"Il y a de très fortes chances que le rachat d'ARM par Nvidia soit recalé" (Eric Baissus, Kalray)

Dans une interview qu'il nous a accordée, le PDG de Kalray Eric Baissus estime que le rachat d'ARM par Nvidia n'aura que très peu d'impact sur Kalray. Il appelle les pouvoirs publics à protéger les pépites technologiques tout en les laissant accéder aux marchés. "Il faut aider le développement des pépites pour qu'elles deviennent des acteurs incontournables et puissent garder leur avance", explique-t-il.
Michel Cabirol
Protéger les intérêts souverains doit consister à favoriser le développement des sociétés stratégiques, en leur permettant d'accéder facilement aux marchés locaux ou à des fonds, en particulier souverains. (Eric Baissus, PDG de Kalray)
"Protéger les intérêts souverains doit consister à favoriser le développement des sociétés stratégiques, en leur permettant d'accéder facilement aux marchés locaux ou à des fonds, en particulier souverains". (Eric Baissus, PDG de Kalray) (Crédits : Kalray)

LA TRIBUNE - Qu'est-ce qui fait que Kalray est au cœur d'une révolution industrielle ?
ERIC BAISSUS, PDG de Kalray - L'industrie fait de plus en plus appel à des systèmes dits "intelligents", c'est ce qu'on appelle l'industrie 4.0. Certains de nos clients travaillent par exemple sur des systèmes de détections, qui permettent d'analyser en temps réel ce qui se passe sur les chaînes de production de façon à détecter automatiquement les problèmes et, par exemple, de trier les mauvaises pièces. Plus généralement, nous sommes à l'aube d'un nouveau marché qui est celui de l'intelligence embarquée. L'intelligence embarquée fera partie de quasiment toutes les applications qui nous entourent : les "smart cities" qui optimiseront l'utilisation des ressources de la ville, ou fluidifieront le trafic, la santé avec des appareils qui permettront de détecter plus tôt, plus vite et au meilleur coût nos problèmes de santé, l'automobile avec les voitures autonomes. Tous ces systèmes intelligents seront au cœur de nombreuses industries stratégiques dans les quinze à vingt ans qui viennent. Ces systèmes intelligents nécessitent des processeurs très puissants ayant la capacité de capter et d'analyser à la volée une très grande quantité d'information, proche de là où les données ont été générées et de réagir en temps réel en fonction de ces données. Les enjeux commerciaux et stratégiques étant énormes, les acteurs se livrent aujourd'hui bataille pour devenir les leaders de demain.

C'est l'objet du rachat d'ARM par Nvidia...
... En effet, le rachat récent de la société britannique ARM par Nvidia, s'inscrit dans l'objectif de Nvidia de donner naissance à terme à un acteur incontournable du marché des semi-conducteurs et de l'IA sur ces systèmes intelligents. Nvidia a besoin de complémenter son offre actuelle pour adresser ce marché des systèmes intelligents. En combinant les technologies des deux sociétés Nvidia cherche clairement à se positionner comme le futur leader.

Pourquoi ?
ARM est une société emblématique dans le monde entier. Cette société d'origine britannique crée des cœurs de processeurs utilisés partout dans notre industrie. Son succès s'explique bien sûr par la qualité de la technologie, mais aussi par un modèle de licence de propriétés intellectuelles et d'indépendance. ARM ne fabriquait pas de processeurs, donc n'était jamais en concurrence avec ses clients, fabricants de semi-conducteurs. ARM recherchait volontairement, afin de préserver ce modèle, à garder son indépendance par rapport à tous ses clients. Son rôle est prépondérant dans notre industrie aujourd'hui parce que ses processeurs sont présents un peu partout et équipent la plupart des téléphones et des équipements IoT.

Mais les autorités de la concurrence ne vont-elles pas recaler l'opération ?
ARM travaillant avec de nombreux acteurs concurrents de Nvidia, le rachat d'ARM par ce dernier constitue un réel problème. Nvidia est un fabriquant de semi-conducteur. Il est donc potentiellement concurrent de beaucoup de clients actuels d'ARM. Il est assez légitime de penser que les clients actuels d'ARM adopteront une attitude de défiance vis-à-vis d'ARM suite à ce rachat. Cette opération peut avoir des répercussions importantes dans notre industrie, il y a de très fortes chances qu'elle soit recalée au niveau des autorités de la concurrence européenne ou par d'autres organismes de régulation, en raison de son impact significatif.

Comment Kalray s'inscrit dans ce nouvel horizon ?
Nous sommes très heureux à Kalray d'être un des rares acteurs de l'industrie à avoir développé notre propre cœur de processeur et à ne pas être dépendant d'ARM contrairement à la plupart de nos concurrents. Kalray s'est positionné dès le départ sur le marché des processeurs intelligents, en développant les les technologies nécessaires. Si cette opération gênera certainement beaucoup de nos concurrents, elle n'aura que peu d'impact pour nous.

La France a-t-elle eu une réflexion à la suite du mouvement entre ARM et Nvidia ?
De nombreuses réflexions sont menées au niveau européen et français pour aider l'industrie de l'embarqué. Kalray est perçu comme un acteur incontournable sur ce marché. Nous sommes consultés par la direction générale des entreprises (DGE) à Bercy et à Bruxelles, notamment par l'équipe de Thierry Breton, le commissaire européen en charge de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l'espace. Ce dernier a d'ailleurs rappelé dans son discours du 15 juillet dernier, l'enjeu stratégique pour l'Europe de maîtriser les trois piliers que sont la puissance de calculs - dont les processeurs sont bien sûr le socle, la maîtrise de nos données et la connectivité sécurisée.

Quels sont vos concurrents en Europe et dans le monde ?
La plupart des acteurs européens (ST, NXP, Infineon, etc.) se concentrent sur les IA embarquées de petite capacité de calcul, visant essentiellement les capteurs intelligents. Kalray est un des pionniers mondiaux dans les processeurs conçus pour les systèmes intelligents, et intégrant en particulier les traitements d'IA à haute performance. Nos solutions sont donc sans commune mesure avec les leurs, en termes de puissance de calcul ou de capacités de traitement. Ces acteurs sont davantage des partenaires potentiels, qui pourraient être intéressés par notre technologie,que des concurrents. Nos concurrents sont essentiellement basés aux Etats-Unis. Parmi eux, quelques start-ups,qui ont déjà levé plusieurs centaines de millions de dollars. Les start-ups israéliennes sont également très actives dans ce domaine. Enfin, la Chine finance aussi massivement des entreprises qui développent des processeurs d'accélération d'intelligence artificielle et qui progressent très vite. Encore une fois, les États-Unis et la Chine ont compris depuis très longtemps l'importance stratégique du secteur des semi-conducteurs "intelligents". Prenons par exemple les investissements réalisés spécifiquement dans le marché des semi-conducteurs pour l'intelligence artificielle :par rapport à l'Europe, les investissements aux États-Unis et en Chine sont sans équivalents depuis 2017, avec un facteur dix !

Est-ce exact si on dit que vous êtes les seuls en Europe à avoir développé cette technologie ?
En Europe, nous sommes effectivement les seuls à avoir développé ces technologies. Kalray se positionne clairement aujourd'hui comme seul acteur européen et souverain dans le domaine des processeurs visant les systèmes intelligents, et intégrant en particulier les traitements d'IA à haute performance. Ces processeurs équiperont de nombreux systèmes critiques comme les data centers modernes, les réseaux 5G, les véhicules autonomes, les équipements de santé, l'industrie 4.0, les drones et les robots. Notre objectif est de devenir un leader sur ce marché.

Vous avez l'État (ministère des Armées, via une participation de 3,07% le fonds Definvest), des acteurs régaliens (6,23% pur CEA Investissement, des entreprises de défense (6,29% pour Safran et 2,19% pour MBDA) au sein de votre capital. Estimez-vous que leur présence puisse freiner votre développement ?
Absolument pas. La répartition de notre capital est équilibrée  :approximativement un tiers d'industriels de renom comme Safran ou Renault, un tiers d'investisseurs financiers historiques dont le fond Definvest, géré par la BPI, et un tiers de "flottant". Nous avons effectivement des investisseurs de type régalien, dont la participation est relativement faible dans notre capital (autour de 10%). Ils n'ont pas de contrôle particulier sur la société. Ils ont beaucoup apporté et continuent de le faire dans le développement industriel de Kalray, en nous faisant bénéficier de leur expérience, de leur expertise et de leur crédibilité. Le groupe néerlandais NXP, leader des semi-conducteurs dans le monde de l'automobile, détient également une participation du même niveau. Le fait que Kalray est depuis 2018 une société cotée en bourse en fait également une entreprise attractive pour des investisseurs.

Vous avez un actionnaire chinois (Pengpai) dans votre capital (7,06%). Avez-vous eu des pressions des autorités américaines, voire européennes, sur cette présence dans votre capital ?
Nous avons en effet un investisseur chinois à notre capital. Sa participation est très minoritaire et n'a aucune influence sur notre gestion de la société, ni notre stratégie. Il n'a d'ailleurs bien sûr aucun accès privilégié à la technologie. Kalray a l'ambition d'être une société d'envergure mondiale. Le marché chinois est un très vaste marché potentiel pour Kalray. Il est donc extrêmement important pour nous d'avoir des partenaires locaux, stratégiques, sur lesquels nous pouvons nous appuyer. Nous n'avons aucune pression particulière d'autorités, si ce n'est de se conformer, cela va de soi, aux règles d'export en vigueur.

En raison de ces tensions internationales et du Covid-19, avez-vous eu des problèmes d'approvisionnement en composants ?
Nous avons constaté bien sûr un allongement des délais de quelques semaines, mais sans que cela ait un impact trop dommageable.

Comment concilier souveraineté et développement de Kalray (1,26 million de chiffre d'affaires en 2019) ?
L'Europe pourra garantir sa souveraineté sur des technologies stratégiques en faisant en sorte qu'elle ait sur son territoire des leaders mondiaux sur ces marchés. Aujourd'hui, il y a une prise de conscience à la fois au niveau français et au niveau européen sur le caractère stratégiques d'un certain nombre de secteurs, qui constitueront le socle de notre souveraineté pour les quinze à vingt ans à venir. Souveraineté et développement ne doivent pas s'opposer, au contraire. Il faut aider au développement des sociétés stratégiques. Nous avons une véritable opportunité de devenir un de ces leaders dont l'Europe a besoin pour sa souveraineté !

Que pensez-vous de ce retour en force du concept de souveraineté ?
L'Europe et la France ont une chance de pouvoir jouer un rôle de leader sur ces marchés des systèmes intelligents, car elles détiennent aujourd'hui l'essentiel des technologies et des expertises associées. Mais les choses vont vite. Il y a parfois une position assez simpliste, qui estime que les pépites technologiques doivent être protégées en les isolant, quitte à bloquer leur développement et financement. C'est la pire des erreurs. Nos concurrents n'attendent pas. Ils n'ont pas besoin de nous pour développer des technologies, ils y parviendront. Ils bénéficient de ressources financières importantes, leur permettant d'aller vite ! Il faut aider le développement des pépites pour qu'elles deviennent des acteurs incontournables et puissent garder leur avance.

Du coup, comment concilier alors protection des intérêts français et développement ?
Encore une fois, il faut faire de ces pépites des acteurs pérennes, des leaders, qui vont continuer à investir et à être devant. Protéger les intérêts souverains doit consister à favoriser le développement des sociétés stratégiques, en leur permettant d'accéder facilement aux marchés locaux ou à des fonds, en particulier souverains. C'est exactement ce que fait la Chine en "fabriquant" des leaders mondiaux grâce à un accès au marché local privilégié et à des financements extrêmement conséquents. Dans notre monde, la protection vient de la rapidité. Il faut aller plus vite que les autres.

Mais en France et en Europe, ne manquent-ils pas de fonds souverains pour garantir le développement d'acteurs mondiaux que vous appelez de vos vœux ?
Ces dernières années, de très importants progrès ont été réalisés. Bpifrance en est une incarnation emblématique ! Bpifrance joue un rôle remarquable et moteur pour valoriser les sociétés de la Deep Tech (c'est-à-dire des sociétés ayant une technologie de rupture) et aider au financement. L'objectif est d'arriver à transformer de belles technologies, développées dans les laboratoires en France, pour en faire de belles sociétés. C'est un énorme travail, qui est également conduit par d'autres acteurs en France, ainsi qu'au niveau européen. Il y a une prise de conscience et une vraie volonté, mais effectivement, il existe une problématique de moyens. La France est un petit acteur par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. L'Europe en revanche a la capacité de jouer à armes égales.

La France est certes un petit acteur mais des pépites technologiques peuvent encore se développer. La problématique des investissements et du financement en France, le nerfs de la guerre, est-elle bien pris en compte ?
La France est clairement dans la bonne direction. Il faut continuer ce travail, ces efforts et investir. Il faut favoriser l'investissement dans ces pépites pour qu'elles deviennent les leaders de demain, en particulier en favorisant l'essor de fonds dédiés à ce type d'investissements et des marchés locaux. Beaucoup d'actions sont menées dans ce sens, il faut maintenant aller encore plus loin. Mais les choses progressent, Kalray en est un bon exemple. Kalray est un des pionniers du marché des systèmes intelligents qui vont être aux cœurs des enjeux souverains et industriels de demain. Notre technologie était dans les laboratoires il y a dix ans de cela. A nous d'en faire un leader mondial.

Michel Cabirol

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Commentaires 2
à écrit le 20/10/2020 à 13:24
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Si ARM est racheté par un producteur de SoC's ( System-on-Chip ) , même si celui-ci est fabless, cela réduira sa couverture du marché. C'est ce qui est arrivé à Power.org promu par IBM et Motorola et qui a quasi disparu. De même que MIPS, racheté par...

à écrit le 20/10/2020 à 9:51
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Il est plus rassurant quand même que ce soit Nvidia, boite sérieuse fabricant des composants de qualité qui ai racheté cette entreprise stratégique plutôt qu'un Elon Musk par exemple. Nous autres européens de part la cupidité de notre oligarchi...

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