Essilor : "un utilisateur de lunettes monte en gamme tous les trois ans"

Hubert Sagnières, patron opérationnel du leader des verres ophtalmiques, revient sur les grands enjeux du marché : vente sur Internet, remboursement des lunettes. Il détaille sa stratégie pour continuer à croître dans les pays émergents comme dans les économies matures.
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La Tribune - Hubert Sagnières, vous avez succédé à Xavier Fontanet à la direction générale d'Essilor le 1er janvier 2010. Quel bilan tirez-vous de cette première année à la tête du groupe ?

Hubert Sagnières - J'ai vécu cette prise de fonction comme une continuité depuis mon entrée chez Essilor en 1988, même si à l'époque le groupe était essentiellement français et européen et que depuis nous avons davantage déployé nos affaires en Asie et en Amérique du Nord. Je retiens surtout les 22 ans passés dans un groupe qui comptait au début 10.000 salariés et en a aujourd'hui près de 43 000 et sa formidable culture soutenue par Valoptec [association des actionnaires salariés, qui possède trois sièges au Conseil d'administration, ndlr]. Xavier Fontanet continue de jouer un rôle fondamental en tant que président au Conseil d'administration. Nous travaillons ensemble depuis près de 20 ans, et s'il est aujourd'hui plus éloigné de l'activité quotidienne, nous restons très proches.

- Vous n'avez donc pas impulsé d'évolution nouvelle?

- Chez Essilor, les idées nouvelles ne jaillissent pas du jour au lendemain et les managers n'attendent pas d'être dirigeants pour les mettre en ?uvre. Cela se fait au jour le jour, pays par pays. Les principaux piliers de notre stratégie n'ont pas varié depuis trente ans même s'ils se sont adaptés à l'évolution de l'industrie. D'abord, une innovation permanente, pas uniquement en termes de produits mais aussi pour adapter notre business model. Ensuite, notre déploiement géographique grâce à ceux que j'appelle les « missionnaires d'Essilor », depuis la naissance du groupe dans l'Est de la France jusqu'aux Etats-Unis et aux pays émergents. Et enfin, depuis une vingtaine d'années, l'intégration verticale : à partir de la fabrication de verres, nous prenons des participations dans des laboratoires de prescription puis des distributeurs de verres. A ces trois axes, nous venons d'en ajouter un quatrième pour les vingt prochaines années : l'élargissement de notre marché, aux montures toutes faites initié avec le rachat de l'américain FGX International en décembre 2009 pour 565 millions de dollars. Cette continuité explique qu'Essilor soit aussi performant : depuis vingt-cinq ans, le retour total pour l'actionnaire ("total shareholder return") est en moyenne de 15% par an. Nous avons aussi la chance d'être une industrie où il y a un véritable besoin : les gens ont besoin de bien voir pour bien vivre.

- La montée en puissance des pays émergents ne change-t-elle pas la donne ?

- C'est moins une affaire de pays émergents que de pays tout court. Notre business se fait dans la rue, avec les opticiens, et nos réseaux de distribution sont très différents d'un pays à l'autre car les comportements des consommateurs sont différents. En France, nous vendons des verres seuls alors qu'en Amérique du Nord, ce sont des lunettes complètes avec montures. En Inde, les besoins sont immenses car les problèmes de vue sont essentiellement liés au diabète, mais les gens ne vont pas en ville pour acheter des lunettes. C'est pourquoi nous nous associons avec des distributeurs, qui sont de petits laboratoires locaux -à Calcutta, nous nous sommes associés avec le patron de sept employés ! Nous prenons une participation financière et lui donnons le support logistique et les idées de développement. En Inde aujourd'hui, nous sommes seulement présents dans 38 à 40 des 250 villes les plus importantes, d'où le potentiel de croissance. Cela ne nécessite pas nécessairement des investissements financiers lourds. En Chine, il s'agit essentiellement de la distribution pure. Nous employons 2.500 personnes en Inde et 6.000 en Chine, notre deuxième filiale en nombre de salariés après les Etats-Unis.

- Pourquoi, alors, les pays émergents ne représentent-ils que 12 % du chiffre d'affaires d'Essilor ?

- Depuis quinze à vingt ans, nous sommes entrés sur ces marchés par le haut de gamme, avec nos marques phares : Varilux, Crizal... Ce n'est que depuis douze à 18 mois que nous nous déployons sur le milieu de gamme, pour accompagner les besoins plus différenciés de nos partenaires locaux avec la montée en puissance de nouvelles classes moyennes. D'où notre petite part de marché, même si en volume les pays émergents représentent 25 à 30 % de nos facturations.

- Vous allez donc privilégier le volume au détriment de la marge ?

- Non, nous veillons aux deux ! Nous continuons sur le haut de gamme, un segment qui représente environ 150 millions de consommateurs dans le monde. Nous y consacrons l'essentiel de nos 150 millions d'euros de budget annuel de recherche et développement. Mais le milieu de gamme, avec 150 à 200 millions de consommateurs dans le monde, croît de 4 % par an en volume, soit deux fois plus vite. Pour le haut de gamme, nos prix sont sensiblement les mêmes à Paris et Shanghai pour un verre Varilux par exemple. En revanche, dans le milieu de gamme, nos prix sont segmentés. Mais la rentabilité est identique car nos coûts de structure sont différents grâce à nos partenaires locaux. Et nous apportons au milieu de gamme des innovations qui étaient celles du haut de gamme auparavant. Ainsi, en Chine, nous proposons des verres anti-salissures qui existent depuis dix ans dans les pays matures. Nous disposons de cinq laboratoires « export » pour servir le milieu de gamme : deux en Thaïlande, un en Chine , un en Inde et un au Mexique.

- Quelles sont vos priorités dans les pays émergents ?

- Nous sommes présents dans 55 pays, il y en a 192 à l'ONU ! Nous avons des priorités pour une quinzaine de pays qui vont enregistrer d'ici 2015 une croissance de plus de 10 % par an de leur PIB : la Chine et l'Inde, mais aussi la Russie, l'Indonésie,... C'est là que nous investissons et que nous nous déployons le plus, et les équipes de management y ont été renforcées. Le marché de l'optique possède une originalité : non seulement le nombre de verres vendus est corrélé à la croissance du PIB par habitant, mais le prix de vente des verres l'est aussi. Autrement dit, à partir du moment où un consommateur commence à acheter des lunettes, il monte en gamme tous les trois ans.

- Vous avez réalisé 27 acquisitions l'an dernier, quid de 2011 ?

- Nous en ferons au moins autant cette année. Nous cherchons essentiellement des affaires familiales dans des activités conjointes aux nôtres. Nous avons crée une co-entreprise avec Wanxin Optical, numéro un chinois en novembre dernier (24 millions d'euros de chiffre d'affaires), après ILT Danyang début 2010. Ce sont des partenaires que nous connaissons depuis 15 ans. En Inde, il n'y a pas de grand numéro un mais des acteurs de taille moyenne.

- Les modalités de remboursement des frais d'optique diffèrent-elles dans ces pays ?

- Plus aucun Etat ne rembourse les lunettes, aujourd'hui. En revanche, le remboursement privé (mutuelles, « managed care » aux Etats-Unis via les entreprises privées) s'organise et nous l'encourageons. Je suis allé en Chine avec le leader américain du « managed care » pour expliquer les bénéfices que les entreprises chinoises peuvent fournir à leurs salariés via ce système. Car lorsque les consommateurs sont couverts par une complémentaire santé, ils prennent conscience de l'importance d'une bonne correction visuelle et la demande augmente. Depuis 10 ans, le « managed care » aux Etats-Unis a fait passer le taux de remplacement des lunettes de trois à deux ans. Mais il existe encore de gros écarts: les Français changent de lunettes tous les trois ans, les Chinois tous les cinq ans. Seul un quart du marché mondial de l'optique est aujourd'hui financé par les couvertures santé.

- Et dans les pays développés, comment faites-vous croître vos revenus ?

- Nous poursuivons nos investissements dans l'innovation. Nous avons lancé 240 nouveaux produits dans le monde en 2010. Les verres de lunettes de qualité dans les pays matures sont encore sous-utilisés. Il y a des écarts phénoménaux : aux Etats-Unis, la pénétration des verres antireflets (qui protègent notamment des UV) n'est que de 35 % alors qu'elle atteint 78 % en Allemagne ! De la même façon, les deux tiers des américains ont deux paires de lunettes ou plus, alors qu'en France c'est encore un phénomène marginal Nous nous intéressons aussi aux problèmes de vision non résolus. Aujourd'hui, il n'existe pas de bon verre qui vous protège contre la buée ! De même, on ne sait pas protéger l'?il de l'impact néfaste des rayons bleus de la lumière, qui affectent la rétine et peuvent conduire à la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA).

- Craignez-vous le développement de la chirurgie ophtalmique ?
- Nous avions investi dans ce domaine il y a vingt ans, mais il a beaucoup régressé ces dernières années car il y a beaucoup de contraintes (âge, forme de l'oeil...). De toute façon, la presbytie, elle, ne se corrige pas au laser. Aux Etats-Unis, les opérations chirurgicales au laser sont passées de 1,5 millions en 2007 à 950.000 en 2009, Cette activité est aujourd'hui très marginale.

- Etes-vous favorable à la vente de lunettes sur Internet, qui se développe en France mais n'est pas encore règlementée ?

- Nous pensons que l'offre Internet est mieux adaptée à des verres simples qu'à des produits complexes comme les verres progressifs pour lesquels des prises de mesures supplémentaires par l'opticien sont nécessaires. Quatre milliards de personnes ont besoin de lunettes et 2,4 milliards n'en ont pas, pour des raisons de prix et d'accessibilité. Internet apporte un début de réponse au premier frein, et une bonne solution au second. Quant aux 1,6 milliard de personnes qui sont corrigées, elles n'utilisent pas tout le portefeuille de produits car elles ne le connaissent pas. Internet est une opportunité pour fournir de l'information et améliorer la connaissance des produits. En revanche, il est indispensable que le consommateur consulte son ophtalmologiste régulièrement pour un examen de vue.

- A-t-on à l'étranger les restrictions que vous évoquez ?

- Aux Etats-Unis, il faut une prescription valide de moins de deux ans d'un ophtalmologiste ou optométriste.

- Les opticiens hexagonaux sont pourtant très frileux...

- Chacun a son rôle à jouer et vu le potentiel du marché, tout système qui peut accélérer l'accès aux moyens de correction visuelle et donc l'accélération de la demande me semble bon. Aux Etats-Unis, les opticiens utilisent Internet pour créer du trafic supplémentaire dans leurs magasins, car le patient doit y passer pour ajuster ses lunettes. Prenez l'exemple des lunettes loupes avec de montures toutes faites il y a 20 ans, certains étaient inquiets mais ce modèle s'est finalement imposé partout. Et ce n'est pas la même cible : il vise les presbytes entre 35 et 45 ans qui n'ont pas le temps d'aller chez l'ophtalmologiste, et achètent en pharmacie ou en grande surface.

- Pourriez-vous racheter l'un de vos deux grands concurrents, le japonais Hoya ou l'allemand Carl Zeiss ?

- Cela n'entre pas dans notre stratégie qui est de racheter des acteurs locaux ou des groupes avec une marque forte ou une technologie intéressante, comme Signet Armolite, qui fabrique les verres de marques Kodak ou l'israélien Shamir. Nous avons aujourd'hui environ 28 % du marché des verres ophtalmiques et il est bon dans une industrie d'avoir une compétition entre plusieurs leaders.

- Rencontrez-vous des tensions sur les matières premières ?

- Non, il n'y a aucun impact. Une paire de lunettes pèse 7 grammes et les matières premières représentent 15 % du coût d'un verre. L'essentiel des coûts vient de l'innovation.

- Justement, rencontrez-vous des problèmes de propriété intellectuelle dans des pays comme la Chine?

- La Chine est un pays beaucoup plus structuré qu'on ne le pense qui sait aujourd'hui doser les risques et les opportunités de développement. Nous avons 5.700 brevets et en créons tous les mois, mais nos procédés comprennent beaucoup de savoir-faire, et pas seulement des formules copiables. Surtout, la durée de vie de nos produits est de plus en plus courte : la moitié de nos verres n'existait pas il y a trois ans. Notre budget de recherche et développement est environ 10 fois plus important que celui du numéro deux du marché.

- Craignez-vous les répercussions de la catastrophe japonaise sur l'économie mondiale ?

- Nous avons 700 salariés au Japon, et nous avons la chance qu'ils ne soient pas dans la zone directement impactée. Au niveau économique, nous ne ressentons pas d'impact sur nos affaires (le Japon représente 1,1 % de nos ventes). Je ne suis pas inquiet quand aux répercussions sur le marché global de l'optique ophtalmique et en particulier sur notre activité, car nous sommes totalement diversifiés. La demande reste très importante sur notre marché : les gens peuvent repousser leur achat de lunettes, mais pas s'arrêter de voir !

- A quoi ressemblera Essilor en 2015 ?

- Nous serons très déçus si nous ne continuons pas à croître de 9 à 10 % par an (acquisitions et croissance organique comprises) comme c'est le cas depuis dix ans. Nous ne donnons pas d'objectif par rapport aux 12 % de ventes actuels dans les pays émergents, mais ce ratio devrait rapidement doubler. Le plus important reste la qualité d'exécution. Quant à notre rentabilité [18,1 % de marge opérationnelle l'an dernier, ndlr] elle restera stable dans les prochaines années avec peut être quelques bonnes nouvelles. En masse, les pays matures contribueront autant à la croissance de notre chiffre d'affaires que les pays émergents.

- L'ophtalmologie et notamment la DMLA intéressent de plus en plus de laboratoires pharmaceutiques, à l'image de Sanofi-Aventis qui vient de signer un partenariat avec l'Institut de la Vision à Paris. Pourriez-vous travailler ensemble ?

- Nous travaillons déjà avec l'Institut de la Vision, pas avec ces laboratoires.. Aujourd'hui en France, la majorité des gens n'ont qu'une paire de lunettes donc tout ce qui peut sensibiliser le grand public à l'importance de la vision pour bien vivre est important.

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Commentaire 1
à écrit le 07/04/2011 à 17:16
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Avec un chiffre très proche de 4 milliards d'euros en 2010, Essilor fait un parcours que beaucoup souhaiteraient. On n'a pas forcément ses produits à l'oeil mais on ne le perdra pas de vue. En entrant dans les montures, même discrètement, la société ...

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