En octobre 2016, quand la première brique de lait de C'est Qui Le Patron?! est arrivée dans les supermarchés, le succès a été aussi massif que la surprise. En une année, 33 millions de litres de lait ont été vendus: bien au-delà des ambitions des co-lanceurs de l'initiative, Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier, qui en visaient à peine 5 millions.
Quatre ans plus tard, la "marque des consommateurs" qui, via des consultations de citoyens, élabore ses cahiers des charges et le "juste prix" ainsi payé aux producteurs, peut s'enorgueillir d'avoir séduit 16 millions d'acheteurs, avec plus d'une vingtaine de produits dans les rayons, de la baguette au poulet en passant par les oeufs et les sardines. À une époque où les citoyens demandent de plus en plus des comptes sur ce qu'ils mangent et sur comment est dépensé leur argent, son modèle participatif est aussi de plus en plus imité, en France comme à l'international.
Une dizaine d'initiatives cautionnées à l'étranger
Depuis le lancement de la marque dans l'Hexagone, C'est Qui Le Patron?! (CQLP) a ainsi été sollicitée de toutes parts par des acteurs souhaitant développer le concept à l'étranger, témoigne Nicolas Chabanne. Une nouvelle surprise pour lui et pour son équipe, après celle représentée par le succès français:
"C'était inattendu car nous n'étions pas préparés pour un développement ailleurs qu'en France", explique-t-il.
Le constat du caractère citoyen de ces demandes, ainsi que la conscience qu"élargir la famille des consommateurs français"ne pouvait qu'en renforcer le pouvoir, a convaincu la Société des consommateurs de CQLP, qui en réunit 10.000, d'y répondre. Un cadre juridique a été conçu, garantissant les valeurs de transparence et de participation citoyenne de la marque: seul son respect permet d'utiliser, sous licence, un logo commun. CQLP s'est également réservé un pourcentage des ventes à l'étranger, destiné à soutenir le développement du réseau, et notamment à aider financièrement les toutes nouvelles initiatives dans leurs premières démarches.
Pour le reste, "l'expression des attentes des consommateurs de chaque pays est respectée: il n'y a pas de recette française", assure Nicolas Chabanne.
Les consommateurs de chaque pays choisissent ainsi les premiers produits à mettre en rayons et leurs cahiers des charges. Une dizaine de formules locales ont déjà vu le jour, de l'Espagne à la Grèce, en passant par le Royaume-uni, la Belgique, les Pays-Bas, l'Italie, le Maroc, alors qu'une quinzaine d'autres sont en cours de construction. Et, comme en France, le succès semble partout au rendez-vous. En Allemagne, 9.000 personnes ont ainsi participé à la construction du cahier des charges du premier produit, un carton de lait, qui ensuite a disparu des rayons en une semaine. En Italie, le premier stock de pâtes a été épuisé en 15 jours...
Un modèle qui inspire les startups "à impact positif"
Le phénomène d'émulation s'étend toutefois bien au-delà de cette zone de contrôle de CQLP. Attirées par son succès, d'autres entreprises de toutes tailles tentent aussi d'imiter son modèle.
"Dans le lait, nous avons décompté environ 25 démarches similaires. Et depuis le lancement de notre brique, tout le rayon a évolué, notamment -et mécaniquement- le prix", affirme Nicolas Chabanne.
Un nombre croissant de startups qui se positionnent sur le créneau de l'impact positif s'inspirent aussi de CQLP, en intégrant sous des formes diverses le point de vue du consommateur. C'est par exemple le cas de l'épicerie équitable La Tribu, ou de la plateforme de vente de produits bio La Fourche.
Ainsi, La Tribu mise depuis 2018 sur le modèle coopératif pour construire une "marque idéale et juste", avec un impact positif "de la graine à l'assiette", explique son fondateur Thibault Lanéry. Les consommateurs ont été consultés au démarrage de l'initiative pour la construction des cahiers des charges des futurs produits. Résultat: tous (café, quinoa, graines de chia) sont issus de l'agriculture bio et du commerce équitable, transformés par des TPE françaises et conditionnés par une structure employant des personnes en situation de handicap, souligne Thibault Lanéry. Les consommateurs sont également incités à souscrire des abonnements afin de garantir à La Tribu davantage de visibilité sur les volumes, et sollicités pour financer l'entreprise: plus de 100.000 euros viennent d'être levés sur We Do Good.
La Fourche, qui s'appuyait déjà sur une formule d'abonnement afin de permettre à sa communauté d'accéder à des "tarifs imbattables", vient aussi d'adopter le modèle de la co-construction des cahiers des charges à l'occasion du lancement de sa marque distributeur. Pour chaque option, le site indique l'impact non seulement sur le prix, mais aussi sur le score carbone (calculé à partir des bases de données de l'Ademe). Le premier produit, l'huile d'olive, a été choisi par 3.000 votants (sur 20.000 abonnés), et un nouveau questionnaire est mis en ligne toutes les semaines.
Les deux entreprises admettent s'être inspirées de CQLP, dont la démarche résonne avec la racine de leur engagement, disent-elles. "CQLP a montré que si la volonté de changer de modèle est véritablement là, les consommateurs répondent présents", souligne Thibault Lanéry, que le lancement de CQPL a d'ailleurs motivé à quitter son ancien emploi dans la grande distribution. Lucas Lefebvre, co-fondateur de La Fourche, assume aussi le "parallèle évident" entre la récente démarche de la plateforme et le "précédent temporel" de CQLP. Une émulation facilitée, souligne-t-il, par la culture web, empreinte depuis deux décades de l'idée du "retour utilisateur", sollicité afin que le produit réponde à ses besoins.
"L'idée que les consommateurs changent le monde grâce à leur porte-feuille, et que, pour qu'il ait un impact, ce mouvement doit être massif, fonde d'ailleurs notre engagement", ajoute-t-il.
Une limite: la transparence
Inspiré par la volonté de fédérer et d'essaimer afin d'améliorer la condition des producteurs, CQLP voit positivement ce phénomène d'émulation.
"Il est merveilleux car l'équité ne peut que s'additionner à l'équité: il n'y a pas de concurrence dans ce domaine", explique Nicolas Chabanne, qui rappelle que l'objectif de la marque des consommateurs est de "vendre des valeurs, non pas des produits".
Être imité est ainsi une source de "grande fierté, puisque cela aide beaucoup les producteurs", ajoute-t-il.
L'initiateur du mouvement met toutefois en garde face à une limite: la confusion parfois créée par des démarches inspirées seulement par des objectifs de marketing, puisque "la transparence doit être gardée afin que les producteurs puissent être aidés durablement".
CQLP s'est d'ailleurs prononcé collectivement sur la nécessité de maintenir les consommateurs au centre de toutes les démarches qu'il cautionne: en amont, via leur consultation, et en aval, en leur confiant des contrôles périodiques de qualité, souligne Nicolas Chabanne. Car, s'ils ne restent pas à l'origine du dispositif, le risque est bien que la concurrence sur les prix reprenne le dessus, y compris dans le commerce équitable: aux frais, finalement, des producteurs, rappelle-t-il. D'où une mise en garde des marques:
"Pendant une période de crise comme celle actuelle, pour les citoyens c'est encore plus important de savoir où va leur argent. Ils ont encore plus envie qu'avant de découvrir ce qu'il se passe dans les coulisses de la consommation, et comment se repartit la valeur."
Nicolas Chabanne et la Société des consommateurs en sont en effet convaincus: c'est seulement en répondant à cette exigence de transparence que CQLP, comme les marques qui s'en inspirent, pourront assurer durablement leur succès.
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