Deux ans et demi de retard, peut-être trois. C'est trop pour Tim Clark, président d'Emirates, qui n'en finit plus d'attendre ses Boeing 777X empêtrés dans des problèmes de certification. Client de lancement, la compagnie dubaïote devait recevoir initialement son premier appareil en 2020, puis en juin 2021 et ce ne sera finalement pas avant fin 2023. Des retards à répétition durs à accepter lorsque l'on a 115 appareils en commande depuis sept ans, soit près du tiers des ventes du long-courrier, version remotorisée du best-seller 777.
Plus que les retards, c'est l'incertitude qui agace au plus au point Tim Clark. Le patron emblématique d'Emirates l'a fait savoir le 5 octobre, lors de l'assemblée générale de l'Association internationale du transport aérien (IATA) à Boston : « La capacité des constructeurs à livrer leurs avions dans les délais annoncés à la signature du contrat est clairement un problème. Nous devons avoir une autre discussion assez importante sur la probabilité d'avoir ces livraisons dans les délais annoncés. Nous avons tout planifié méticuleusement dans nos prévisions, nous avons donc besoin de savoir quand ces avions vont arriver. »
Boeing dans le collimateur
Avec cette sortie, Tim Clark a visé explicitement Boeing, estimant par ailleurs avoir de bonnes indications sur le fait qu'Airbus tienne son calendrier pour la livraison de ses 50 A350, prévue à partir de mai 2023.
« Les choses sont plus compliquées du côté de Boeing pour les raisons que nous connaissons sur l'incapacité de Boeing à dire quand cet avion sera livré. J'ai besoin de savoir précisément de quoi ils parlent en termes de livraisons », a-t-il ainsi déclaré.
Pour appuyer son propos, le président d'Emirates fait un parallèle avec son activité de transporteur aérien. Il détaille : « Nous sommes tenus par des relations B2C (business to consumer, Ndlr). C'est-à-dire que nous traitons principalement avec nos clients et qu'ils sont extrêmement exigeants. Encore plus maintenant qu'ils ne l'ont jamais été auparavant, parce qu'ils peuvent aller sur les réseaux sociaux et nous rendre la vie difficile. Nous avons des obligations : si nous disons à nos clients qu'il y a un vol tous les matins à 8h entre Londres et Paris, ils s'attendent à décoller à 8h. Nous ne leur disons jamais que nous allons les emmener à destination à la fin de cette année ou peut-être l'année prochaine, mais que nous ne sommes pas sûr d'avoir un avion. »
« Nous travaillons avec précision. J'ai quelques difficultés avec les autres personnes qui ne peuvent pas intégrer cela parce que c'est une relation B-to-B. La triangulation fait maintenant partie de la vie au XXIe siècle : B-to-B, B-to-C et C-to-B, parce que les clients nous dépassent pour toucher également les constructeurs. »
Fin connaisseur du transport aérien, Tim Clark rappelle l'importance des investissements nécessaires pour un client de lancement avant de prendre le premier exemplaire d'un nouvel avion : un approvisionnement initial de pièces de rechange très conséquent, des moteurs de rechange, des simulateurs... : « Nous ne pouvons pas nous permettre de mettre 60, 80, 100 millions de dollars en ne sachant pas quand cet avion arrivera. Ce n'est tout simplement pas suffisant de dire ce qu'il va arriver, peut-être à la fin de cette année ou au début de l'année prochaine ».
Vers de nouvelles annulations de commandes ?
Pour le patron d'Emirates, les constructeurs ne peuvent plus aujourd'hui s'en contenter, tout en demandant aux compagnies d'effectuer les paiements pré-livraisons. Celui-ci a d'ailleurs déjà montré sa détermination en 2019 en plein salon aéronautique de Dubaï : déjà agacé par les retards, Emirates avait alors fait jouer des droits de substitution pour remplacer une trentaine de ses 777X par des 787 plus petits. La commande de la compagnie a ainsi été ramenée de 150 appareils fermes et 50 options à 115 avions fermes et 61 options.
Tim Clark n'exclut pas de réitérer l'opération si les retards se poursuivent. D'autant qu'il a exprimé des doutes sur l'avenir même de la version courte de l'appareil, le B777-8 : « J'ai juste besoin de savoir quand ils vont arriver et ce qu'il se passe. Je ne sais même pas si le 777-8 va être construit. » D'ailleurs, Emirates ne communique plus la répartition de ses commandes entre les deux appareils. Pour rappel, le programme B777X comporte deux versions, le 777-8 d'une capacité de 350 sièges en configuration triclasses capable d'effectuer des vols très long courriers (jusqu'à 9.400 miles nautiques) et le 777-9, d'une capacité de plus de 400 sièges mais avec un rayon d'action inférieur (8.000 nautiques, 14.800 kilomètres). C'est ce dernier que Boeing a prévu de lancer en premier.
Boeing doit retrouver ses valeurs historiques
Interrogé sur les problèmes de qualité rencontrés actuellement par Boeing, Tim Clark a estimé que le constructeur a « besoin de se repenser complètement [...] sur la façon dont ils font leur travail et sur ce que sont leurs objectifs afin de faire des produits souhaités par les compagnies dans les temps, le budget et les livrer avec une disponibilité de 99,5 % pour les quatre ou cinq premières années d'opérations. Il ne doit pas y avoir de jeu sur ces exigences basiques. »
Si ces standards sont respectés, Tim Clark estime que Boeing a toutes les cartes en main, qu'il construira les bons avions et qu'il n'aura aucun souci à se faire pour sa trésorerie, sa rentabilité ou les dividendes de ses actionnaires. Il a ainsi exhorté le constructeur à s'inspirer de ce qu'il faisait très bien dans le passé.
Dans le cas contraire, le président d'Emirates s'est montré clair en ce qui concerne le 777X : « il est absolument clair que nous n'accepterons ou tolèrerons aucun problème de contrôle de qualité pour un avion arrivant sur le marché. Si le 777-9 arrive et que nous avons des problèmes avec lui, nous le renverrons à Seattle et je me fiche de ce qu'il se passera. Nous ne voulons pas de cela et ils doivent le comprendre. »
Le dernier A380 en approche
A l'inverse, Tim Clark reste enthousiaste en parlant de l'A380, qui a permis à Emirates de de franchir un pas décisif dans son développement il y a 15 ans. Principal client de l'appareil, et de loin, la compagnie doit recevoir ses trois derniers exemplaires avant la fin de l'année : deux appareils arriveront le mois prochain, tandis que la date d'arrivée de son 121e et tout dernier A380 reste à déterminer. Tim Clark évoque le mois de décembre, mais un événement pourrait avoir lieu à cet effet lors du salon de Dubaï mi-novembre.
Le patron d'Emirates affirme que le super jumbo va continuer à être bien utilisé jusque dans les années 2030. Il faut dire qu'à l'heure actuelle, la compagnie dubaïote ne peut pas se passer de la capacité offerte par le géant des airs et ses 500 à 600 sièges (selon les configurations) pour desservir certaines destinations où les créneaux sont des denrées rares, comme Londres-Heathrow. Tim Clark ne croit d'ailleurs pas à la fin des « superhubs » et estime qu'il y a toujours une place pour les A380 et pas seulement pour des A350, des 787 et des A321XLR.
Après l'arrivée des trois derniers appareils, Emirates comptera 116 A380 en flotte, cinq appareils ayant été sortis du service. D'autres pourraient suivre. Interrogé sur la possibilité de voir des acteurs se pencher sur ces A380 de seconde main, Tim Clark s'est montré pessimiste : « Malheureusement, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de gens assez courageux pour le faire. La plupart d'entre eux seront cloués au sol, puis probablement démantelés. »
Effets immédiats à la levée des restrictions
Après avoir fait part assez largement de son agacement contre Boeing ou de son amour de l'A380, Tim Clark a également pris le temps d'évoquer le marché du transport aérien. Le patron de la compagnie dubaïote s'est réjoui de retour exponentiel de la demande au fur et à mesure de la levée des restrictions sanitaires par les Etats, avec une envolée majeure avec les annonces de réouverture du Royaume-Uni et des Etats-Unis, pour lui comme pour les autres opérateurs.
« L'ambiance est à l'optimisme, un optimisme prudent, sur la façon dont les choses vont bouger. »
Alors que le premier semestre vient de s'achever le 30 septembre, Tim Clark a partagé ses impressions sur les résultats qui seront communiqués ultérieurement : « Nous avons réduit les pertes par rapport à l'an dernier dans une proportion significative, ce qui était herculéen. Mais nous allons rester en négatif. Vous ne pouvez pas opérer une compagnie avec 100 A380 cloués au sol, même si nous nous sommes certainement améliorés. » Lors de l'exercice 2020-2021, achevé en mars dernier, le groupe Emirates avait perdu 6 milliards de dollars contre un bénéfice de près de 500 millions l'année précédente.
Le patron d'Emirates estime que la situation va continuer à s'embellir au second semestre avec la reprise de la demande : « Nous attendons des améliorations bien plus importantes qu'au premier semestre ».
Le retour à la profitabilité devra attendre encore un peu. Celui-ci est espéré au cours de l'exercice 2022-2023 qui débutera en avril prochain, avec des résultats « modérés ». Cela devrait permettre à Emirates de se redéployer progressivement à travers le monde : « Nous allons progresser au cours du second semestre de 2022, jusqu'en 2023, pour redonner à notre réseau sa splendeur habituelle. Par la suite, nous allons procéder à tous les remplacements, renouvellements et extensions de la flotte pour essayer de retourner vers un réseau plus large. »
La prudence reste de mise
Cela n'empêche pas Tim Clark de rester prudent : « L'industrie est en tension sur sa trésorerie, avec d'importants niveaux de dette. Elle doit retrouver une trésorerie positive et retrouver des profits. Il y aura alors plus d'enthousiasme pour commencer à se projeter. » Il craint d'ailleurs que la situation financière nuise fortement à l'innovation dans la conception et l'adoption de nouveaux produits.
« Peu importe ce que certains diront, nous devons traverser cette période. C'est la chose la plus importante pour le moment. Il y aura une aversion au risque dans le secteur aérien pour les années à venir et pas seulement sur les produits. »
Outre les restrictions sanitaires disparates imposées par les Etats, largement évoquées par tous les membres de l'IATA, le président d'Emirates mentionne un phénomène plus discret qui pourrait freiner la reprise : le manque de personnels qualifiés après les coupes franches réalisées dans les effectifs par la plupart des acteurs du transport aérien. « Le plus gros problème que tout le monde affronte actuellement est la capacité à faire revenir les gens au travail. »
Il cite en particulier le cas des personnels en aéroport, travaillant dans les aéroports eux-mêmes ou pour l'assistance en escale : « nous avons perdu ces personnes, ils sont partis ailleurs. Il faut donc reformer des gens à partir de zéro. [...] Ils ont besoin d'être très minutieusement formés et contrôlés. Ce sont des gens très expérimentés qui ont disparu. »
Des millions de millions de dollars à assumer
Tim Clark a également partagé sa vision des choses quant aux engagements climatiques adoptés par l'IATA le 4 octobre, à savoir atteindre zéro émission nette d'ici 2050. S'il a salué un objectif très ambitieux et très exigeant, le patron d'Emirates s'est voulu très pragmatique sur la question. Sans remettre en cause la pertinence ou la vraisemblance d'un tel engagement, il a insisté sur la nécessite de faire comprendre l'ampleur des efforts nécessaires pour y arriver et des coûts que cela allait engendrer.
« Une des choses qui est apparue pendant cette assemblée générale est l'incapacité à faire passer le message correctement. Si vous dîtes aux consommateurs, et pas seulement dans le transport aérien, que vous allez décarboner l'économie mondiale, les coûts nécessaires sur 10, 15 ou 20 ans vont atteindre des millions de millions de dollars. [...] Il ne s'agit donc pas seulement de transport aérien, mais de l'ensemble de l'économie mondiale. Elle va être soumise à une pression sur les coûts en raison des exigences environnementales. Et c'est quelque chose qui doit être compris par les consommateurs, la population, le monde entier. Qui va payer pour cela ? »
« Quand vous voyez Guillaume Faury parler de l'avion propulsé à l'hydrogène, ce qu'il ne dit pas c'est le coût nécessaire pour faire cela. Et pas seulement pour le développement de ces avions particuliers, qui vont emporter de l'hydrogène liquide à -273°C avec une taille de réservoir quatre fois plus importante car son efficacité thermique n'est pas aussi bonne qu'un carburant fossile, mais aussi pour avoir un fournisseur en aéroport et les infrastructures », a-t-il ensuite renchéri tout en affirmant que le problème des émissions ne pouvait être adressé que par l'innovation technologique.
Il juge d'ailleurs déficiente l'ensemble de la communication du transport aérien sur les sujets environnementaux : « J'ai été très intéressé de voir hier, lors d'une présentation que 53% des personnes interrogées lors d'une enquête aux Etats-Unis pensent que la communauté aérienne est responsable de 40% des émissions de gaz à effet de serre. Nous avons donc un gros problème. »
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