle n'avait pas, le numérique imposant moins de possibilités de mettre de la marge bénéficiaire partout car limitant les...

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