Le livre numérique peine à s'affranchir de Gutenberg

Le livre numérique peine à franchir le seuil des 5 % du marché global de l'édition en France, en termes de chiffre d'affaires, pour se situer autour de 135 millions d'euros en 2014. Éditeurs et libraires craignent que la dématérialisation ne génère un manque à gagner. Malgré les freins, la dynamique est lancée : un Français sur dix lit des livres numériques, et les grands lecteurs sont séduits par des formules d'abonnement innovantes - bien que... hors-la-loi !

«Nous sommes en 2015 après Jésus-Christ ; toute l'Europe a adopté le monde numérique... Toute ? Non ! Car une industrie culturelle peuplée d'irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l'innovation. Et la vie n'est pas facile pour les garnisons des pionniers du livre numérique tels que Amazon, Google Livres, Youboox et bien d'autres...»

Ainsi pourrait-on parodier l'édition française face à l'arrivée de nouveaux entrants, notamment les éditeurs de l'Internet (pure players), d'envergure mondiale ou pas, tant les craintes des éditeurs et des libraires sont nombreuses.

Les crispations des librairies - 25.000, dans l'Hexagone - sont au livre dématérialisé ce que furent celles des disquaires lors de l'avènement de la musique en ligne ou aujourd'hui celles des salles obscures à l'égard du cinéma à la demande.

Et cette sixième industrie culturelle française - avec près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, dont 2,6 milliards pour les seuls éditeurs en chiffre d'affaires réalisé en France, le livre est la sixième industrie culturelle, derrière les arts graphiques et plastiques, la télévision, la presse, la musique et le spectacle vivant, mais devant le jeu vidéo, le cinéma et la radio, d'après le panorama EY - vient à peine de faire ses premiers pas dans le monde numérique que déjà les plateformes donnant un accès «illimité» par abonnement à des bibliothèques de livres numériques - moyennant de 4,99 euros à 9,99 euros par mois - commencent à bousculer un peu plus la lecture et les maisons d'édition, tout en donnant un coup de vieux à la réglementation française.

Les plates-formes françaises Youboox, Youscribe, Izneo, ePoints ou encore Publie. net n'ont pas attendu le lancement par Amazon, en décembre dernier, de Kindle Unlimited, pour proposer des livres électroniques (e-books) par abonnement et visualisables immédiatement (en streaming), sur le modèle des Spotify, Deezer ou Qobuz dans la musique, et des Netflix, CanalPlay ou Videofutur dans le cinéma.

La lecture numérique sous surveillance commerciale

Le forfait est le plus gros défi qu'ait à relever aujourd'hui l'édition française depuis près de trente-cinq ans, depuis que la «loi Lang» du 10 août 1981 a donné le pouvoir aux seuls éditeurs de fixer le prix «unique» des livres imprimés - pouvoir de régulation qui fut étendu en 2011 aux livres numériques. Or selon la médiatrice du livre, Laurence Engel, qui a rendu un rapport le 19 février à la ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin, « les offres d'abonnement dont le prix n'est pas fixé par l'éditeur contreviennent aux dispositions législatives». Le premier visé est Amazon, l'avis ayant été demandé par la ministre en décembre, juste après le lancement en France de Kindle Unlimited. C'est à se demander si Amazon avec ses e-books n'est pas... le bouc émissaire du gouvernement français, lequel, jusque là, n'avait pas jugé bon de se poser la question de la légalité des offres d'abonnement françaises pourtant lancées bien avant.

Un écrivain français à succès et aux 30 millions de livres vendus dans le monde - Marc Levy - illustre bien l'esprit de défiance de la France vis-à-vis de la révolution numérique de Gutenberg.

« C'est peut-être parce que j'ai travaillé pendant très longtemps dans la Silicon Valley aux premières heures de l'informatique que j'ai entrevu plus facilement l'avenir du numérique et son rapport avec le papier. Et eu le pressentiment que le papier pouvait être mis en danger», a déclaré l'auteur du livre à succès Et si c'était vrai..., dont ce fut le premier roman publié, en 2000.

Toujours édité aux éditions Robert Laffont, filiale du groupe Editis, deuxième plus grand éditeur de France derrière Hachette, il intervenait ainsi le 9 octobre dernier lors d'un colloque organisé par «Culture Papier», une organisation de lobbying des industriels du papier, dont il est président d'honneur... Et le romancier s'en est pris au livre numérique:

« Chaque fois que nous lisons un livre sur une liseuse numérique, notre lecture est espionnée par les sites de commercialisation de livres électroniques. Sans verser dans John le Carré ou Orwell, la vitesse à laquelle nous lisons, le chapitre sur lequel nous nous sommes arrêtés, les mots que nous avons soulignés ou recherchés, sont autant d'informations collectées sur chaque liseuse et renvoyées aux éditeurs.»

Et l'informaticien devenu l'un des écrivains français dont les livres sont les plus vendus dans le monde de conclure :

« C'est au législateur, après nous avoir mis en garde contre toutes sortes de maux, qu'il revient de créer un cadre juridique sur la surveillance commerciale de nos lectures numériques.»

Un petit chiffre d'affaires de 135 millions d'euros

Quoi qu'il en soit, l'e-book reste encore marginal en France, malgré une croissance à deux chiffres : d'après les premières estimations du Syndicat national de l'édition (SNE), les ventes de livres numériques peinent à franchir en 2014 le seuil des 5% du chiffre d'affaires de l'édition, pour se situer autour de 135 millions d'euros (et encore, les livres professionnels représentent environ la moitié des ventes dématérialisées). Alors qu'aux États-Unis, les e-books pèsent déjà 27% du marché du livre, et 15% en Angleterre. En France, il faut ajouter les revenus des abonnements professionnels en ligne (ouvrages juridiques, médicaux, scientifiques...) pour atteindre, toujours pour l'an dernier, un total de l'ordre de 400 millions d'euros.

Mais si l'on s'en tient à la littérature, l'institut d'études GfK n'enregistre que 63,8 millions d'euros de ventes de livres numériques en France en 2014 - un montant inférieur aux prévisions, malgré un nombre d'acheteurs d'e-books estimé à 1 million. Quant aux liseuses à encre électronique et écran non réfléchissant (pour un confort de longue lecture et une concentration équivalente à celle offerte par le papier), elles vont dépasser pour la première fois cette année en France 1 million d'unités, soit un taux de 3,5 % de pénétration des 28 millions de foyers français équipés. Et les livres électroniques peuvent aussi se lire sur des tablettes (dans 35 % des foyers) ou sur des smartphones (49 %).

Selon un sondage Ifop d'octobre 2014, avec le Groupement pour le développement de la lecture numérique (GLN), pour l'Hadopi, 11 % des Français - soit un sur dix - se déclarent lecteurs de livres électroniques. Pourtant, le numérique ne compense pas le recul des ventes de livres imprimés, et n'est pas encore perçu comme un relais de croissance pour les éditeurs dont le chiffre d'affaires global baisse depuis 2008 (de l'ordre de - 2 % l'an dernier, encore) et le nombre de lecteurs s'érode depuis les années 1990 (alors que paradoxalement, la publication de livres augmente).

Des e-books plus chers qu'en édition de poche

Si la demande est là, le faible essor du marché français du livre numérique est aussi à aller chercher du côté de l'offre qui apparaît insuffisante : en 2013, 200.000 livres numériques ont été publiés par les éditeurs français, dont 100.000 proposés aux bibliothèques à travers différents modèles de prêt. Autre frein au décollage de la e-lecture : le prix trop élevé des livres numériques. Leurs nouveautés sont proposées au-delà du seuil psychologique des dix euros, la moyenne étant d'un peu plus de 7 euros. C'est plus cher que les livres de poche (6 à 7 euros), voire prohibitif par rapport aux nouvelles offres d'abonnement illimité, à environ 7 euros par mois. D'après le baromètre annuel sur les usages du livre numérique (Sofia/SNE/SGDL), les lecteurs déclarent qu'ils achèteraient plus d'e-books s'ils étaient moins chers. D'autant plus que les e-books font faire des économies aux éditeurs car ils ne nécessitent pas d'impression, de stockage et de distribution, ces trois postes de dépenses représentant 15 % à 20 % du coût du livre.

Amazon, qui s'apprête à lancer en France sa propre maison d'édition (Amazon Publishing France), plaide dans le sens d'une baisse des prix des livres numériques. Or la loi française donne aux éditeurs le pouvoir de fixer seuls les prix de leurs livres (imprimés et numériques) et interdit de faire des réductions de plus de 5 % sur ce prix «unique» initialement fixé. Même aux États-Unis, le géant du e-commerce a été en conflit avec la filiale américaine de Hachette, laquelle voulait garder le contrôle sur les prix de ses e-books (de 12,99 à 19,99 dollars, contre un maximum de 9,99 dollars voulu par Amazon). Après un bras de fer, les deux groupes ont finalement enterré la hache de guerre le 13 novembre dernier sur un compromis.

Les formats propriétaires interdisent la copie privée

En France, où le taux de TVA des livres numériques est aligné sur celui réduit du livre papier (5,5 %), les velléités de baisse de prix des e-books pourraient être contrariées par la décision que la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu le 5 mars dernier : à savoir que la France doit revenir aux 20 % de TVA pour les e-books (lire l'encadré, page 5).

Autre obstacle pour l'essor du marché dématérialisé du livre en France : le problème de l'interopérabilité.

« Sont notamment mis en cause, outre l'existence de formats propriétaire non interopérables qui empêchent de circuler aisément d'un terminal ou d'un environnement à un autre, l'existence de modes de protection qui exigent du lecteur (...) qu'il demeure dans un système totalement fermé. Les mécanismes de protection de type DRM [système de gestion de droit d'auteur, ndlr] (...) empêchent certains usages qu'affectionnent les lecteurs, comme la possibilité de prêter des ouvrages au sein du cercle familial ou amical», a fait remarquer la médiatrice du livre dans son avis de février.

Les formats propriétaire AZW du Kindle d'Amazon, iOS d'Apple ou encore Android de Google, lorsque ce n'est pas le streaming des nouvelles offres d'abonnement, empêchent notamment les e-lecteurs d'exercer leur droit de copie privée (la possibilité de dupliquer et de partager en famille ou entre amis).

« L'interopérabilité des formats est parfois un casse-tête pour les utilisateurs de services en ligne que nous sommes tous. Elle doit être un objectif pour l'Europe, afin d'échapper aux mondes clos dans lesquels aimeraient nous enfermer les géants du numérique», a aussi dénoncé Fleur Pellerin, le 12 janvier.

Les éditeurs et le SNE militent pour le déverrouillage des livres numériques et de leurs liseuses, en favorisant l'adoption du format ePub, un standard ouvert et interopérable.

Si rien n'est fait pour développer une offre légale suffisante d'e-books, y compris par abonnement, avec des prix attractifs et une garantie d'interopérabilité, les e-lecteurs pourraient - si cela n'est pas déjà fait - s'engouffrer dans la brèche du piratage en ligne : selon l'étude Hadopi/GLN déjà citée, 34% des lecteurs déclarent se procurer leurs livres numériques de façon illicite. Les erreurs de la musique et du cinéma vis-à-vis du numérique à ses débuts n'auraient alors pas servi de leçon au secteur du livre.

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