Nucléaire : démantèlement, dépollution, déchets... un savoir-faire français

Alors que le parc nucléaire mondial est en partie vieillissant, les marchés du démantèlement et de la gestion des déchets radioactifs deviennent stratégiques. De la filière nucléaire aux énergéticiens, en passant par les services industriels, les acteurs français sont sur les rangs.
Giulietta Gamberini
(Crédits : Reuters)

Externalités particulièrement encombrantes du choix du nucléaire, les anciennes centrales et les déchets radioactifs représentent aussi une importante opportunité pour l'industrie française. Dans le grand flou de l'avenir de cette source d'énergie, un seul pronostic semble en effet certain : le marché du démantèlement, et donc celui de la dépollution des terres, ainsi que celui de la gestion des déchets radioactifs vont croître.

Pour le démantèlement des seuls 58 réacteurs actifs en France - dont 42 construits dans les années 1980 pour une durée légale de quarante ans et qui devraient donc arriver en fin de vie dans les dix prochaines années -, EDF a provisionné 23 milliards d'euros : un coût sous-estimé selon la Cour des comptes, la Commission européenne, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et une commission parlementaire. Chaque démantèlement mobiliserait entre 200 et 300 emplois pour une centrale de plusieurs tranches, selon Francis Sorin, conseiller à la Société française d'énergie nucléaire. Quant aux centrales de l'Union européenne, dans son dernier Programme indicatif nucléaire (PINC) de 2016, Bruxelles chiffre à 123 milliards d'euros les fonds nécessaires pour démanteler celles qui parviendront en fin de vie d'ici à 2050, montant auquel devraient s'ajouter 130 milliards nécessaires pour gérer les déchets radioactifs. Et au niveau mondial, 445 réacteurs sont en fonctionnement aujourd'hui, avec une durée de vie comprise entre quarante et soixante ans. Sans compter les centaines d'usines et de laboratoires de recherche qui alimentent déjà et continueront de nourrir le marché, ainsi que les déchets, qu'il faudra traiter au moins jusqu'à ce que la dernière centrale nucléaire de la planète soit démantelée.

ORANO, RÉFÉRENCE MONDIALE DU RECYCLAGE DES COMBUSTIBLES

Or, dans l'ensemble de ces domaines, la filière française du nucléaire possède un savoir-faire à exploiter, sur son marché domestique comme à l'international.

« Toutes les compétences sont réunies en France : robotiques, numériques, industrielles », résume Francis Sorin. Les industriels de l'énergie (EDF, Orano, Engie), mais aussi ceux, en quête de diversification, de l'environnement (Veolia, Suez, Séché), du bâtiment (Bouygues, Vinci), des services industriels (Assystem, Onet), voire les exploitants d'installations nucléaires de base (INB) ou militaires pourront tirer « une source conséquente de revenus » du « marché encore naissant » du démantèlement, notait l'institut d'analyse Xerfi en 2017 dans une étude.

Les premiers ont des compétences très spécifiques à faire valoir. Orano (ex-Areva) figure notamment parmi les références mondiales du volet le plus complexe de la gestion des déchets radioactifs : le recyclage des combustibles usés, dont 96 % de la matière (95 % de plutonium et 1 % d'uranium) sont récupérés dans son site de La Hague (Manche) à l'issue d'un cycle de traitement d'environ dix ans. L'avantage réside dans la production de nouveaux combustibles : l'uranium de recyclage enrichi (URE), utilisé en fonction des évolutions des prix sur le marché global de l'uranium naturel, et le Mox, fabriqué par Orano sur le site de Marcoule (Gard) à partir de plutonium et d'uranium appauvri, et utilisé dans des centrales de quatrième génération, pour la production de 10 % de l'énergie nucléaire française. Ce processus de recyclage et de conditionnement permet également de réduire le volume des déchets par cinq et leur radiotoxicité par dix, facilitant ainsi par la suite leur stockage (lire page précédente).

UN PREMIER CONTRAT POUR EDF EN ITALIE

Orano, qui, à La Hague, compte environ 3 000 salariés, commercialise déjà cette compétence à l'étranger : sur les plus de 34 000 tonnes de combustibles traitées depuis sa création en 1966, si l'essentiel est issu des 58 réacteurs français d'EDF, un tiers est venu d'autres pays - où, selon la loi française, les produits issus du traitement ont ensuite été renvoyés -, notamment d'Allemagne (5 500 tonnes), du Japon (3 000 tonnes), ainsi que de Suisse, de Belgique, des Pays-Bas et d'Italie. À l'international, Orano, qui fabrique aussi des équipements robotiques et des conteneurs spéciaux, participe également à la réalisation de divers projets autour du recyclage des combustibles : notamment au Japon, au côté de Japan Fuel Nuclear Limited (JNFL, d'ailleurs devenu l'un de ses actionnaires depuis février 2018), en Chine, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Cette spécialité sera encore mieux commercialisable si le projet de Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) à Bure (Haute-Marne), dont le traitement des combustibles usés est le préalable technique, voit le jour et devient une référence internationale en matière de stockage des déchets hautement radioactifs et moyennement radioactifs de vie longue. L'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) exporte d'ores et déjà l'expertise développée en matière de déchets, y compris dans le cadre de la conception de Cigéo.

Quant à EDF, il prend aussi position sur ces marchés. En 2016, il a racheté à la société suédoise Studsvik ses activités de traitement des déchets nucléaires en Suède et au Royaume-Uni, renommées Cyclife, et a pu signer en 2018 son premier contrat dans ce domaine, avec la Sogin, entreprise publique italienne chargée de la déconstruction des centrales nucléaires. La prestation, évaluée à 28 millions d'euros, comprend le tri et le conditionnement sur site de 1 800 tonnes de déchets métalliques issus de trois centrales nucléaires en démantèlement en Italie - où l'énergie nucléaire a été abandonnée à la suite d'un référendum en 1987 -, puis leur transport et traitement par fusion au sein de l'usine de Cyclife en Suède.

VEOLIA LANCÉ DANS LA ROBOTIQUE

Mais, comme le souligne Xerfi dans son étude, des acteurs extérieurs à l'industrie nucléaire développent eux aussi des capacités de plus en plus pointues. C'est le cas de Veolia. Le groupe, qui depuis une dizaine d'années propose en France des services de gestion d'INB et des déchets à faible radioactivité - notamment à Saclay pour le CEA, au Cires pour l'Andra et au Centraco de Marcoule pour EDF -, dans la continuité de son activité de traitement des déchets dangereux, s'est aussi lancé dans la robotique, grâce à l'acquisition en 2016 de l'entreprise américaine Kurion, spécialiste des technologies d'assainissement nucléaire. Avec un peu plus de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires et 900 salariés, Veolia Nuclear Solutions compte désormais des clients aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada, dans l'industrie et la recherche nucléaire mais aussi dans l'extraction fossile, pour lesquels ils développe des solutions et des technologies personnalisées, parfois en synergie avec les autres filiales du groupe français spécialisées dans le traitement de l'eau, des déchets et des sols. Veolia est surtout présent au Japon, où il participe aux longs et complexes travaux de démantèlement des réacteurs de la centrale de Fukushima. En France, il a signé cette semaine un partenariat avec EDF portant sur le démantèlement de six réacteurs de première génération et sur le traitement de déchets radioactifs par vitrification.

UNE « ÉQUIPE FRANCE » À L'HORIZON ?

Les marchés domestique et mondial risquent toutefois de réserver encore quelques surprises. La prolongation de la centrale de Fessenheim montre bien les incertitudes du calendrier du démantèlement - « pas créateur de valeur pour l'exploitant», et dont la durée peut s'étaler entre cinq et vingt ans, rappelle Francis Sorin. Six centrales de première génération sont en cours de démantèlement en France. Les normes évoluent et le modèle économique des contrats au forfait montre ses limites face aux aléas techniques. À cela s'ajoute une évolution de la demande des clients, en quête de solutions de plus en plus intégrées, observe Claude Laruelle, directeur des entreprises de spécialité mondiale de Veolia. Pour mieux maîtriser l'incertitude et s'assurer d'occuper le terrain face à la concurrence étrangère, la constitution d'une « équipe France » intégrant tous les acteurs de la filière s'impose donc, conviennent plusieurs experts. Pour Francis Sorin comme pour Xerfi, les acteurs partagent cette préoccupation et la volonté de mieux se coordonner entre eux : ils se réunissent déjà pour chercher ensemble des procédures standard ainsi qu'un référentiel et un modèle économique communs.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 15
à écrit le 05/07/2018 à 10:17
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Cocorico! Le nucléaire français, Titanic dément sur fonds publics, sera encore auréolé de gloire après avoir rendu impropre à l'agriculture vivrière un quart de la surface de la France, rien de moins que les meilleures terres de la planète (climat, ...

à écrit le 05/07/2018 à 9:08
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Et ils attendent quoi pour s'attaquer à Fukushima alors ? "À Fukushima, une catastrophe banalisée" https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/PATAUD_CELERIER/58553

à écrit le 04/07/2018 à 17:06
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les opérateurs français ont sans doute une carte à jouer , à condition de ne pas partir en ordre dispersé ; il ne faut pas négliger non plus la concurrence chinoise …..

à écrit le 04/07/2018 à 16:48
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"Veolia s'est aussi lancé dans la robotique, grâce à l'acquisition en 2016 de l'entreprise américaine Kurion, spécialiste des technologies d'assainissement nucléaire." Ou l'on apprends encore une fois comment la France acquière de la technologie d...

à écrit le 04/07/2018 à 14:12
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Quand nous nous chantons des louanges c'est que nous allons être les seuls à supporter le fardeau. Le nucléaire un autre succès typiquement français... Notre spécificité bien à nous et révélateur d'un état tyrannique mais démocratique qui sait mie...

à écrit le 04/07/2018 à 10:38
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La seule expérience de démantèlement propre de centrales similaires aux françaises se trouve à Greifswald en Allemagne, mer Baltique. Il suffit de comparer les chiffres, coût et emploi, avancé par les Français avec ceux réels de cette expérience all...

le 04/07/2018 à 13:50
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La technologie du réacteur n’est pas vraiment le facteur essentiel, car le démantèlement consiste avant tout à découper de l’acier, casser du béton, décontaminer, et évacuer les déchets dans les filières qui vont bien. En revanche, les effets de sér...

à écrit le 04/07/2018 à 10:05
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Savoir faire pour le démantèlement des centrales nucléaires c'est bien. Mais qu'en est-il pour la construction de nouvelles centrales? Avec des solutions comme l'EPR pour lequel la question de la fragilisation des aciers des cuves sous l'action du r...

le 04/07/2018 à 17:44
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La cuve de l’EPR a été validée par l’ASN. Tant que le PV et l’éolien seront intermittents, tant qu’on ne saura pas stocker ces énergies en masse, elles seront inadaptées à un gros réseau électrique et donc très chères.

le 04/07/2018 à 17:47
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Thorium et sels fondus plus sûrs et moins chers ? Respectivement : Ça dépend et on n’en sait rien alors que ça n’a jamais été déployé à grande échelle. Globalement, si c’était la panacée, ça serait déjà déployé partout.

à écrit le 04/07/2018 à 9:24
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Désolé mais sur le nucléaire je n'ai plus du tout le droit de commenter, pire que trump et le brexit alors que même pas anti-nucléaire, incroyable, je dois toucher un peu trop juste certainement, forcément...

à écrit le 04/07/2018 à 8:37
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«pas créateur de valeur pour l'exploitant» - tout est dit. C'est tout de même en connaissance de cause. Malgré l'utilité primordiale de la chose, cela ressemble tout de même à un marché de dupes, vu que les démantèlements semblent sous évalués. C...

à écrit le 04/07/2018 à 8:21
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"EDF a provisionné 23 milliards d'euros : un coût sous-estimé selon la Cour des comptes, la Commission européenne, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et une commission parlementaire." La Cours des Comptes n'a jamais dit ça (elle s'est contentée ...

le 04/07/2018 à 18:49
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B répond souvent coté des questions posées. Si les cuves ont été validées par l'ASN, il n'en demeure pas moins que la fragilisation des aciers des cuves avec le temps en conséquences des radiations, n'est pas un mythe et que la question se pose pour...

le 05/07/2018 à 9:23
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@ SN : Le vieillissement du métal sous flux neutronique est un phénomène bien connu. Il suffit de dimensionner une cuve pour une durée, de suivre l'évolution de ses propriétés dans le temps, et de mettre la tranche hors service au moment nécessair...

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