Souveraineté défense : la France reste tributaire des États-Unis (8/11)

La France est l’une des rares nations à maîtriser une grande partie des compétences nécessaires pour se lancer la première dans un conflit. Mais afin d’y parvenir, elle doit s’appuyer très souvent sur son allié américain.
Michel Cabirol
Les drones MALE (Medium Altitude Long Endurance) américains, les fameux Reaper de l'armée de l'air française, sillonnent le ciel africain, mais avec toutes les contraintes opérationnelles imposées par les États-Unis... en attendant un jour l'arrivée de l'Eurodrone, un drone MALE développé par la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie.
Les drones MALE (Medium Altitude Long Endurance) américains, les fameux Reaper de l'armée de l'air française, sillonnent le ciel africain, mais avec toutes les contraintes opérationnelles imposées par les États-Unis... en attendant un jour l'arrivée de l'Eurodrone, un drone MALE développé par la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie. (Crédits : OMAR SOBHANI)

Devenue une puissance moyenne depuis le début du XXe siècle, la France est loin d'être aujourd'hui souveraine sur le plan opérationnel. Elle a souvent besoin d'alliés, et plus particulièrement des États-Unis. C'est notamment le cas pour entrer en premier sur un théâtre d'opérations (Opex), puis conduire dans la durée des opérations extérieures. Il n'en demeure pas moins qu'elle détient encore un large spectre de compétences très rares au niveau international, aussi bien sur le plan capacitaire qu'opérationnel, comme ses armées le démontrent chaque jour dans la bande sahélo-saharienne. En 2013, dans le cadre de l'opération Serval, la France a d'ailleurs été capable de porter très rapidement secours au Mali, tout près de tomber face à une coalition de djihadistes.

Mais ce tour de force a été réalisé dans un environnement permissif, où les dénis d'accès étaient quasi absents, sinon inexistants, et, qui plus est, avec le soutien capacitaire discret des États-Unis dans le transport aérien. Les Américains ont également fourni de substantiels moyens de renseignement. Aujourd'hui encore sur le plan capacitaire, les drones MALE (Medium Altitude Long Endurance) américains, les fameux Reaper de l'armée de l'air française, sillonnent le ciel africain, mais avec toutes les contraintes opérationnelles imposées par les États-Unis... en attendant un jour l'arrivée de l'Eurodrone, un drone MALE développé par la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie.

Des capacités opérationnelles insuffisantes

La France n'est plus capable d'aller seule au combat comme l'a démontré l'opération Harmattan en Libye, lancée en mars 2011 dans le cadre d'une coalition internationale (Unified Protector dans le cadre de l'OTAN) à laquelle participaient également les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. Le premier jour des opérations, l'armée française a engagé une vingtaine d'aéronefs, dont huit Rafale, deux Mirage 2000-5 et deux Mirage 2000D. Pour le chef d'état-major de l'armée de l'air d'alors, le général Jean-Paul Paloméros, Harmattan a démontré "la capacité d'autonomie" de la France "à entrer en premier" dans un environnement semi-permissif. Et ce, avec un temps de préparation très rapide. Cette opération a permis de constater "le grand savoir-faire des armées françaises et leur capacité à agir en interarmées, même si elle a révélé un certain nombre de limites, notamment celles de l'outil militaire britannique", avait expliqué à l'époque le ministre de la Défense d'alors, Gérard Longuet.

Mais, au final, cette opération a également "mis en évidence pour Washington à la fois les capacités militaires de ses alliés, notamment la France, et leurs insuffisances capacitaires, notamment en termes d'ISR [Intelligence, surveillance, reconnaissance, ndlr], de ravitailleurs en vol et d'avions de transport", selon une étude de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) portant sur les retours d'expérience de la crise libyenne. Ainsi, 80 % des missions de ravitaillement en vol ont été effectuées par des avions ravitailleurs américains. Et surtout, nul ne peut ignorer l'importance de l'action des Américains au début des opérations, les frappes de missiles Tomahawk ayant détruit des centres de commandement névralgiques et des centres de défense anti-aérienne.

Déni d'accès, la France interdite de vol ?

En dépit de sa volonté politique persistante d'entrer en premier sur un conflit, la France a eu la confirmation en Libye qu'elle n'avait pas toutes les capacités opérationnelles pour le faire seule. Face à la course technologique et à l'intensité des nouveaux conflits, la France se réarme. Car après des années de sous-investissements, elle a été rattrapée par de graves lacunes capacitaires. C'est vrai entre autres avec les dispositifs de déni d'accès qui prolifèrent un peu partout aux frontières de l'Europe et de la Méditerranée ainsi qu'en Asie-Pacifique. L'accroissement de la portée et de la vélocité des missiles, comme le démontre la Russie avec le missile hypersonique Avangard, les combinaisons de capteurs multiples et la mise en réseau offrent aujourd'hui des capacités de déni d'accès très difficiles à contrer.

La Russie et la Chine, ainsi que les pays qui achètent des matériels russes ou chinois, peuvent mettre en œuvre des moyens de déni d'accès contraignant les avions de combat français à rebrousser chemin. Il est donc impératif pour la France de se doter de capacités en matière de SEAD (Suppression of Enemy Air Defence), "un champ qui a été largement désinvesti par la France et ses partenaires européens depuis la fin de la guerre froide, engendrant d'importantes lacunes capacitaires", rappelle une étude de l'Institut français des relations internationales (Ifri). Ainsi, avec le retrait du missile AS-37 Martel en 1999, Paris n'a plus aujourd'hui de moyens dédiés à la SEAD.

Pour autant, la France, dans le cadre d'opérations internationales combinées, est l'une des rares nations européennes à parvenir encore à tirer son épingle du jeu. Cela a été le cas avec l'opération Hamilton [frappes aériennes menées en Syrie en avril 2018]. "Nous avons acquis de l'expérience, notamment face au déni d'accès et sur la manière dont il est possible de passer au travers de défenses constituées de systèmes sol-air, de chasseurs et de brouilleurs GPS, a expliqué en mai 2019 le chef d'état-major de l'armée de l'air, le général Philippe Lavigne. Nous avons aussi acquis des connaissances concernant ce brouillage. On dispose également de retours d'expérience sur la capacité à commander et à planifier ce type d'opérations aux côtés d'alliés, et notamment aux côtés des Américains".

Mais sans eux, que peut faire la France dans un environnement non permissif ? D'autant que la France reste très dépendante pour le moment du GPS américain. En attendant la mise en service opérationnelle du PRS (Public Regulated Service) de l'européen Galileo, la majorité des systèmes d'armes français sont synchronisés et naviguent grâce au GPS, en vertu d'un accord bilatéral avec les États-Unis.

Une nation-cadre mais jusqu'à quand ?

D'une façon générale, la France a-t-elle les reins financiers assez solides pour courir plusieurs objectifs à la fois en dépit d'un important effort de défense lancé par Emmanuel Macron ? Entre les défis technologiques de rupture à relever, la défense du territoire national (métropole, territoires ultramarins et zone économique exclusive) et la correction de certaines lacunes capacitaires (drone MALE, avions-ravitailleurs, transport logistique et stratégique, satellites télécoms en nombre insuffisant, protection des satellites...), le champ est vaste. Trop vaste ? A côté de ces lacunes capacitaires, le ministère des Armées investit dans des moyens incroyables. Fin 2019, il a confié à Thales et Dassault Aviation le programme Archange (Avion de Renseignement à CHArge utile de Nouvelle GEnération) visant à renforcer les capacités de renseignement d'origine électromagnétique sur les théâtres d'opérations.

Pour l'heure, Paris s'accroche encore à un modèle complet, qui lui apporte une légitimité pour générer des partenariats et assurer son rôle de nation-cadre, en particulier pour ce qui relève des aptitudes militaires à haute valeur ajoutée détenues par quelques rares puissances. Cela lui permet également de conserver sa capacité à être nation-cadre au cours d'opérations internationales en assumant la responsabilité de la planification, du commandement et du contrôle d'une opération militaire. Un objectif ambitieux jusqu'ici tenu, mais jusqu'à quand ? Car les ruptures technologiques n'ont jamais été aussi rapides et nombreuses comme l'intelligence artificielle, la physique quantique, "l'homme augmenté" (neuroscience), la cyber, les missiles hypervéloces, les armes à énergie  dirigée, les nanotechnologies...

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Itar, l'épée de Damoclès américaine sur les ventes d'armes françaises

Quatre lettres inquiètent fort les industriels de la défense : Itar (International Traffic in Arms Regulations). Pourquoi ? Si un système d'armes contient au moins un composant américain sous le régime de la réglementation américaine Itar - évolutive bien sûr -, les États-Unis ont le pouvoir d'en interdire la vente à l'export à un pays tiers. Or beaucoup de sociétés françaises et européennes intègrent des composants américains, notamment électroniques, dans de nombreux matériels, tout particulièrement dans les domaines aéronautique et spatial. "Notre dépendance à l'égard des composants soumis aux règles Itar est un point critique", avait reconnu en mai 2011 à l'Assemblée nationale le PDG de MBDA, Antoine Bouvier. Washington a d'ailleurs frappé MBDA d'un veto en lui interdisant l'exportation du missile de croisière Scalp vers l'Égypte et le Qatar.

Ce n'est pas la première fois que les États-Unis jouent avec les nerfs de la France. En 2013, ils avaient déjà refusé une demande de réexportation aux Émirats arabes unis de composants made in USA nécessaires à la fabrication de deux satellites espions français (Airbus et Thales). La visite de François Hollande aux États-Unis en février 2014 avait permis de régler positivement ce dossier. Une nouvelle encoche à la souveraineté française. Mais pour ne plus être contraint par  la réglementation Itar, la France a entrepris un travail de "désITARisation" de ses systèmes d'armes. La France sera "extrêmement attentive à ce que nos équipements de demain n'aient pas ou aient une moindre sensibilité aux composants étrangers, notamment pour ITAR", avait précisé dans une interview à La Tribune la ministre des Armées, Florence Parly. C'est déjà le avec les futurs missiles air-air MICA-NG, qui seront prêts en 2025. Ils seront ITAR Free. Mais ce sera un travail au très long cours et qui ne pourra pas tout régler.

Michel Cabirol

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Commentaires 16
à écrit le 12/05/2020 à 16:21
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Quand on pense que les Reaper de l'Armée de l'Air passent sous autorité US dès qu'ils sont en mode "taxi" sur les tarmacs militaires. La maintenance interne est "secret defense" pour les américains mais à la charge des français ! lol L'apport straté...

à écrit le 16/01/2020 à 10:58
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Vous avez détruit la lybie et ça vous amuse n'es-ce pas?

à écrit le 16/01/2020 à 9:39
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L'inspecteur ITAR a toujours ete present dans entreprises qui font des affaires militaires, depuis 50 ans (?), rien de nouveau. La Defense est tres dependante de l'Electronique, domaine dans lequel la France n'excelle pas (ST Micro), elle est donc de...

le 17/01/2020 à 18:31
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Je pense qu'une arme dont ont n'a pas la maitrise totale( fabrication et transfert )n'est pas une arme .Demander l'autorisation pour vendre une arme dont on acheté les composants pose un problème de souverainté . ,C'est contraire au droit internat...

à écrit le 15/01/2020 à 18:14
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La France tributaire de l' Ue elle-même tributaire des usa, à un moment donné il faudra bien traiter cette question de la dépendance, la traiter à l'anglaise.. L' exemple du jour : "L’armée française commande 75 000 nouveaux pi...

le 16/01/2020 à 2:17
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Chez L'UPR on ne comprends pas comment marche le monde. On pense qu'une nation de 60M d'habitant peut faire jeu egale en moyen et en homme avec des superpuissances de 1 Milliards. C'est pourtant si simple : une entreprise europeene armant 4 ou 5 d...

le 16/01/2020 à 12:17
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Pourquoi voulez vous que les pays face jeu égal? La Suisse n'est pas entré dans ce jeu et s'en porte très bien! Vous voulez avoir 3 ou 4 blocs qui s'affronte en permanence?

à écrit le 15/01/2020 à 17:20
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L’incantation théâtrale n’aura pas duré 5 mois. En ce 15 février 2018, Washington a sifflé la fin de la récréation en demandant au jeune Macron de cesser de faire du chahut. À l’issue d’une réunion de travail au siège de l’Alliance atlantique à...

le 15/01/2020 à 19:52
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Oui, enfin on ne va pas se raconter d'histoire, si on construit une Europe de la défense l'OTAN ne sera plus qu'un espace diplomatique. En attendant on a besoin de l'Otan donc on laisse les américains dire ce qu'ils veulent , le reste n'est que litt...

à écrit le 15/01/2020 à 13:19
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Il ne s'agit pas d'une régression de notre pays, la france à toujours bénéficié de l'avance des USA en matière technologique. J'ai des exemples à foison, le dernier en date dans un ouvrage de jacques Printz érudit multidomaine qui dit noir sur blanc ...

le 15/01/2020 à 17:41
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La suprématie technologique américaine est loin d'être aussi écrasante que vous l'insinuez. Les usa gagnent à partager leur avance technologique, leurs softwares et leurs composants justement parceque cela met ses alliés dans une situation de dépenda...

à écrit le 15/01/2020 à 12:24
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Article très intéressant ! "avec toutes les contraintes opérationnelles imposées par les États-Unis." sur les Reapers C'est quoi ?

le 15/01/2020 à 13:41
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Eh bien par exemple des opérateurs américains font le décollage et l'atterrissage. Ensuite la liaison de données passe par un satellite américain - comme un tuyau de douche, par exemple. Ils peuvent couper quand ils veulent - et bien entendu, regarde...

à écrit le 15/01/2020 à 10:21
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Après cela on s'étonne de la régression de notre pays sur tout les plans et du chaos intérieur? Qu’espérions nous, a nous soumettre a la tutelle d'une administration tel que l'UE de Bruxelles?

à écrit le 15/01/2020 à 9:32
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Il faut arrêter de dire Paris car Paris n'est pas la France. Au lieu et place de Paris il faut y voir la France. Autrement il est temps de s'apercevoir que les USa sont plus négatif que positif pour la France et les Européens.

à écrit le 15/01/2020 à 8:42
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Le jour où en appuyant sur un bouton nous pourrons éliminer un oligarque adverse, et surtout le jour où un de nos dirigeants politiques en aura suffisamment la puissance pour cela, nous pourrons nous passer de la tutelle américaine en attendant c'est...

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