Veolia : l'histoire d'une prise de pouvoir

Antoine Frérot a finalement pris le pouvoir à Veolia. Comme quoi, il faut se méfier de l'eau qui dort... Élevé dans l'ombre de son mentor, Henri Proglio, Antoine Frérot a gagné ses galons en résistant victorieusement à la tentative de ce dernier de le débarquer de la présidence du leader mondial des services à l'environnement. Deux semaines après ce putsch manqué, le fils rebelle se débarrassait des derniers fidèles du patron d'EDF. Récit d'une lente libération.
Antoine Frérot, PDG de Veolia Environnement / Reuters
Antoine Frérot, PDG de Veolia Environnement / Reuters (Crédits : La patron de Veolia, Antoine Frérot, défend son bilan et ses projets - Photo : Reuters)

Un soir de novembre dernier, quelqu'un entre dans mon bureau pour me prévenir : Antoine Frérot n'en a plus pour longtemps, Henri Proglio reprend les rênes. Il va mettre Denis Gasquet à la tête de Veolia dans un premier temps, mais il nous garde, toi et moi », raconte, encore estomaqué, un membre du Comex d'une des quatre divisions de Veolia Environnement. Quatre mois plus tard, mi-mars, le même Antoine Frérot parachève sa victoire contre la tentative de putsch de son ex-patron, qui avait en fait imaginé introniser l'ancien ministre Jean-Louis Borloo. En deux jours, celui que l'on avait coutume de présenter comme le « fidèle bras droit de Proglio » a fait le ménage, en sortant de son conseil d'administration deux soutiens historiques de l'actuel PDG d'EDF et en chassant de son Comex ses trois derniers fidèles, dont... Denis Gasquet, qui dirigeait il y a peu une des quatre branches du groupe.
Cette riposte rapide, nette et sans bavure, a créé la surprise. Au sein de l'establishment parisien des affaires, auquel Antoine Frérot n'appartient pas, mais aussi dans les étages les plus élevés du siège du géant des services à l'environnement. « Les gens ne le regardent plus de la même façon. Il a gagné leur respect », confie un salarié. « Il a fallu qu'il soit à deux doigts d'y passer pour oser se lever et s'émanciper de Proglio », lâche une de ses proches collaboratrices qui, elle, trépignait. « Ce complot lui a enfin permis d'arrêter de regarder Proglio comme l'homme qui l'a recruté », ajoute un autre cadre du groupe. Ce n'était pas gagné. Choisi dans l'urgence par Henri Proglio pour « garder la maison » à l'automne 2009, Antoine Frérot, à l'époque patron de la plus importante division du groupe, la branche Eau, était considéré par tous comme un « copié-collé » de son mentor. Il s'agissait plus d'une continuité que d'une passation de pouvoir.

Plus de vingt ans d'une coopération sans accroc

« C'était une décision que personne n'avait anticipée, ni préparée. Le départ de Proglio pour EDF a été une surprise pour tout le monde. Et d'ailleurs, ce n'était pas vraiment un départ. Antoine allait diriger l'entreprise dont Henri, en tant que président du conseil, allait continuer à guider la stratégie. Surtout, il s'agissait d'organiser une fusion, au moins un rapprochement entre Veolia et EDF », se souvient un proche d'Henri Proglio. Embauché par Henri Proglio en 1990 à la Compagnie générale des Eaux, Antoine Frérot, polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, a toujours travaillé sous ses ordres directs, en dirigeant la branche Transport, puis l'activité Eau. « Il n'y avait jamais d'affrontement entre eux, témoigne un ex-dirigeant. Si, par extraordinaire, ils n'étaient pas d'accord, ils trouvaient un terrain d'entente. » « Cela n'a pas été un coup de foudre, confie Antoine Frérot qui va fêter ses 54 ans début juin, mais une relation qui s'est approfondie. Confiance et complicité se sont amplifiées au fil des batailles menées ensemble. » Les deux hommes ont effectivement bravé les tempêtes qui ont mené la Compagnie générale des Eaux, dirigée d'une main de fer par Guy Dejouany, à Veolia Environnment que Henri Proglio a sauvé du naufrage où allait l'entraîner Jean-Marie Messier avec sa pharaonique Vivendi. « On se faisait une confiance quasi totale », affirme Antoine Frérot. Même si, comme le soulignent les proches des deux hommes, « il n'y avait pas d'affect mais du respect mutuel ». « Plus que du respect, une forme de révérence d'Antoine, très soucieux de la hiérarchie, à l'égard de cet homme qui lui avait toujours ouvert la voie », précise un cadre qui a travaillé longtemps avec les deux hommes. Comment l'actuel PDG de Veolia, que tous s'accordaient à décrire la première année de son accession au pouvoir comme un homme discret, renfermé, voire effacé, a-t-il fini par « tuer le père », comme on le susurre en interne? Cela a été un cheminement progressif, comme il le raconte lui-même. Au début, les rôles restent inchangés. Ou presque. « Antoine a mis plusieurs mois à occuper le bureau présidentiel que Henri, pourtant PDG d'EDF, entendait garder », se souvient un dirigeant. Son apparence effacée? « Il prenait la mesure de l'entreprise et de ses enjeux. Il travaillait. C'est un immense bosseur », raconte un collaborateur. « Avoir dirigé deux branches du groupe m'a préparé à mon nouveau rôle tout en étant fondamentalement différent », confirme Antoine Frérot. « Comme patron de l'eau, je n'avais pas de relations avec les actionnaires. Quand je rencontrais le maire de Shanghai, c'était pour parler de l'eau à Shanghai... Dorénavant, c'est pour aborder la question de l'eau en Chine voire dans le monde, et de l'intérêt des investisseurs chinois », souligne l'actuel PDG. Une dimension nouvelle qui oblige ce fils d'un médecin de campagne, qui s'est toujours tenu à l'écart des lumières et des réseaux, à forcer sa nature. Il ne s'est d'ailleurs pas toujours effacé. Contrairement à ce qui s'est dit et écrit, c'est lui qui a imposé à un Henri Proglio, hostile à ce projet, l'idée d'un déménagement du coûteux siège de l'avenue Kléber à Aubervilliers : « Je ne pense pas qu'Henri aurait choisi ce site », glisse en souriant un de ses collaborateurs. Mais, surtout, homme de dossier, Antoine Frérot entre dans tous les sujets à fond au moment où Veolia traverse une passe très délicate. « La dette de Veolia, qui est toujours restée entre 14 et 16,5 milliards d'euros, devenait inacceptable aux yeux du marché à cause de la crise », explique-t-il. à peine intronisé, le nouveau patron prend conscience que le contexte a radicalement changé. Début 2010, trois mois après sa nomination comme directeur général de Veolia, Antoine Frérot comprend que le rapprochement avec eDF, dont rêve Henri Proglio, ne se fera pas. Sarkozy demande à ce moment-là à Proglio de renoncer à sa double casquette. Le patron d'EDF en conçoit une blessure qui ne se refermera pas. et commence à se figer, arc-bouté sur son projet. Antoine Frérot, lui, continue sa réflexion. « Je comprends qu'il faut faire le deuil de cette idée d'adossement à EDF et surtout chercher une autre voie pour Veolia. Une stratégie qui lui permette de se muscler, de s'intégrer mieux, de profiter des opportunités de croissance, mais avec la rentabilité comme règle, et non pas chercher un adossement ou une croissance par la dette », poursuit-il.
Et, quand il réfléchit, cela peut prendre du temps. « Antoine est un intellectuel, féru d'art et de philosophie. Très intelligent, c'est un formidable travailleur. Extrêmement exigeant à l'égard des autres comme de lui-même, il connaît à fond tous ses dossiers », juge un proche d'Henri Proglio, qui l'a suivi à EDF. « Antoine est un homme de consensus. Il réfléchit et consulte longuement. Mais ensuite, sa détermination est sans faille », ajoute une collaboratrice. Fin 2010, début 2011, tout bascule. « À ce moment-là, j'ai la conviction qu'il faut changer de politique pour Veolia. Et là, les désaccords stratégiques se font jour de façon feutrée », raconte Antoine Frérot. Désaccords explicites ? « Non. Personne ne veut visiblement exprimer un constat de désaccord », confie-t-il. « Et pourtant, ce changement s'impose parce qu'il devient évident que la crise financière est loin d'être finie et que Veolia ne pourra compter que sur elle-même. » Antoine Frérot prend encore le temps de... réfléchir. « Dans les semaines qui suivent, j'essaie de reprendre le raisonnement, je parle avec des gens du groupe. En avril 2011, je considère qu'on n'a plus d'autre choix que de changer de stratégie face aux nuages qui arrivent encore plus vite que prévu », ajoute-t-il.et là, « alors que j'affirme une vision de l'avenir du groupe, le dialogue se complique », affirme le PDG de Veolia. Un euphémisme. Au même moment, Henri Proglio fait ouvertement état de sa « déception » vis-à-vis d'Antoine. En privé, le patron d'EDF, de plus en plus irrité, n'a pas de mots assez durs pour souligner les « erreurs » de son ex-fidèle collaborateur. « Quand Antoine enclenche les changements, se souvient un collaborateur, cela braque Henri, qui les vit mal. » « Cela coïncide avec les grosses difficultés qui surgissent à l'été 2011 et qui nécessitent de purger des dossiers en fermant, vendant ou restructurant des activités en Afrique du Nord, en Europe du Sud mais aussi en lançant d'importantes réorganisations en France. L'accélération de la transformation est inévitable », poursuit le PDG de Veolia.
La tâche d'Antoine Frérot n'est pas facilitée par la mainmise, encore très tangible, de Proglio sur la maison Veolia, même s'il refuse d'aborder le sujet. « C'était très diffus. Cela restait très élégant », se souvient une cadre dirigeante. Mais des membres du Comex tentaient de le dissuader de faire ceci ou cela. Seuls les plus francs osaient : « Mais vous en avez parlé à Henri ? » D'autres s'exclamaient en aparté : « Henri ne laissera pas faire ! » De nombreux dirigeants de Veolia se sentaient tenus d'aller rendre des comptes de l'autre côté de la place de l'étoile, au siège d'EDF, avenue de Wagram. Le blocage entre les deux hommes se durcit avec l'aggravation de la crise. Tout explose à l'été 2011, quand il a fallu passer des provisions dans les comptes de Veolia. Henri Proglio, qui a quitté contre son gré la présidence du conseil d'administration fin 2010, le vit comme une remise en cause de son héritage, de son travail. « Il s'enferme dans cette vision. Il refuse d'abdiquer son rêve. Cela devient une blessure ouverte qu'il ne parvient pas à dépasser. Cela bascule de la tête aux tripes », tente d'expliquer un proche de Frérot. À l'automne 2011, le PDG de Veolia lance un long travail avec son conseil d'administration pour mettre en place un nouveau plan stratégique. « Il fut impossible d'en discuter avec Henri qui se braquait de plus en plus sans articuler d'alternative », se souvient un administrateur. Finalement, la découverte début février du complot ourdi par Henri Proglio pour le débarquer a fait l'effet d'une libération pour le PDG de Veolia. Les deux hommes se rencontrent en février. Henri Proglio ne répond rien à Antoine Frérot. Ce n'est pas grave. « Je savais que c'était vrai. Je suis juste venu lui dire que je ferai désormais selon ma conscience et selon ma voie », raconte le PDG de Veolia. Deux semaines plus tard, il apprend, par la presse, que son ex-mentor tentait de convaincre le conseil d'administration de le remplacer par son ami et ancien ministre de l'environnement, Jean-Louis Borloo.

Question de confiances coup de théâtre

Le 29 février, à ce même conseil d'administration qui était supposé le démettre, Antoine Frérot pose la question de confiance. Coup de théâtre : il n'obtient que des votes positifs, avec quatre abstentions. Même Henri Proglio ne vote pas contre lui. entre-temps, la fuite dans la presse de cette tentative de putsch, habilement orchestrée, avait déclenché une levée de bouclier. Mi-mars, Antoine Frérot parachève sa victoire en obtenant la tête de deux administrateurs et de trois membres du Comex proches de Proglio.e
Entre-temps, la transformation de Veolia est lancée. Antoine Frérot et son Comex, « réaligné », se concentrent sur leurs objectifs. « Un groupe recentré, désendetté grâce à 5 milliards d'euros de cession, une organisation plus agile et une baisse des coûts », détaille-t-il. Mais, surtout, la nouvelle équipe va s'attacher à adapter le business model. « Il faut expliquer que nos services ne sont pas des commodités. Une grande partie du monde est née avec de l'eau potable au robinet. Une autre partie n'a pas accès à l'eau potable. Ceux qui sont nés avec n'ont plus conscience de tous les bénéfices que ce service apporte, ni de ce qu'il suppose comme travail et comme savoir-faire », souligne le PDG de Veolia. Les renégociations de contrats dans l'eau en France se traduisent dorénavant par une baisse de 10 à 20 % des prix, contre des réductions de 5 à 10 % précédemment. « Nous allons de plus en plus nous rémunérer sur les bénéfices que nous apportons à nos clients et non plus seulement proposer une offre sous forme de coûts plus marge », promet-il. Avec un pouvoir raffermi, les vrais chantiers s'ouvrent devant lui.

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Le plan de cession d'actifs sur les rails

Pièce maîtresse du désendettement annoncé par Antoine Frérot mi-décembre : la cession de 5 milliards d'euros d'actifs, dont 3,5 milliards doivent provenir de trois dossiers. Le premier, le plus emblématique, devrait être bouclé d'ici la fin 2012. Il s'agit de céder la branche Transport qui venait de fusionner avec Transdev de la Caisse des dépôts. À la surprise générale, l'entrée en négociations exclusives a été annoncée début mars, avec le fonds Cube Infrastructures de Natixis. L'opération est prévue en deux étapes. D'abord une augmentation de capital, suivie par les seuls CDC et Cube. En parallèle, un réaménagement de la dette. Veolia prévoit de signer les deux autres cessions (l'activité Eau en Grande-Bretagne et la filiale Gestion des déchets aux États-Unis) d'ici fin juin ou début juillet. Les « info mémo », documents qui lanceront la procédure d'appel à candidatures, doivent être envoyés début mai. Veolia affirme avoir déjà reçu beaucoup de marques d'intérêt. « Nous avons signé de nombreux accords de confidentialité », affirme le groupe. Les offres définitives sont attendues mi-juin. Antoine Frérot semble sûr de lui. « Sûr ? Non, déterminé », corrige-t-il.

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