Naval militaire allemand : ThyssenKrupp Marine Systems, chronique d'un déclin (1/2)

ThyssenKrupp Marine Systems était dans les années 2000 le champion national allemand aussi bien incontournable dans les sous-marins que dans les bâtiments de surface. Mais depuis 2011, il doit faire face à un déclin et a été mis hors-jeu de la consolidation allemande dans le naval militaire.
Michel Cabirol
ThyssenKrupp Marine Systems est un chantier naval sans... chantier.
ThyssenKrupp Marine Systems est un chantier naval sans... chantier. (Crédits : ThyssenKrupp Marine Systems)

En France, le rapprochement stratégique entre Lürssen et German Naval Yards Kiel (GNYK) annoncé mi-mai en a surpris plus d'un. A commencer par le nouveau patron du GICAN, Hervé Guillou, qui n'y croyait pas vraiment. "Pas sûr que l'alliance soit structurelle car elle implique deux entreprises familiales sur les trois, expliquait-il à l'Assemblée nationale le 23 avril. TKMS (ThyssenKrupp Marine Systems, ndlr) n'a plus dans les bâtiments de surface qu'un bureau d'étude, très marginal. Une alliance capitalistique est très improbable à ce niveau". Certes, le rapprochement ne concerne que deux des trois chantiers allemands mais rien ne dit que TKMS ne rejoigne pas un jour Lürssen et GNYK.

Ce mouvement d'ampleur stratégique, extrêmement dangereux pour Naval Group, n'a pas seulement abouti à la création d'un champion national allemand dans la construction de surface mais il a également provoqué le confinement stratégique (provisoire ?) de TKMS. Pourtant ce dernier était dans les années 2000 le champion national allemand aussi bien incontournable dans les sous-marins que dans les bâtiments de surface. Comment de champion national est-il passé à un tel confinement stratégique? Retour sur une chronique d'un crash annoncé.

2011, un avant et un après

La chute de la maison TKMS dans la construction militaire de surface commence à partir de 2011. Car avant, note un observateur, le chantier était considéré "à juste titre comme le leader allemand de la construction de surface : c'était autour de lui que s'organisaient les consortia industriels, soit pour conduire les programmes d'armement domestiques soit pour remporter les marchés export". Les autres chantiers allemands ne possédaient pas encore en propre ou pas à ce degré-là les trois instruments clés d'un chantier mondial : un bureau d'études de haut niveau, des sites pour la production de bâtiments lourds et complexes et un réseau commercial international dynamique.

Mais avant cette date, les prémices du crash se mettent lentement en place. "Peu à peu, cette position de leader s'est affaiblie sous le coup des erreurs stratégiques de la holding de tête, ThyssenKrupp, née de la fusion en 1998 des deux géants de l'acier", rappelle cet observateur. L'acier, cœur du groupe, a donné lieu à des investissements (États-Unis, Brésil) qui se sont révélées catastrophiques, amplifiées par la crise de 2008 et 2009 et le prix des matières premières. ThyssenKrupp construit en 2006 deux aciéries, au Brésil et aux États-Unis, très vite surdimensionnées. La facture finale de l'aventure sidérurgique américaine de ThyssenKrupp en Alabama et à Rio de Janeiro aura été un désastre financier : ce projet engloutit 12 milliards d'euros. Très clairement, le Kaiser de l'acier encaisse une "kolossale" déroute.

Une déroute qui entraine dettes, suppressions d'emplois et restructurations. Cette spirale infernale finit par détruire l'unité du leadership du groupe. Le retrait du patriarche incontesté de Krupp, Berthold Beitz, qui a sauvé des centaines de Juifs pendant la guerre, de la gestion du nouveau groupe (Konzern) en 1999, puis son décès, en 2013, ont achevé de déstabiliser le groupe déjà malade. En outre, les fonds activistes, Cevian (en 2013) et Eliott (en 2018), qui ont grignoté pas à pas capital et droits de vote, ont fini par atteindre à eux deux environ 21% des droits de vote et à rivaliser avec la Fondation Krupp, héritière de l'unité du groupe, puis la dominer.

Une instabilité qui rejaillit sur TKMS

Démissions et limogeages se sont dès lors succédé : Heinrich Hiesinger, qui avait remplacé les cadres de ThyssenKrupp par ceux venus de Siemens, démissionnait à l'été 2018, suivi peu après par Ulrich Lehner, président du Conseil de surveillance et gardien de la ligne Beitz, tous écœurés du "terrorisme psychologique" (sic) déclenché par les fonds. L'instabilité de la holding rejaillit alors sur sa division navale : Hans Christoph Atzpodien, l'artisan des contrats export via notamment la sulfureuse mais efficace société Ferrostaal, est limogé en 2016, tout comme son successeur, Jens Wegmann, peu de temps après pour avoir accepté un bracelet pour sa femme d'un partenaire pakistanais (2016).

Mais l'erreur fatale est intervenue en 2011 quant le groupe a vendu ses sites de production de bâtiments de guerre, l'un basé à Kiel à Abu Dhabi Mar (ADM) détenu par le milliardaire franco-libanais Iskandar Safa, et l'autre implanté à Hambourg à un fonds d'investissements britannique Star Capital Partners après l'échec des négociations avec ADM. C'est bien connu qu'un industriel sans usine a vocation à se développer, une illusion chère à Serge Tchuruk, alors PDG d'Alcatel, avec son slogan "l'entreprise sans usines", qui a connu le succès que l'on connait. "Cette erreur a été longtemps méconnue tant par TKMS que par les acteurs industriels européens qui n'ont pas vu qu'un chantier, qui se séparait de son site de production (Kiel) et ne gardait qu'un seul bureau d'études, aussi compétent soit-il, se condamnait à n'être plus leader mais simple spectateur", estime cet observateur.

"Sur le segment des navires de surface, TKMS a procédé à un recentrage sur les solutions d'ingénierie. Elle misait sur les seules capacités d'innovation de ses bureaux d'études, installés à Hambourg, pour augmenter sa présence sur le marché international à moindre frais. Cette réorientation est aujourd'hui contestée pour avoir entraîné une perte des savoir-faire de réalisation", note une étude d'octobre 2018 de la Fondation de la recherche stratégique (FRS).

Les contrats export gagnés font encore illusion. Les navires de guerre sont surtout gagnés soit par ses partenaires (ADM en Algérie, par exemple), soit par l'erreur de ses concurrents, notamment en Égypte par la France ou, enfin, soit par l'État fédéral (Israël). Ils ne sont plus fabriqués par TKMS mais à l'extérieur : essentiellement chez German Naval yards (formé en 2015), qui réunit les chantiers de Nobiskrug en 2009, de HDW-Gaarden en 2011 et de Lindenau en 2013 à Kiel. GNYK hérite alors des infrastructures les plus performantes de la construction militaire d'Allemagne. "Même Hambourg, racheté par Lürssen en 2016 ne rivalise pas avec le site de Kiel", fait remarquer cet observateur. Seul couac, les frégates égyptiennes Meko fabriquées par Rönner, simple chaudronnier sans expérience de la construction militaire, qui accumulerait aujourd'hui malfaçons et retards.

La consolidation ratée par TKMS

"Endettement de la holding, cession des sites de production, pression des fonds activistes : tout était réuni en 2014 et 2015 pour une vente de TKMS", analyse cet observateur. C'est le cas. Alors vice-chancelier et ministre de l'Économie et de l'Industrie - et à ce titre, vrai patron de l'industrie de défense -, Sigmar Gabriel (SPD), imagine entre 2014 et 2015 une consolidation de l'industrie allemande d'armement sur des bases nationales, en utilisant le groupe allemand puissant et influent Rheinmetall comme pivot de l'opération. "Dans le secteur terrestre, elle vise à torpiller le rapprochement entre Krauss-Maffei Wegmann (KMW) et Nexter, qui échouera devant le refus de KMW de fusionner ou de se vendre à Rheinmetall", explique-t-on à La Tribune. Ce sera alors la création de KNDS (KMW+Nexter Defense Systems).

Selon nos informations, dans le secteur naval, Rheinmettal s'est alors alliée avec Privinvest, la holding des frères Safa et avec Lürssen. L'objectif est de constituer deux sociétés dans la construction navale militaire : dans le domaine des bâtiments de surface (Privinvest majoritaire et Rheinmetall minoritaire) ; dans le domaine sous-marin, (Rheinmetall majoritaire et Privinvest minoritaire). Mais cette consolidation échoue. A cause de la maison mère ThyssenKrupp, qui exige un prix beaucoup trop élevé pour les bureaux d'études de sa filiale (2 milliards d'euros). Pourquoi ? L'aciériste s'est retrouvé coincé : il avait déjà fait remonter 1 milliard d'euros des caisses de sa filiale navale, une somme correspondant aux avances des clients export. En cas d'acquisition de TKMS par le consortium emmené par Rheinmetall, ThyssenKrupp aurait dû lui rembourser cette somme. Ce qui aurait ramené la vente de TKMS à... zéro. Impensable pour ThyssenKrupp.

Michel Cabirol

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Commentaires 2
à écrit le 25/05/2020 à 11:22
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L'Allemagne n'est pas une puissance navale, bordee par la mer Baltique, et la mer du Nord, verrouillee par la Grande-Bretagne, les Pays-bas, la France, l'Espagne, elle n'est pas ouverte aux oceans. Prenons-en conscience.

le 25/05/2020 à 15:02
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Vous avez raison, mais je ne suis pas sur que cela a une importance si cruciale puisque l'Allemagne est entourée d'alliés qui lui donnent accès à l'océan. C'est la volonté publique qui a un impact, jumelé à l'intelligence industrielle et commerciale....

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