Il y a eu Thierry Breton et la « grammaire des affaires » que le ministre de l'Economie et des Finances de Jacques Chirac voulait inculquer au mitant des années 2000 au groupe sidérurgique anglo-indien Mittal pour contrer son OPA hostile sur Arcelor. Une posture nationaliste bien compréhensible - quel responsable politique assisterait impuissant au dépeçage des fleurons de son industrie ? - qui n'a pour autant en rien empêché le succès de l'opération au profit de la famille Mittal.
Et puis il y a depuis cette semaine Bruno Le Maire qui vient confirmer que patron de Bercy n'est pas une sinécure quand il faut réagir à une offre de rachat d'un groupe étranger sur un fleuron français, ici le géant des hypermarchés Carrefour. En opposant un « non courtois, mais ferme et définitif » à l'offre présentée comme amicale du québécois Couche-Tard, Bruno Le Maire a stupéfié le monde des affaires qui n'imaginait pas une réaction aussi violente pour une opération entre deux groupes privés. Déjà, le patronat n'a pas bien compris pourquoi le ministre était intervenu, sans succès d'ailleurs, contre le rachat de Suez par Veolia, qu'il avait pourtant lui-même suscité en choisissant de vendre la participation d'Engie. Mais avec le veto sur Carrefour, on entre dans une autre dimension, celle d'un nationalisme économique très inattendu qui traduit une mutation complète de la ligne politique du gouvernement Macron, jusqu'ici plus équilibrée et soucieuse d'attirer les investissements internationaux.
Pour justifier son veto, le ministre de l'Economie a invoqué rien moins que la sécurité alimentaire de la France, brandissant en pleine crise sanitaire le spectre des rayons vides dans les supermarchés qui a hanté le premier confinement l'an dernier. Bruno Le Maire a ainsi indiqué qu'il n'hésitera pas à utiliser le fameux décret sur la protection des actifs stratégiques réformé l'an dernier et qui en effet peut désormais inclure la question de la sécurité alimentaire, comme celle de la sécurité sanitaire, dont on a pu mesurer l'importance avec la pandémie. Samedi matin, au terme d'un échange entre le ministre et le fondateur de Couche-Tard, Alain Bouchard, le groupe canadien a indiqué qu'il envisageait de lâcher l'affaire. Un deux poids-deux mesures alors que le Canada a laissé Alstom reprendre Bombardier, et qui laissera des traces sur l'image de la place de Paris tout en faisant perdre de la valeur aux actionnaires de Carrefour dont le cours a baissé déjà vendredi.
Une pénurie de pâtes et de PQ ?
Qui peut croire que passer d'un actionnariat privé avec des investisseurs financiers tels Bernard Arnault ou des fonds d'investissement, à un autre actionnariat privé, mais spécialisé lui dans la distribution justement, puisse avoir le moindre impact sur l'achalandage de nos supermarché et autres hypers ? Un québécois à la tête de Carrefour promet-il une pénurie de pâtes et de PQ ? La sécurité alimentaire oui certes, mais elle se joue en amont, dans la production et les industries agricoles et alimentaires, pas dans les magasins.
D'autant qu'aujourd'hui, c'est bien un autre géant étranger, Amazon, dirigé par l'un des hommes les plus riches du monde, Jeff Bezos, qui est en train de tailler des croupières aux géants français de la distribution qui ont raté hier le train de la digitalisation et de la révolution logistique qui l'accompagne et courent depuis à un train d'enfer pour essayer de le rattraper, sans jamais l'égaler. Il est sans doute injuste que les marchés ne récompensent pas mieux la révolution menée par l'actuel et dynamique patron de Carrefour, Alexandre Bompard, l'artisan de la fusion entre la Fnac et Darty (au terme d'une OPA hostile si l'on se souvient bien!). Mais la réalité est que Carrefour pèse en bourse deux fois moins que son potentiel acquéreur canadien qui porte certes un nom imagé bien de chez nos cousins québécois. Couche-Tard, mais lève-tôt, leur stratégie de croissance est bien mieux valorisée par les marchés. D'où l'ambition de son bouillant fondateur, Alain Bouchard, de partir à la conquête du monde.
Une posture politique à un an de la présidentielle
Pourquoi alors bloquer une opération entre gens du même monde, au risque d'empêcher Carrefour de mener à son terme sa mutation avec de nouveaux actionnaires bien plus légitimes et concernés ? Les raisons de la posture ministérielle sont bien évidemment politiques : à un an de la présidentielle, Emmanuel Macron a peur d'une déflagration sociale post-crise sanitaire, alors que la France, au-delà des discours convenus, sort très affaiblie de longs mois de confinement. Contrairement à la doxa macronienne, la France est loin, très loin, d'avoir été tirée d'affaire par deux ans de réformes dont beaucoup sont d'ailleurs enrayées par la crise.
Le salut de la nation ne vient que de la perfusion publique massive habillée par le « quoi qu'il en coûte ». Mais ces milliards ne sont qu'un cache-sexe au regard de la réalité du déclin de la France dont l'affaiblissement de Carrefour n'est qu'un symptôme. Lors de ses vœux à la presse, Bruno Le Maire a été bien inspiré lorsqu'il a lâché, sincère : « le plus dur est à venir ». Dans son dernier livre, « L'ange et la bête », l'ancien candidat à la primaire de la droite, annonçait pourtant la couleur : « Avec la crise, la politique doit se réapproprier l'économie». Sa position sur Carrefour reflète l'évolution d'une partie de l'élite politique française qui a attrapé avec le Covid le virus mutant de la démondialisation et du protectionnisme. Un supermarché, ce n'est pas pareil qu'un expert de la vision nocturne pour l'armée comme Photonis. A l'oublier, Bruno le Maire crée de la confusion et surtout décrédibilise les entreprises françaises qui réfléchissent elles-aussi à faire leurs emplettes à l'étranger. On ne peut pas d'un côté avec « Choose France » inviter les investisseurs étrangers à créer des emplois en France et de l'autre se plaindre lorsqu'un groupe familial canadien, pas chinois, qui plus est francophone, répond à la sollicitation par une offre amicale.
L'opération de Couche-Tard soulève sans doute des questions quant à la défense de l'emploi dans la distribution, mais face aux défis que connaît ce secteur bouleversé par les changements d'habitude de consommation et l'explosion du e-commerce, Bruno Le Maire se trompe ici de guerre et sans doute aussi d'époque.
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