Alors que le futur de la filière nucléaire mondiale peine à s'écrire, EDF trouvera-t-il son salut dans la construction de nouveaux EPR ? L'Inde, en tout cas, mise gros sur cette technologie décarbonée : pas moins de 6 de ces « European Pressurized Reactors », des réacteurs à eau sous pression de 3ème génération, conçus pour offrir puissance et sûreté, seront normalement construits sur son site de Jaitapur. Et ceux-ci devraient lui être fournis par le groupe d'électricité français, qui a annoncé vendredi 23 avril avoir remis une « offre technico-commerciale engageante française » en ce sens - plus de dix ans après les premiers pourparlers entre les deux acteurs. Un méga-contrat pour le groupe tricolore, étape cruciale vers le lancement de la centrale « la plus puissante du monde ».
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De quoi renouer avec l'espoir de vendre ce nouveau type de réacteur, lancé il y a moins de trente ans et présenté comme le fleuron de la filière nucléaire française. Car ces dernières années, les EPR ont surtout fait parler d'eux pour leurs multiples déboires, dans un contexte d'industrie nucléaire déjà en crise, après la catastophe de Fukushima en 2011. Alors qu'il y a dix ans, 429 réacteurs étaient en service à travers le monde, ils n'étaient plus que 412 fin 2020. Et la question a pris une tournure politique : l'atome divise aujourd'hui plus que jamais, entre abandon allemand, transition écologique et coûts en hausse.
« Pour EDF, la réussite de ce contrat serait une belle démonstration qu'il y a une place pour le nucléaire à l'avenir, et en particulier pour les EPR à l'export », note Nicolas Goldberg, Senior Manager Energie chez Colombus Consulting. En tablant sur la volonté de certains pays d'améliorer leur bilan climatique et de moins dépendre du charbon. D'autant que, dans le cas du projet indien, le géant français ferait en sorte de ne pas trop se mouiller : le montage du chantier serait tel qu'EDF se positionnerait en fournisseur de solution, mais pas en constructeur ni exploitant. « C'est un moyen de vendre un EPR sans supporter les risques liés à la construction », indique le consultant.
D'échec en échec
Car ceux-ci sont nombreux. Dès le premier chantier d'EPR, lancé par Areva en 2005 à Olkiluoto (Finlande), contretemps et dérapages budgétaires se sont accumulés, si bien que celui-ci n'est toujours pas terminé. Et le deuxième n'a pas fait mieux : l'EPR de Flamanville (Manche) en France, en travaux depuis 2007, a multiplié les déconvenues, à cause notamment d'anomalies découvertes sur la composition de l'acier du couvercle et du fond de la cuve. Rien d'étonnant pour Nicolas Goldberg : afin de ne pas se laisser devancer par Areva, EDF avait procédé au lancement à un moment où « seulement 10% des études de design étaient terminées, avance-t-il. Cela a évidemment engendré énormément de retard ».
Mais ce n'est pas tout : l'échec s'explique aussi par une forte désindustrialisation de la France. « On a perdu du savoir-faire. Il y a eu des problèmes pour couler du béton, s'adapter aux nouvelles normes, souder, trouver des fournisseurs... le chantier a été chaotique. Avant 2015, il n'était même pas encadré par un chef », souligne Nicolas Goldberg. Autant de mésaventures qui ont alourdi la facture : le coût estimé d'un EPR a triplé. « Au départ on parlait de 3 milliards d'euros. Aujourd'hui, on se situe entre 8 et 12 milliards d'euros », précise le consultant. Une addition salée, alors que le nucléaire est de plus en plus concurrencé par les énergies renouvelables, dont le prix a quant à lui chuté. Les coûts de l'éolien et du solaire ont ainsi respectivement baissé de 70% et 90% de 2009 à 2020, selon les calculs de la banque Lazard, quand ceux du nucléaire ont augmenté de 33%.
Dans d'autres pays pourtant, les EPR ont la cote. En Chine, celui de Taishan a été le premier à bien fonctionner, bien que le chantier ait commencé en 2009, après celui de Flamanville. L'EPR a aussi été retenu pour un projet de deux réacteurs à Hinkley Point, en Angleterre, et le gouvernement britannique a engagé des discussions pour la construction d'une nouvelle centrale nucléaire, Sizewell C, sur la côte est de l'île. « Alors que la Chine bénéficie d'un savoir-faire fort, avec une industrie lourde conséquente, les Anglais, eux, ont appris des échecs français et finlandais, pour ne pas les reproduire », explique Nicolas Goldberg.
Taxonomie
La différence tient aussi dans le niveau d'accompagnement par les pouvoirs publics. « Le nucléaire est forcément une énergie d'Etat, qui a besoin de soutien politique dans la durée. On ne peut pas bâtir une centrale, qui prend 10 ans à construire, 60 ans à exploiter et 20 à démanteler, par la seule force du marché », souligne le consultant en énergie. Sans consensus pour supporter le nucléaire, EDF risque de naviguer à vue.
Alors, pour réduire ses coûts et sauver son activité, le groupe se bat pour que l'atome soit intégré dans la taxonomie « verte » de l'Union européenne, dont l'objectif est de donner aux investisseurs la liste des activités à soutenir, selon leur caractère bénéfique, ou non, dans la lutte contre le changement climatique. Mercredi, la Commission a dû se résoudre à reporter la décision de l'inclure ou pas dans la classification, signe de l'ampleur des enjeux. « Si l'Europe ne l'y inscrit pas, cela rendra le nucléaire peu intéressant sur le plan financier. Or, la Chine, la Russie ou les Etats-Unis, par exemple, se proposent de les financer le cas échéant. Ce serait aberrant de refuser les financements européens au nucléaire alors qu'on accepte des réacteurs étrangers sur le continent », estime Nicolas Goldberg.
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Quel scénario énergétique en 2050
Mais alors que le méga-projet indien et ses 6 EPR entame une nouvelle étape, l'avenir pourrait bien, après la course au gigantisme, appartenir à un réacteur de taille bien plus modeste : les SMR, des petits réacteurs modulaires, dont la puissance ne dépasse pas les 300 mégawatts, contre plus de 1.500 pour les EPR. Conçus pour être fabriqués en série en usine puis transportés sur le lieu de leur exploitation, ils intéressent de plus en plus les Etats-Unis, le Royaume-Uni mais aussi la France. « Les Américains misent beaucoup dessus, pour avancer plus vite que la Chine et récupérer le savoir-faire à l'export », fait valoir Nicolas Goldberg. Pour l'heure, seuls les Russes disent maîtriser la technologie.
EPR, SMR ou sortie du nucléaire : difficile de dire de quoi seront faites les prochaines décennies. D'ici à 2050, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) prévoit que la capacité nucléaire mondiale pourrait augmenter de 82% dans son hypothèse haute... ou décliner de 7% dans son hypothèse basse. En France, un bilan prévisionnel baptisé « futurs énergétiques 2050 », commandité par le ministère de la transition écologique, est attendu à l'automne pour comparer les scénarios énergétiques, selon si l'Hexagone construit ou non des EPR. Mais pour l'heure, la décision sur d'éventuels nouveaux chantiers a été renvoyée au prochain quinquennat.
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