La bataille juridique autour de CRISPR-Cas9 "crée l'incertitude" chez les biotechs

Fin février, l'office américain des brevets a jugé que le brevet déposé par les scientifiques du Broad Insitute/MIT sur CRISPR-Cas9, une méthode d'édition du génome, ne causait pas "d'interférence" avec la demande de brevet plus large déposée par ceux de l'université de Berkeley. Aucun des deux groupes ne peut se réclamer unique propriétaire du brevet. Les biotechs utilisant la technologie et étant licenciées d'un seul des deux groupes de chercheurs sont dans le doute. Ils risquent de ne pas pouvoir commercialiser les produits thérapeutiques basés sur cette technologie, selon Béatrice Holtz spécialiste des questions de propriété intellectuelle et associée chez Lavoix.
Jean-Yves Paillé
"L'université de Californie (campus de Berkeley, en photo) a octroyé des licences pour l'utilisation thérapeutique de CRISPR chez l'humain. Mais cela implique nécessairement une application dans les cellules eucaryotes... qui est une revendication du brevet du groupe Broad Institute/MIT", explique Béatrice Holtz.

LA TRIBUNE - Comment deux demandes de brevets ont pu être déposées en même temps pour CRISPR-Cas9 ? Est-ce une erreur de l'institution en charge de l'enregistrement des brevets [la United States Patent and Trademark Office/USPTO, NDLR]?

BÉATRICE HOLTZ - L'invention de CRISPR-Cas9 (une méthode d'édition du génome qui pourrait représenter une percée thérapeutique importante, avec des milliards d'euros en jeu, NDLR) est celle de plusieurs groupes de chercheurs qui ont travaillé en parallèle sur ce sujet. Ils étaient en course pour être les premiers à faire une demande de brevet. Généralement le droit au brevet appartient au premier déposant.

Pour comprendre le fait qu'un groupe de recherche de l'Université de Californie (où l'on retrouve la Française Emmanuelle Charpentier) et de scientifiques du Broad Institute/MIT ont pu déposer les deux demandes de brevets sur CRISPR, il faut évoquer les changements juridiques outre-Atlantique. Aux Etats-Unis, depuis le 16 mars 2013, le droit au brevet appartient au premier déposant. Mais le système qui prévalait avant cette date était différent : le premier inventeur avait droit à l'invention. Quand deux inventeurs déposaient séparément une demande de brevet sur une même invention avec des dates de dépôt proches, une procédure d'interférence visant à établir le premier inventeur dans ses droits était déclenchée. L'office américain des brevets (USPTO) cherchait à établir lequel des groupes de déposants avait conçu l'invention en premier.

Dans le cas de CRISPR-Cas9, la première date de dépôt de brevet est au 25 mai 2012 pour l'Université de Californie, alors que le Broad Institute/MIT a déposé une première demande en décembre 2012. néanmoins, le Broad Institute/MIT disposait déjà des brevets délivrés après avoir demandé des procédures d'examen accélérées. L'université de Californie n'avait pas demandé à effectuer cette procédure accélérée. Lors de la procédure d'interférence, chaque groupe de recherche a fourni des éléments pour prouver qu'il était le premier inventeur du brevet CRISPR. Mais à l'issue de la procédure, les juges de l'Office américain des brevets ont considéré que l'invention de l'université de Californie n'était pas la même que celle délivrée par le Broad Institute/MIT. En clair, l'USPTO a estimé qu'il n'y avait pas d'interférence, que chacun avait droit à son brevet sur la technologie CRISPR.

En quoi l'invention du Broad Institute diffère-t-elle de celle de l'université de Californie ?

Les revendications (elles définissent ce que l'on souhaite protéger avec le brevet, NDLR) des demandes/brevets des deux groupes de recherche diffèrent. La revendication du groupe de l'université de Californie était celle d'une utilisation large de la technologie dans une méthode pour cliver un acide nucléique. Le Broad Institute/MIT avait obtenu, quant à lui, une protection pour une méthode de modification de l'expression d'un gène dans une cellule eucaryote (cellule disposant d'un noyau, NDLR).

En scrutant les deux définitions d'inventions, l'USPTO  a considéré que, d'après ce qu'on connaissait du fonctionnement dans les bactéries ou dans des systèmes in vitro, rien ne laissait présager que la méthode de l'université de Californie fonctionnerait pour les cellules eucaryotes ; l'USPTO a donc considéré que l'invention du brevet du Broad Institute/MIT était distincte, du point de vue de la brevetabilité, de ce que l'université de Californie voulait protéger. En clair, on peut dire que, selon l'USPTO, le Broad Institute/MIT a perfectionné la méthode de l'université de Californie en mettant en œuvre une application particulière. Mais cela ne règle pas le litige, car l'université de Californie a d'autres demandes en cours mentionnant l'utilisation dans des cellules eucaryotes. Il va y avoir de nouvelles procédures d'interférence. L'USPTO devra déterminer qui était le premier inventeur de l'application dédiée aux cellules eucaryotes.

Que va-t-il se passer dans les mois à venir dans cette bataille juridique ? Cela peut-il durer longtemps ?

L'université de Californie dit se réserver la possibilité de former un recours contre la décision des juges de l'USPTO de considérer que le brevet déposé par le Broad Institute/MIT n'interfère pas avec le sien.

Avec un recours de l'université de Californie, on peut s'attendre à 18 mois supplémentaires de procédure. Par ailleurs, d'autres procédures d'interférences pourraient être déclenchées sur la base d'autres demandes comportant des revendications ciblées sur les cellules eucaryotes, ce qui prendra à nouveau du temps.

Quelles sont les conséquences pour les sociétés utilisant CRISPR-Cas9 ?

Pour les entreprises (les biotechs, notamment, NDLR) utilisant CRISPR, il y a une incertitude. Chacun des groupes a des droits sur les applications, qui ont été données en licence par l'autre groupe à des sociétés. Et ces dernières ne sont pas licenciées des deux groupes de chercheurs.

Dans le détail, l'université de Californie a octroyé des licences pour l'utilisation thérapeutique chez l'humain. Mais cela implique nécessairement une application dans les cellules eucaryotes... qui est une revendication du brevet du groupe Broad Institute/MIT. En même temps, ce dernier a licencié une utilisation dans un cadre thérapeutique pour éditer le génome, ce qui met en œuvre la méthode protégée par l'université de Californie. Actuellement, il semble qu'aucun des licenciés d'un des groupes de chercheurs ne peut exploiter Crispr dans le domaine thérapeutique sans l'accord de l'autre groupe de scientifiques.

Des biotechs comme Editas espèrent pourtant obtenir dans quelques mois l'autorisation pour lancer des essais cliniques utilisant Crispr. Cette bataille juridique risque-t-elle de bloquer ces projets ?

Des dispositions sont prévues aux Etats-Unis et en Europe pour que les droits sur les brevets ne nuisent pas aux développements cliniques de produits pharmaceutiques. En revanche, si les litiges ne sont pas réglés, cela peut poser problème lors du feu vert des autorités de santé pour une mise sur le marché. En clair, l'arrêt de la commercialisation d'un produit peut être ordonné en urgence par un juge s'il est vraisemblable que la commercialisation porte atteinte aux droits du breveté.

Jean-Yves Paillé

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Commentaires 2
à écrit le 09/03/2017 à 19:35
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Posséder l'humain... Je suis scientifique, mais là, "nous" allons trop loin.

à écrit le 09/03/2017 à 11:15
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"Aucun des deux groupes ne peut se réclamer unique propriétaire du brevet" Oui on imagine bien que du coup en effet cela doit être la panique au sein de la finance pharmaceutique. Les gens vont être mieux soignés mais "Ils risquent de ne pas pouv...

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