« L’électrification de notre économie ne peut se faire sans nucléaire » (Jacques Percebois)

Début 2022, Emmanuel Macron annonçait la construction de six réacteurs EPR d’ici 2035. De quoi faire dire que la France relance son nucléaire. Mais pourquoi parle-t-on de relance au sujet d’un pays longtemps considéré comme le berceau du nucléaire ? Progrès technique, concurrence internationale, financement, Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier, spécialiste de l’économie de l’énergie, décrypte les implications de ce choix politique et stratégique. Des sujets abordés également dans l’ouvrage collectif qu’il a coordonné avec Nicolas Thiollière, L’économie de l’énergie nucléaire (Éditions ISTE), publié en novembre dernier. (Cet article est issu de T La Revue n°13 - "Energies, la France qui innove" actuellement en kiosque).
(Crédits : DR)

Est-il correct de dire que le nucléaire est relancé en France ?

Jacques Percebois Disons déjà que nous avons arrêté la sortie partielle du nucléaire. La loi prévoyait en effet la fermeture de quatorze réacteurs, afin de limiter la part du nucléaire dans notre mix électrique à 50 % en 2035. Ce choix a été révisé et un nouvel objectif fut fixé : 50 % de nucléaire d'ici 2050, les 50 % autres provenant du renouvelable. Nucléaire et renouvelable sont tous deux des énergies décarbonées néanmoins, contrairement au nucléaire, les renouvelables ne sont pas pilotables, à l'exception de l'hydraulique de barrage. L'énergie nucléaire dans notre mix va donc être limitée en pourcentage, mais il faut comprendre que, dans le même temps, la part d'électricité dans l'énergie finale, c'est-à-dire l'énergie consommée par les Français, va considérablement augmenter. Elle va passer de 25 % aujourd'hui à 55 % d'ici 2050. Cela s'explique par l'électrification des usages : les industries, la mobilité, le bâtiment, tous se tournent vers l'électricité pour se décarboner. Concrètement, la France a besoin d'augmenter sa production d'électricité et, pour ce faire, a besoin du nucléaire, et donc de construire de nouveaux réacteurs.

Cette idée commence à être de mieux en mieux acceptée par l'opinion publique, notamment à cause de la hausse des prix de l'énergie et des craintes qui pèsent sur notre approvisionnement. Il faut se souvenir que la France est l'une des nations pionnières du nucléaire, dont les origines se trouvent en Europe. Pendant longtemps, ce fut un choix indiscuté, avant que ne montent des oppositions, à partir de 2012 tout spécialement. Actuellement, le pays prend conscience du besoin de relancer son industrie nucléaire.

Outre les implications économiques, l'acceptabilité est aussi liée à la sécurité : le nucléaire est-il un choix sûr ?

J.P. Cette industrie souffre de son origine militaire, mais elle est sûre. Les grandes catastrophes ont des sources extérieures : une erreur humaine à Tchernobyl, un tsunami à Fukushima. Certes, l'Ukraine et sa centrale de Zaporijia démontrent qu'il existe un risque en cas de conflit, mais les sites industriels, notamment chimiques, présentent eux aussi un risque dans de telles conditions. Avec l'industrie, le risque zéro n'existe pas. Bien entendu, l'opinion publique se préoccupe des risques industriels. Néanmoins, il faut regarder les statistiques du nombre de morts par énergie établies par les Nations Unies et l'OCDE. L'énergie qui a le plus tué, et de loin, est le charbon, entre l'exploitation des mines et la pollution. Vient ensuite l'hydraulique, en raison des ruptures de barrage, en Asie notamment, puis le pétrole et le gaz et, enfin, le nucléaire.

Le nucléaire est exploité depuis bien moins longtemps que le charbon, mais les normes de sécurité s'y sont beaucoup améliorées, ce qui explique d'ailleurs que le grand carénage des centrales et les nouvelles constructions prennent autant de temps. Sans oublier le potentiel encore important de progrès technique. Les réacteurs actuels sont très différents de ceux construits juste après la Seconde Guerre mondiale

Les réacteurs ne sont pas les seuls en question, il faut aussi prendre en compte le traitement des déchets...

J.P. La durée de vie très longue de certains déchets est en effet au cœur de la défiance envers le nucléaire. Seuls 2 % des déchets nucléaires posent problème, ce sont les déchets à très haute et moyenne activité vie longue. L'objectif est de les stocker dans des sites géologiques profonds et stables et la France est bien placée dans ce domaine. Là aussi, on peut s'attendre à des progrès techniques, certains scientifiques pensent que l'on pourra transmuter certains déchets. Transmuter signifie modifier les déchets et leur permettre d'être moins radioactifs, car une partie de ces déchets devient un combustible. Je reste prudent à ce stade, car nous ne savons pas encore si nous parviendrons à faire de la transmutation à grande échelle. Gérard Mourou, un Français qui a reçu le prix Nobel de physique en 2018, pense que le laser permettra d'effectuer de telles opérations.

Sur la scène internationale, que vaut aujourd'hui notre nucléaire ?

J.P. Jusqu'à ces derniers mois, la France était la deuxième du monde en termes de puissance installée, derrière les États-Unis. Nous sommes en train d'être dépassés par la Chine, qui construit de nombreux réacteurs. Ce déclassement résulte de décennies de choix politiques discutables et, surtout, de procrastination dans la décision publique depuis une quinzaine d'années. Après les chocs pétroliers, la France a peut-être construit trop vite trop de réacteurs : 58 en 20 ans. Il aurait fallu étaler dans le temps cette construction pour maintenir les compétences. En 1990, le nucléaire représentait 75 % de notre production d'électricité, et nous en exportions. Nous n'avons donc pas eu besoin de construire de nouveaux réacteurs. Nous n'avons pas entretenu nos compétences et nos sous-traitants ont disparu. Résultat, nous avons aujourd'hui des difficultés en matière de maintenance, nous devons par exemple faire appel à des soudeurs américains.

Le cas de la Chine est également emblématique : nous avons aidé les Chinois à construire leurs réacteurs et ils ont ensuite poursuivi seuls. Ils sont aujourd'hui capables de construire des EPR beaucoup plus rapidement que nous. Néanmoins, nous avons encore des compétences et notre rapidité d'adaptation après les chocs pétroliers montre que nous savons réagir lorsque cela s'avère nécessaire. Nous pouvons encore espérer exporter des EPR même si, récemment, la Pologne a opté pour le réacteur américain et non français. Nous avons un retard à combler par rapport à nos concurrents, notamment les Russes, dont les compétences en matière de construction, d'exploitation et de maintenance de centrales sont reconnues dans le monde. Ils fournissent des solutions clé en main très appréciées - et la guerre en Ukraine n'a pas changé cela. Outre notre retard, nous avons aussi commis une deuxième erreur. Nous avons arrêté les projets de surgénérateur à la fin des années 1990, alors que nous étions les premiers dans le monde sur ce sujet. De grands pays, comme les États-Unis, le Japon, la Russie, la Corée, continuent de développer la surgénération, ces réacteurs de quatrième génération.

À quel point est-ce un problème, ce retard sur la surgénération ?

J.P. La surgénération est intéressante pour l'avenir car elle a des avantages majeurs. Elle permet de consommer une part des déchets du nucléaire, grâce au retraitement. Avec la surgénération, le plutonium devient un combustible et non plus un déchet, et elle produit plus de combustible qu'elle n'en consomme. Elle permet de beaucoup mieux utiliser la ressource en uranium. Celui-ci contient deux isotopes, l'uranium 238 et l'uranium 235. Le malheur est qu'il n'y a que 0,07 % d'uranium 235, or c'est celui-ci qui est fissible. Le surgénérateur, lui, peut valoriser l'uranium 238, ce qui lève les problèmes d'accès et de réserves d'uranium. Le choix de génération 4, c'est la garantie d'un nucléaire durable grâce à la fermeture du cycle du combustible.

Nous avons donc du retard et nous nous trouvons dans un contexte économique difficile : la France a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions nucléaires ?

J.P. La question du financement se pose. EDF avait financé le programme nucléaire en s'endettant sur les marchés. Aujourd'hui, le poids de sa dette pourrait l'empêcher de faire de nouveau appel aux marchés financiers. Peut-être que l'État apportera des dotations en capital ou des subventions. Il existe également d'autres mécanismes pour lever des fonds. Les Anglais se servent du système des contrats pour différence, qui ressemblent aux contrats de complément de rémunération qui sont utilisés pour les énergies renouvelables. Autre solution qui mériterait d'être regardée, le BAR (base d'actifs régulés) : l'actif est financé au fil de l'eau et de son utilisation, c'est ainsi que les consommateurs financent les réseaux de transport d'électricité. Enfin, beaucoup ont en tête le système auquel les Japonais ont recours pour financer leur nouveau réacteur, le PPA (power purchase agreement). Il s'agit d'un financement participatif. Des acteurs, comme des fonds de pension, des banques, des industriels, participent au financement en commun d'une centrale, en contrepartie de droits de tirage sur la production d'électricité. À ce titre, la déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, est intéressante. Il explique qu'il faudra plus de centrales pour pouvoir produire de l'hydrogène et alimenter les véhicules propres, l'hydrogène étant encore « gris » aujourd'hui à 90 %. Faut-il en déduire que TotalEnergies, ou d'autres pétroliers, seraient prêts à participer au financement des centrales et obtenir des droits de tirage ?

En relançant le nucléaire, sur quel type d'horizon de temps s'engage-t-on ?

J.P. Passé la phase de construction - qui doit normalement prendre sept ou huit ans - la durée de vie programmée d'une centrale est de 60 ans. Le directeur général de l'Agence Internationale de l'Énergie Atomique vient toutefois de déclarer que les réacteurs construits aujourd'hui pourraient dépasser 80 ans, c'est d'ailleurs sur ce délai que se basent les Américains. Regardons ce qui s'est passé avec les anciens réacteurs : leur durée de vie initiale était de 30 ans mais, avec le progrès technique, on a été jusqu'à 40 ans et peut-être même atteindrons-nous 60 ans avec les investissements de jouvence adéquats. Peut-être aussi que, dans 40 ans, on dira que les réacteurs que nous sommes en train de construire pourront être prolongés jusqu'à 90 ans.

Et si l'on veut démanteler les centrales, combien de temps et d'argent nous faudra-t-il ?

J.P. Démanteler prend du temps, mais il existe en France le principe du démantèlement immédiat : quand une centrale ferme, son démantèlement ne doit pas tarder. L'objectif est de ne pas céder à la tentation d'attendre une baisse de la radioactivité, qui prend des décennies. En matière de financement, il existe aussi un principe, celui du pollueur-payeur. EDF a pour obligation de faire des provisions qui financeront la déconstruction et ces provisions sont garanties même en cas de faillite du groupe. Il est faux de dire que le coût du démantèlement n'est pas anticipé, il est compris dans le prix du kilowattheure. Certains disent que ces provisions ne sont pas égales au coût réel du démantèlement, mais elles sont placées sur des actifs qui sont supposés produire des intérêts, donc plus la phase d'exploitation de la centrale est longue, plus ces intérêts s'accumulent. L'allongement de la durée de vie des centrales sert donc aussi quelque part leur futur démantèlement.

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Commentaires 9
à écrit le 01/04/2023 à 15:38
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Bonjour, Certe, je suis de l'avis de ce monsieur, mais nous ne devons surtout pas réduire nos investissement dans le renouvelable., Même si les éoliennes et les panneaux photovoltaïques sont fabriqués en grande majorité en Allemagne .... (S'est tr...

à écrit le 01/04/2023 à 11:33
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Je suis surtout pour qu'on maintienne en vie les anciennes centrales, le plus longtemps possible, avant d'être prêt pour des EPR plus élaborés. Que l'ont soit pour ou contre le nucléaire, ce qui est inquiétant, c'est le fanatisme tranquille de cett...

à écrit le 01/04/2023 à 10:39
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Merci. Il serait intéressant de savoir ce qui empêche les centrales de durer éternellement et donc de les concevoir pour être capables de les rénover à terme, par exemple sortir la cuve et la remplacer. On éviterait ainsi de les démanteler et surtou...

le 01/04/2023 à 11:49
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La rénovation finit par couter plus cher que de construire du neuf à l'exemple des maisons ou des bâtiments professionnels .

à écrit le 01/04/2023 à 10:29
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Le Nucléaire est une énergie pour des pays riches, en paix et industrialisés c’était le cas en 75 pour le plan Messmer. Actuellement nous sommes fauchés, en guerre et très désindustrialisés au point que nous demandons un renfort de soudeurs américain...

le 01/04/2023 à 10:48
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Des soudeurs, ça se forme si on a la volonté de les former. En plus, soudeur dans ce domaine de la chaudronnerie blanche, c'est très bien payé.

le 01/04/2023 à 11:29
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Valbe Pour former un soudeur dans le domaine nucléaire comptez 4 à 5 ans pour qu'il obtienne les qualifications nécessaires et encore sur 1.000 vous en aurez entre 150 et 200 qui réussiront les différentes étapes .Rien que la soudure alu dans la répa...

le 01/04/2023 à 16:50
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Yes, ces soudeurs sont des intellectuels du travail manuel. Être capable de souder des épaisseurs d'acier de 10 centimètres au plafond parfois dans des endroits exigus et sans défaut, respect.

à écrit le 01/04/2023 à 9:18
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De Gaule n'avait pas prévue de nourrir toute l'Europe mais simplement de rendre la France compétitive ! ;-)

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