La Tribune - La France est en stagnation, la zone euro en récession. Faut-il se résigner à vivre dans un monde occidental sans croissance forte ?
Jacques Attali - Si la définition de la crise est le chômage, il mettra du temps à redescendre. Pourtant, si on regarde bien les fondamentaux, tous les ingrédients de la croissance sont là. L'Occident dispose d'une épargne gigantesque, d'une main-d'?uvre qualifiée et de progrès techniques spectaculaires avec les nouvelles technologies de l'information, les nanotechnologies et les énergies d'avenir. Nous ne devrions donc pas connaître de crise. Si la croissance n'est pas là, cela vient avant tout d'une mauvaise gouvernance du monde. Nous manquons d'un État de droit mondial qui coordonne les grandes zones et corrige les déséquilibres. Nous avons construit une économie de marché mondiale, mais sans régulation mondiale. La théorie économique montre que cela ne peut aboutir qu'à un équilibre de sous-emploi des facteurs. Faute de gouvernance mondiale, ce que l'on voit, c'est la montée spectaculaire de l'économie criminelle, mafieuse. Nous assistons à une « somalisation » de la planète depuis trente ans, qui conduit à une morcellisation au profit des plus riches et au détriment des plus pauvres. On le voit partout. Aux États-Unis, il n'y a plus de système social uni. La Chine a le plus grand mal à tenir son unité nationale. On le voit enfin en Europe, qui risque l'implosion. L'Europe, au travers de la crise de sa monnaie, est devenue le laboratoire des maux qui frappent le monde et c'est pour cela que notre situation inquiète et intéresse tant.
Quand verra-t-on le bout du tunnel dans la crise de l'eurozone ?
L'Europe ne peut se maintenir comme un espace ouvert que si ses peuples créent un État de droit fédéral. Nous avons fait une partie du chemin avec la BCE, qui fait magnifiquement son travail depuis l'arrivée de Mario Draghi. Mais il faut maintenant réaliser de toute urgence l'union budgétaire et fiscale. Tant que ce ne sera pas le cas, il y aura un danger d'explosion. Une monnaie ne peut pas tenir dans la durée sans État : regardez l'URSS, ou l'ex-Yougoslavie. C'est donc pour l'Europe le moment de vérité. Ce que fait la BCE en tentant de réunifier les taux d'intérêt est un tournant majeur. Reste à savoir si les gouvernements seront aussi audacieux. Avec l'OMT, c'est-à-dire son programme de rachat de dettes illimité, la BCE donne du temps au politique. Mais celui-ci ne doit pas en profiter pour renoncer aux efforts. Tout signe d'un abandon du sérieux budgétaire par un pays serait immédiatement sanctionné. Il y a deux risques symétriques : la sortie de la Grèce, mais aussi celle de la Finlande.
La France est-elle en train de changer de modèle de croissance ?
Il lui faut trouver de nouveaux moteurs. Il y a deux atouts français : l'innovation et les services. Sur l'emploi, il y a une réforme urgente, celle de la formation professionnelle. Toute personne qui se forme exerce un métier. Au nom de quoi on n'est pas considéré comme chômeur quand on se soigne et on l'est lorsque l'on se forme ? Il faut sortir les gens du chômage en créant la sécurisation des parcours professionnels, que nous avions appelée le contrat d'évolution, dans la commission que j'ai présidé.
François Hollande est-il assez audacieux ?
Le rendez-vous est le budget 2013, qui dira ce qu'il en est de l'audace du gouvernement sur la réforme de l'État, les économies dans les dépenses et la réforme fiscale en faveur du risque et contre les rentes de toute sorte. Je pense que l'exécutif a bien pris la mesure de ce qu'il faut faire. Mais il doit prendre le temps de forger un consensus sur les réformes sociales car un pays qui se bloque est un pays qui n'avance plus. Il faut maintenir l'objectif de réduire le déficit à 3 % du PIB en 2013, car c'est un levier. Mais s'il faut in fine prendre un peu plus de temps parce que des dépenses nouvelles sont nécessaires et utiles, par exemple pour activer les politiques d'emploi, ce ne me semble pas un obstacle, si la réduction du déficit demeure inscrite dans la durée.
Quelle est votre influence auprès du nouveau pouvoir ?
Je m'exprime librement en raison de la commission bipartisane que j'ai présidée sur la libération de la croissance et dont nombre de rapporteurs ont irrigué les cabinets ministériels. Ce rapport reste d'une totale actualité dans l'ensemble de ses propositions non encore adoptées. Ce qui m'inquiète le plus, ce n'est pas la détermination de François Hollande à réformer le pays, mais l'influence trop grande des élus locaux qui peuvent freiner la baisse de la dépense publique avec d'autant plus de force que l'on approchera des élections locales de 2014. C'est pourquoi il faut agir maintenant. Ce qui se passe sur la Banque publique d'investissement est emblématique des résistances au changement. Si c'est pour rétablir 22 sociétés de développement régional (SDR), elle ne servira à rien.
PlaNet Finance organise au Havre le premier Forum de l'économie positive. Quelle en est l'ambition ?
Entre l'économie capitaliste pure et les ONG se développe un tiers secteur d'entreprises pour lesquelles le profit n'est pas tout. Les ONG ont besoin d'équilibrer leurs comptes et les entreprises se cherchent une âme. Le forum LH a l'ambition de réunir chaque année ces acteurs dans une sorte de Davos de l'économie sociale et solidaire pour montrer cette réalité nouvelle. Le Havre a remporté l'appel à candidature pour accueillir le forum. Le premier port français a vocation à bénéficier de la position de la France deuxième façade maritime du monde. Le Havre, c'est le débouché du Grand Paris.
L'économie positive rassemble tous ceux pour qui l'économie suppose plus que le profit. Du profit, pour être financièrement durable. Et plus que le profit, pour être socialement et écologiquement durable. C'est un concept que j'avais écrit pour Antoine Riboud en 1972, il y a quarante ans, dans un discours prononcé devant le CNPF à Marseille, et qui avait déjà eu un fort impact à l'époque.
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Il est comme ça !
iPhone ou Samsung ? BlackBerry.
Tablette ou smartphone ? Un Galaxy II comme iPod pour préparer mes concerts.
Lève-tôt ou couche-tard ? Les deux.
Travail le week-end ou détente ? Je n'ai jamais pensé que travailler était autre chose qu'une détente.
Note de synthèse ou rapport fouillé ? Churchill disait : « Cette note est suffisamment longue pour mériter de ne pas être lue. »
Votre plus grand regret professionnel ? Aucun, tout est devant.