Rien ne va plus pour EDF. Alors que les syndicats appellent désormais à une grève le 26 janvier prochain, la direction planche pour sa part sur « toute mesure de nature à protéger [les] intérêts » du groupe. De leur côté, les salariés actionnaires crient leur mécontentement, s'estimant « méprisés par les décisions gouvernementales ». Le PDG lui-même, Jean-Bernard Lévy, n'hésite plus à défier l'exécutif : dans une lettre aux managers, il fait état de son « véritable choc » face à une mesure qu'il a « beaucoup combattue » mais qui « s'impose » à EDF. Pas de doute : une tempête secoue le fleuron tricolore, qui vacille au moment même où la France doit investir des dizaines de milliards dans la transition de son parc électrique.
Et pour cause, dépassé par la flambée des prix de l'énergie, le gouvernement l'a appelé à la recousse. Un moyen de tenir sa promesse de limiter la hausse des tarifs de l'électricité pour les ménages et les entreprises, à quelques mois de la présidentielle, mais qui devrait peser près de 8 milliards d'euros sur l'excédent brut d'exploitation d'EDF. En effet, Bercy a annoncé que l'Etat augmenterait de 100 à 120 TWh les volumes que le groupe devra céder en 2022 à prix cassé aux fournisseurs alternatifs, dans le cadre du dispositif ARENH (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Cela signifie que l'entreprise, qui a déjà vendu sa production pour l'année par anticipation, devra en racheter 20 TWh sur les marchés (qui frôlent actuellement les 250 euros/MWh)...afin de les revendre à ses concurrents au prix de 46,2 euros/MWh seulement. L'annonce tombe d'autant plus mal qu'EDF fait actuellement face à un défaut de corrosion détecté ou suspecté dans plusieurs de ses réacteurs nucléaires, parmi lesquels cinq seront arrêtés jusqu'à la fin de 2022. Résultat : sa production promet d'être historiquement basse, entre 300 et 300 TWh contre plus de 360 en 2021.
« Ebranlé » par ces « mauvaises nouvelles », c'est ainsi la « capacité » d'EDF à « préserver » son « développement stratégique » qui est en jeu, alertait lundi Jean-Bernard Lévy. Alors que ce dernier s'était inquiété il y a un an que le groupe ne soit « relégué en deuxième division », la place du leader tricolore de l'électricité, dont l'Etat français détient plus de 83% du capital, est-elle désormais compromise face à ses concurrents ?
Le nécessaire financement de la transition énergétique
A court terme en tout cas, le groupe s'en trouvera certainement affaibli. En témoignent les sanctions des agences de notation, parmi lesquelles Fitch et Standard and Poor's (S&P), qui ont respectivement diminué la note de la dette d'EDF et annoncé ne pas exclure une baisse. Tandis que la première table maintenant sur un Ebitda pour 2022 à environ 4 milliards d'euros, « soit 75% de moins que l'estimation précédente, et une structure financière affaiblie pour EDF », la seconde estime que l'Ebitda « pourrait être de 10 à 13 milliards d'euros inférieur aux 18 milliards prévus jusqu'à présent ».
Une dégradation des prévisions « inenvisageable » au vu des « investissements » que devra réaliser le groupe, s'inquiète-t-on à la Fédération chimie énergie-CFDT.
« Pour combler ce manque, EDF n'aura plus grand chose à vendre. Il ne reste plus que des actifs stratégiques, comme Enedis, RTE ou EDF Renouvelables. S'il s'en sépare, cela va forcément altérer sa capacité à être ce qu'il doit être, c'est-à-dire un opérateur de premier plan en France », s'alarme Sébastien Michel, son délégué fédéral.
Si une telle réorganisation n'est pas à l'ordre du jour, et que la réforme du Grand EDF (ex Hercule) a par ailleurs été freinée, la situation financière d'EDF interpelle sur ses capacités à faire face à l'exigence de renouvellement de son parc nucléaire. En effet, en novembre dernier, Emmanuel Macron a donné son feu vert à la construction de nouveaux EPR (des réacteurs troisième génération) sur le sol français. Mais alors que le seul actuellement en construction en France, à Flamanville (Manche) a vu son prix exploser de 3,3 à 12,7 milliards d'euros (pour l'instant), la facture risque d'être salée. En 2020, la Cour des comptes avait ainsi pointé l'enjeu financier « majeur » d'un programme de relance de l'atome, chiffrant le coût de construction de six EPR à 46 milliards d'euros. « Comment tout cela peut-il se financer puisque chacun sait qu'EDF est extrêmement endetté [1] ? », s'était interrogé Jean-Bernard Lévy lors d'une audition au Sénat.
« Si le nucléaire fait partie des choix faits pour assurer un mix énergétique décarboné et robuste à horizon 2050, la filière nucléaire devra mettre en place un véritable plan Marshall », a ainsi fait valoir le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Bernard Doroszczuk, lors de ses voeux à la presse le mercredi 19 janvier.
D'autant que s'ajoute la nécessité de renforcer le parc historique, afin d'allonger la durée d'exploitation possible des centrales. Baptisé « Grand Carénage », ce programme nécessitera lui aussi des fonds importants, à hauteur de 100 milliards d'euros selon la Cour, 55 milliards d'euros pour EDF. Sans compter le projet de rachat de l'activité nucléaire de General Electric, pour 1,1 milliard d'euros.
Et ce n'est pas tout : cette fragilisation du groupe pourrait aussi altérer ses investissements dans les énergies renouvelables, notamment dans les éoliennes et les panneaux photovoltaïques.
C'est une équation très compliquée. Tous les projets demandent beaucoup d'argent, à la fois dans le nucléaire et dans les renouvelables. Or, EDF ne dispose pas d'une capacité financière suffisante. Par conséquent, et même si les renouvelables sont incontournables, ceux-ci risquent de ne pas disposer de financements à la hauteur des ambitions. EDF risque de prendre du retard par rapport aux autres énergéticiens. », explique Xavier Regnard, analyste Energie chez Bryan, Garnier & Co.
Et ce, alors même que le fleuron français se trouvait déjà « parmi les "relégables", c'est-à-dire dans le bas du tableau par rapport à certains de ses concurrents plus en pointe », ajoute l'analyste. « Comme chaque année, EDF aura des arbitrages à faire sur la priorité de ses investissements. Nous ne sommes pas inquiets de sa capacité à investir dans les énergies renouvelables, malgré cette mesure ponctuelle et coûteuse », réagit une source à Bercy. Il n'empêche qu'à l'heure d'une transition obligée des modèles, les conséquences d'un éventuel retard sur la décarbonation du futur mix énergétique pourraient s'avérer douloureuses.
Une recapitalisation publique dans les tuyaux ?
Pour l'éviter, des contreparties seront mises en place, assure néanmoins le gouvernement. « Je ne laisserai jamais tomber EDF, je ne laisserai jamais tomber les salariés et avec le président de la République comme avec le Premier ministre, nous avons déjà sur la table toutes les options qui doivent permettre de continuer à [le] soutenir. [...] Nous allons continuer à investir dans EDF », a ainsi fait valoir sur BFMTV le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, ce mercredi 19 janvier. Une manière de sous-entendre qu'une recapitalisation pourrait prochainement avoir lieu, sans cependant en préciser les contours ou le montant.
« La question du financement fera l'objet de réunions avec l'opérateur, d'explications de texte sur l'éventuelle recapitalisation. EDF a contribué à l'effort collectif, mais ce n'est pas pour autant qu'il sera abandonné. Pour preuve, on s'est battu avec l'Europe afin que le nucléaire soit inscrit dans la taxonomie [la classification par Bruxelles des activités durables pour attirer les investisseurs, ndlr]. Or, en France, le seul producteur d'électricité nucléaire est EDF. Cela montre publiquement qu'on compte sur EDF pour réussir enjeux énergétiques », assure de son côté à La Tribune le député du Gard LREM Anthony Cellier et président du Conseil Supérieur de l'Energie (CSE).
Cependant, si une recapitalisation publique est « possible », la Commission européenne, qui n'aime pas les monopoles d'Etat, ne l'acceptera pas forcément, précise Jacques Percebois, économiste et directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN). « La France devra d'abord passer par les fourches caudines de Bruxelles avant d'annoncer quoi que ce soit », explique le chercheur.
Reste que, pour Franck Montaugé (PS), sénateur du Gers et premier vice-président du groupe d'études « Energie » à la chambre haute, l'Etat n'aura pas le choix : il devra « recapitaliser l'intégralité des 8 milliards que coûtera le relèvement du plafond de l'ARENH », estime-t-il. « Il doit prendre ses responsabilités. [...] Ce sera nécessaire pour financer la montagne d'investissement qui fait face à EDF, et.lui permettre de prendre une place importante, y compris dans le développement du parc de production renouvelable. Et ce, dans l'intérêt des consommateurs finaux », fait-il valoir.
Mais une telle intervention « tuerait les autres actionnaires », alerte de son côté Damien Ernst, chercheur spécialiste en intelligence artificielle appliquée au secteur de l'énergie et en régulation du marché de l'électricité. Lui plaide plutôt pour augmenter considérablement le montant du MWh prévu par l'ARENH, afin de proposer un « prix juste » à EDF. Une piste qui ne semble pour l'instant pas celle privilégiée par l'exécutif.
« Je pense qu'il y aura plutôt une augmentation de capital, et l'Etat va y participer très largement. Mais, mécaniquement, plus il y a d'actions à créer, plus l'actionnariat est dilué. Notamment quand la valeur du titre chute, et elle atteint aujourd'hui près de huit euros [contre plus de dix la semaine dernière, ndlr] », développe Xavier Regnard.
Une situation qui soulève à nouveau les contradictions de l'Etat-actionnaire d'un groupe qui a perdu 70% de sa capitalisation depuis son introduction en Bourse en 2005. « Cela montre encore une fois que les relations entre l'Etat et les entreprises publiques fonctionnant dans un système de concurrence sont compliquées. Entre la logique de marché et celle de service public, EDF se retrouve, impuissant, assis entre entre deux chaises », conclut Jacques Percebois.
[1] Fin 2020, la dette nette du groupe s'élevait à près de 42 milliards d'euros.
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