"Le secret bancaire suisse va rapidement disparaître"

L'ancien procureur général de Genève, qui a lutté contre le blanchiment d'argent, juge les systèmes judiciaires en Europe.

La Tribune - Votre livre ("La justice, les affaires, la corruption", aux éditions Fayard) sort au moment où, en France, le président de la république a annoncé vouloir réformer l'instruction, en supprimant le juge d'instruction, pour le remplacer par le juge de l'instruction ?

Bernard Bertossa : En Europe, où nous avons tous les systèmes judicaires, le juge d'instruction tend à disparaître. Mais même sans juge d'instruction, les systèmes peuvent se révéler plus ou moins indépendants du pouvoir: en Italie, où les procureurs sont désignés par un conseil de la magistrature vraiment indépendant, ils parviennent à sortir de grosses affaires de délinquance financière. Tandis qu'en Allemagne, où leur statut relève plus du fonctionnaire que de celui de magistrat, ils se montrent toujours très timides dès qu'ils doivent traiter d'enquêtes pouvant avoir une connotation politique délicate. En fait, l'indépendance de la justice pénale ne dépend pas tant de l'existence d'un juge d'instruction que de l'indépendance de l'autorité de poursuite pénale par rapport à l'exécutif. En France, les procureurs doivent leur nomination et leur avancement à des décisions qui, en dernier ressort, relèvent du gouvernement, et les enquêtes ne sont ouvertes que si le parquet le décide. Ainsi, c'est bien l'indépendance du parquet qui est décisive : en France, si les procureurs décident de mettre un terme aux poursuites pénales, ils peuvent assurer l'impunité des criminels, sachant que les victimes de blanchiment ou de corruption saisissent rarement la justice.

- Vous estimez donc que la justice française n'est pas indépendante ?

- Qu'un Garde des sceaux ne craigne pas d'exprimer publiquement un avis sur un jugement, comme ce fut encore récemment le cas (Rachida Dati sur l'annulation d'un mariage, ndlr) montre en effet qu'en France, il n'y a pas de réelle séparation des pouvoirs.

- Nicolas Sarkozy souhaite également dépénaliser le droit des affaires. Qu'en pensez-vous ?

- La dépénalisation du droit des affaires me paraît dangereuse en ce qu'elle accrédite l'idée que l'on ne peut faire des affaires proprement, et que les délits financiers faisant partie de la vie des affaires, ils sont moins graves que les autres. Cette conception ne peut qu'ouvrir la voie à la multiplication des pratiques indélicates dans les affaires. En matière financière, la France revient quelques décennies en arrière. Il est clair que Nicolas Sarkozy partage avec Silvio Berlusconi la volonté politique de contrôler l'activité du parquet, même s'il avance moins ouvertement que son homologue italien. L'équilibre des pouvoirs est une chose fragile, et toute tentative de mettre au pas le pouvoir judiciaire, met à mal cet équilibre.


- Plusieurs dirigeants d'UBS sont poursuivis par la justice américaine pour avoir aidé des milliers de contribuables américains à dissimuler plusieurs milliards de dollars au fisc. Quelle réflexion vous inspire ce scandale ?

- Sans me prononcer sur la culpabilité des cadres d'UBS, cette affaire pose évidemment le problème des banques suisses comme auxiliaire de l'évasion fiscale. La confédération helvète ne la considère pas comme une infraction, et n'est pas tenue de fournir à un pays étranger des informations relatives à une évasion fiscale. Le refus de collaborer est donc fondé en droit, même s'il est inadmissible d'un point de vue éthique. Mais si la Suisse a pu préserver son secret bancaire pour les affaires fiscales dans l'accord signé avec l'Union européenne sur la taxation de l'épargne, c'est parce que trois Etat européens, à savoir le Luxembourg, l'Autriche et la Belgique voulaient eux aussi conserver la possibilité d'opposer le secret bancaire aux demandes fiscales. L'Europe n'a donc pas voulu exiger de la Suisse la levée du secret bancaire, alors que les Etats-Unis l'ont exigée et obtenue. Avec les Etats-Unis, les banques suisses se sont en effet engagés dans un programme beaucoup plus contraignant intitulé Qualified Intermediary (QI) les obligeant à signaler aux autorités américaines les comptes ouverts chez elles par des citoyens américains. Le respect de cette obligation est contraignant comme le montre l'affaire UBS : la banque suisse risque bel et bien aujourd'hui de perdre sa licence aux Etats-Unis.

- A votre avis, cette affaire UBS, en particulier la transmission au fisc américain du nom de 19.000 noms de détenteurs de comptes, aura-t-elle un impact sur la Suisse ?

- Oui, de plus en plus la Suisse se trouve sous pression pour abandonner son secret bancaire. Non pas celui qui protège la sphère privée des particuliers et entreprises, et qui est pratiqué dans tous les pays. Mais le secret bancaire opposé aux autorités fiscales des pays étrangers va disparaître rapidement, car la pression des grands Etats qui souffrent de plus en plus de l'évasion fiscale à grande échelle va se faire plus forte.

- Quel rôle ont joué, selon vous, les paradis fiscaux dans la crise financière ?

- Ces Etats qui permettent à des investisseurs de se camoufler par l'utilisation de sociétés-écrans, fondation, trust, "special purpose vehicles", etc. ont certainement joué le même rôle de facilitateur que dans les affaires criminelles. Mais ils ne sont pas à l'origine de la crise.

- Peut-on les faire disparaître ?

- S'il y avait réellement la volonté politique partagée de le faire, il suffirait que les Etats refusent de reconnaître ces entités. Dès lors, les paradis fiscaux disparaîtraient d'eux-mêmes, car plus personne ne pourrait faire de transactions valables juridiquement avec les entités qu'ils abritent.C'est une quetsion de rapport de force. A travers le programme QI, la Suisse a concédé aux Etats-Unis un droit de regard sur ses banques très supérieurs à celle qu'elle a cédé à l'union européenne dans le cadre de la directive sur l'épargne. Il suffirait que l'Union européenne affiche une volonté politique claire pour ébranler le secret bancaire suisse. Le problème, c'est que plusieurs pays membres de l'UE, comme l'Autriche, le Luxembourg ou encore la Belgique, refusent l'échange d'informations fiscales. Techniquement, il n'y a aucun problème. Il suffirait de ne plus reconnaître juridiquement l'existence de ces «masques», ces paravents techniques créés pour cacher l'identité des investisseurs. C'est juste une question de volonté politique. Au début du siècle, le Groupe d'action financière international (Gafi) a bloqué les transactions financières avec Nauru parce que le pays refusait de coopérer sérieusement en matière de lutte contre le blanchiment. Si la volonté politique est là, je ne crois pas que de petits pays, comme le Luxembourg ou l'Autriche, puissent y résister encore très longtemps. D'ailleurs, la Suisse n'a pu refuser aux Etats-Unis les avantages qu'elle a refusé à l'Europe...


- Que pensez vous de la proposition de loi déposée par Barack Obama avec deux autres sénateurs américains sur les paradis fiscaux ?

- C'est une très bonne initiative. Le principe en est simple. Il s'agit de renverser la charge de la preuve. Aujourd'hui, c'est à l'administration fiscale de démontrer qu'un citoyen américain fraude le fisc. Avec cette loi, toute personne physique ou morale faisant remonter des revenus de paradis fiscaux ou effectuant des transactions avec des entités domiciliées dans des paradis fiscaux devra justifier auprès du fisc l'origine des fonds ou la légitimité des transactions réalisées avec ces paradis fiscaux. Mais la non reconnaissance... me paraît techniquement plus simple à mettre en place.

- Après les scandales des fondations du Liechtenstein et d'UBS, les pays riches semblent vouloir mettre les paradis fiscaux au pas. Est-ce le début d'une nouvelle dynamique?

- Je l'espère. Mais lorsque j'entends le ministre des finances allemand s'en prendre exclusivement à la Suisse j'ai peur que l'on soit dans l'exercice alibi.

- Le Lichstentstein est-il un Etat voyou au c?ur de l'Europe ?

- Comme je l'explique dans mon livre, le Liechtenstein est une erreur de l'histoire. Les Allemands savent depuis longtemps que les établissements bancaires de la principauté accueillent le fruit de l'évasion et de la fraude fiscale de gros contribuables allemands. Mais cette fois ils ont obtenu des preuves. Dans des conditions malheureusement discutables. Le rachat par les services secrets de données volées à la banque LTG par l'un de ces anciens employés n'est pas très glorieux. L'Allemagne ferait mieux de ne pas reconnaître certaines entités légales liechtensteinoise dont la seule raison d'être est de dissimuler les véritables bénéficiaires. Une "Anstalt" ne pourrait pas ouvrir de compte dans une banque allemande, signer des contrats ou intervenir pour le compte d'un contribuable, ni avoir aucune activité commerciale. J'y reviens: si l'UE souhaitait vraiment que la Suisse, le Liechtenstein ou le Luxembourg cessent de prêter leur concours à la fraude ou à l'évasion fiscale, elle l'aurait fait depuis longtemps car elle dispose de tous les moyens pour cela.

- La Suisse est régulièrement pointée du doigt, mais que dire de la City de Londres ?

- En matière de criminalité financière, la justice suisse s'est fréquemment heurtée au manque de coopération de la justice britannique, qui fait ?uvre d'une grande duplicité entre ce qu'il dit et ce qu'il fait. Le scandale Abacha, du nom de l'ancien président dictateur nigérian mort en 1998 en fournit une excellente illustration. Le clan Abacha a détourné de 4 à 5 milliards de dollars. La méthode était d'une simplicité biblique. Le président donnait directement l'ordre à la banque centrale de transférer une partie de ses réserves de changes à l'étranger, en France, en Suisse mais également au Royaume-Uni. Le successeur d'Abasha, Olusegun Obasanjo, s'est efforcé de récupérer les fonds détournés. La Suisse a gelé les comptes litigieux et restitués des centaines de millions de dollars détournés. Une dizaine de personnes ont été poursuivis et condamnés pour blanchiment. Londres en revanche a laissé filé les fonds et n'a rien entrepris pour les récupérer tout en répétant qu'elle allait collaborer avec les autorités nigérianes. Tout se passe comme si, en vérité, il y avait une concurrence entre places financières pour capter les avoirs privés "off shore".

 - Et la France ?

- En France, plusieurs plaintes ont été déposées contre des chefs d'Etats africains pour recel de détournement de fonds publics. Une première plainte a été classée sans suite par le parquet alors qu'une enquête préliminaire avait révélé que les président du Gabon Omar Bongo et du Congo Brazzaville Denis Sassou Nguesso disposaient d'un patrimoine immobilier et mobilier extrêmement important en France évalué à 160 millions d'euros.

- Trouvez vous cela normal?

- Les chefs d'Etats en exercice bénéficient d'une immunité mais ce n'est pas le cas des personnes dans leur entourage. Lorsqu'une personne possède des biens d'une valeur sans relation avec ses revenus légitimes, les autorités de poursuite doivent évidemment chercher d'où proviennent les fonds ayant permis d'acquérir ces biens. S'il s'agissait de personnes ordinaires le parquet ne se serait posé aucune question mais comme il s'agit de chefs d'Etats en exercice proche de la France qui plus est, le parquet, qui dépend de la chancellerie, a préféré ne rien faire.

- Que vous inspire l'escroquerie Madoff ? Que nombre de rabatteurs se trouvent en Suisse vous a-t-il surpris ?

- Je pense que, finalement, il n'y a pas de grande différence entre la crise des subprimes et le scandale Madoff. L'escroc américain vendait des produits financiers qui n'existaient pas. La titrisation a permis de disséminer dans l'ensemble du système financier des créances qui ne valaient rien. Au bout du compte, quelle différence y a-t-il entre le vent de Madoff et les créances insolvables des "subprimes" ? En revanche, il ne me semble pas que les intermédiaires suisses aient joué un rôle clé, très différent des autres, dans cette affaire, si ce n'est que certains ont abusé de leur réputation de sérieux. Comme la Suisse reste une place financière importante, elle était évidemment présente dans cette affaire.

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Commentaires 5
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Xavier, Est-ce que nous avons ete en classe ensemble a Passy-Buzenval? Si c'est le cas, n'hesite pas a me contacter: [email protected] A+ Quentin

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Voilà un Monsieur qui dit la vérité ! En France il existe en fait 2 Lois différentes la Loi Française et la Loi Française spéciale des départements annexés en vigueur dans les départements limitrophes à la Suisse, Allemagne et Luxembourg. Si les Lois...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Les Etats-Unis devraient mieux contrôler leurs concitoyens, plutôt que d'attaquer les autres pays. Ils ne se gênent pas pour faire la morale aux autres alors qu'ils ne font rien pour garder "leurs fortunés". La justice américaine n'obtiendra rien du ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Monsieur Bernard Bertossa vous avez du courage , et de plus l'information que vous donnez est vérifiable . 160 millions d'euros rien qu'en Patrimoine immobilier , Omar Bongo a vraiment appauvri son Peuple en 42 ans de Dictature et de detournement. ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Il est l'or, monseigneur !! Cette semaine les française ont suivi le cours du Napoléon. L'or a franchi la barre symbolique des 1000 dollars l?once. L?or, cette valeur qui a marqué toute l?histoire économique jusqu?en 1971, lorsque fut mis un terme à...

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