"Toutes les affaires de santé publique ont été ouvertes contre l'avis du Parquet"

Dans le livre "Le racket des laboratoires pharmaceutiques et comment en sortir" dont elle est co-auteur, Marie-Odile Bertella-Geffroy veut dénoncer le poids des géants de la santé sur la justice, l'administration et les associations. Entretien avec celle qui fut juge d'instruction, en charge des dossiers du sang contaminé et de l'amiante.
Jean-Yves Paillé
Les laboratoires pharmacetuiques "devraient fournir les données brutes de ces recherches sur lesquelles ils s'appuient pour analyser l'innocuité d'un médicament ainsi que son utilité. Celles-ci sont généralement gardées secrètes", serine Marie-Odile Bertella-Geffroy.

Pour contrôler le lobbying des "big pharmas" et en finir tout à la fois avec les conflits d'intérêts, les scandales sanitaires et l'opacité dans la fixation des prix du médicament, Marie-Odile Bertella-Geffroy, coauteur du tout récent "Le racket des laboratoires pharmaceutiques et comment en sortir"(*), réclame, entre autres solutions, la mise en place immédiate d'une haute autorité de l'expertise.

Dans cet entretien, cette ancienne juge d'instruction (qui a été en charge des dossiers du sang contaminé et de l'amiante), ancienne coordonnatrice du pôle de santé publique au tribunal de grande instance de Paris, désormais avocate et candidate aux régionales pour EELV, explique en quoi cela pourrait changer la face de la justice dans notre pays dans lequel "toutes les affaires de santé publique ont été ouvertes contre l'avis du Parquet".

LA TRIBUNE - Le livre expose des dérives de laboratoires pharmaceutiques qui ne semblent pas faiblir. N'y a-t-il pas eu d'évolutions positives dans l'action publique concernant la régulation de ce secteur ?

Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY - Cela fait très longtemps que l'on demande des évolutions positives dans ce domaine. Elles commencent à arriver, mais trop timidement et trop partiellement. Ce qui est réclamé, depuis le Grenelle de l'Environnement en 2007, et qui doit être créé d'urgence aujourd'hui, c'est une haute autorité de l'expertise. Cette institution aurait pour compétence la création d'un statut de l'expert, avec un code de déontologie et des règles, comme c'est le cas chez les experts judiciaires.

Car l'administration et les laboratoires pharmaceutiques ont leurs propres experts... Mais comment le deviennent-ils ? Il suffit souvent qu'ils interviennent lors d'une ou deux conférences, ou qu'il réalisent quelques expertises privées pour le devenir. Et ensuite, ils sont propulsés leaders d'opinion.

Cette haute autorité de l'expertise serait également compétente pour recevoir, vérifier et traiter les signalements des lanceurs d'alerte. Enfin, cette institution disposerait d'un rôle de contrôle des groupes de pression. La France accuse un retard certain par rapport aux autres pays européens sur la question du statut de lobbyiste. Les lobbyistes agissent dans l'opacité la plus complète pour les intérêts particuliers de leurs mandants auprès des parlementaires et dirigeants français et européens.

    | Lire aussi >> Lobbying à Bruxelles : la puissance de feu de l'industrie pharmaceutique dénoncée

Il y a bien eu une proposition de loi sur la création de cette haute autorité de l'expertise, portée par la sénatrice écologiste Marie-Christine Blandin , mais qui n'a au final créé, par une loi du 16 avril 2013, qu'une énième commission nationale, intitulée "Commission de déontologie et des alertes en matière de santé et environnement", dont on attend encore aujourd'hui les décrets d'application.

Mais cette influence des laboratoires pharmaceutiques ne s'exerce pas seulement dans la sphère politique, elle existe aussi dans le domaine associatif...

Les subventions versées par les laboratoires à certaines associations permettent de neutraliser de possibles adversaires. Ces organisations subventionnées sont en outre plus influentes que celles bénéficiant uniquement d'aides publiques. En effet, elles ont les moyens de faire des expertises avant une procédure et peuvent participer à des colloques institutionnels, notamment.

Cette méthode intelligente et subtile des laboratoires leur permet de diminuer les plaintes.

Vous dénoncez également l'opacité des laboratoires sur les chiffres autour des médicaments...

Oui. Les laboratoires devraient donner leurs chiffres exacts concernant le prix réel de la recherche effectuée sur leurs médicaments.

Ils devraient également fournir les données brutes de ces recherches sur lesquelles ils s'appuient pour analyser l'innocuité d'un médicament ainsi que son utilité. Celles-ci sont généralement gardées secrètes.

Et pour éviter les conflits d'intérêts qui sont liés à ces questions, les laboratoires devraient par ailleurs déclarer eux-mêmes les versements à tel expert ou tel membre de l'Administration. Car, derrière les déclarations actuelles obligatoires des experts administratifs sur leurs intérêts, il n'y a aucun contrôle.

Dans le livre, vous évoquez une justice française peu encline à pénaliser les "pharmas". Elle est pourtant censée être indépendante...

La justice n'est pas indépendante en France. Les procureurs sont rattachés au ministère de la Justice, et le parquet est très opposé au pénal dans ces affaires de santé publique qui peuvent toucher des industriels français... ou des hauts fonctionnaires.

Toutes ces affaires d'hormone de croissance, de sang contaminé, de vaccination anti-hépatite B, d'amiante, entre autres, n'ont pas été initiées par le Parquet, alors que cela aurait dû être le cas.

Elles ont en réalité été ouvertes sur constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction de Paris. Car, si le Parquet ne fait pas ouvrir une information sur des affaires trop complexes qu'il ne peut régler lui-même, et classe sans suite, les associations ou victimes peuvent alors s'adresser directement à ce doyen qui désigne un juge d'instruction: c'est une spécificité française qui permet pour les victimes ou plaignants, de contrebalancer le pouvoir du procureur.

Toutes ces affaires de santé publique ont donc été ouvertes contre l'avis du Parquet.

La gestion de ces dossiers par le juge d'instruction n'en est pas facilitée. La tenue d'un procès pénal encore moins.

Comment cela se répercute dans le traitement des affaires?

Je prendrais l'exemple de deux affaires similaires d'amiante, en France et en Italie. Au même niveau d'investigations et de mises en examen des Pdg dans l'affaire Eternit (le scandale de l'amiante), on voit qu'en Italie - où les juges d'instruction ont été supprimés depuis de nombreuses années et remplacés par des parquetiers indépendants -, le procureur de Turin a centralisé les cinq affaires d'usines Eternit italiennes.

Celui-ci a mis quatre ans à boucler l'instruction, en s'entourant de magistrats, experts et policiers spécialisés, ne travaillant que sur ce dossier. Il y a eu deux condamnations des deux Pdg par deux Cours d'assises à 18 ans et 20 ans de réclusion. Si la Cour de cassation a dû ensuite annuler la condamnation des personnes impliquées, elle l'a fait sur une question de prescription.

Mais il y a eu une avancée très positive. La jurisprudence de la Cour de cassation concernant ce type d'infractions a donné lieu à la création d'une loi en Italie.

Désormais, lorsqu'un dirigeant connaît le danger de l'exposition d'une personne à un danger de mort, comme dans le cas de l'amiante, cela devient équivalent à l'intention. Ainsi, la responsabilité des personnes impliquées dans l'affaire d'amiante Eternit devient criminelle, et peut être lourdement sanctionnée. Ce risque réel de forte sanction implique une vraie prévention de futures catastrophes sanitaires.

En France, l'affaire Eternit de cinq usines françaises est encore aujourd'hui en cours d'instruction au pôle de santé publique de Paris. Cela s'explique par le manque de moyens, l'absence de jurisprudence sur les qualifications juridiques de ce type de procédures sanitaires et l'hostilité de la hiérarchie du Siège et du Parquet,

Comment, en comparaison de la justice italienne sur les mêmes faits, les victimes et les associations peuvent-elles supporter cette attente ? Ce qui fait la différence entre l'Italie et la France, c'est l'indépendance de la justice.

___

(*) Le racket des laboratoires pharmaceutiques et comment en sortir ?, coécrit par Marie-Odile Bertella-Geffroy, Serge Rader et Michèle Rivasi, Editions Les Petits Matins, 200 pages, 2015 (en librairie depuis le 22 octobre).

Publié jeudi 29 octobre à 7 heures. Mis à jour le 29 octobre à 11h21.

Jean-Yves Paillé

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Commentaires 3
à écrit le 29/10/2015 à 16:44
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Ne serait-ce pas la morale des "animaux malades de la peste", à savoir "selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir" :-) Comme quoi le monde ne change pas aussi vite que certains le prétendent :-)

à écrit le 29/10/2015 à 14:41
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A l'heure de la discution du budget de la sécurité sociale, il faudrait rappeler que Gérard Bapt rapporteur PS que l'on entend sur toutes les ondes, fait parti d'un lobby de GSK : http://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/le-club-avenir-de-la...

à écrit le 29/10/2015 à 13:40
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On le sait on vit dans une république bananière et le changement c'est pas maintenant À part les postes à pourvoirs les politiciens se foutent bien du peuple

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