Comment, 90 ans après, l'hyperinflation pèse dans la conscience allemande

Le 15 novembre 1923, il fallait 2.500 milliards de marks pour un dollar. L'hyperinflation allemande est un phénomène structurant de la pensée outre Rhin, comme le décrypte aujourd'hui l'historien et écrivain britannique Frederik Taylor dans "The Downfall of Money", publié aux éditions Bloomsbury.
Des enfants jouent avec des billets devenus sans valeurs pendant la grande inflation allemande.

 Voici 90 ans, le 15 novembre 1923, une nouvelle monnaie, le Rentenmark, était mise en circulation en Allemagne au cours incroyable d'un Rentenmark pour 1.000 milliards de marks.

A ce moment-là, il fallait 2.500 milliards de marks pour obtenir un dollar, la seule monnaie du monde qui s'échangeât alors sans difficultés contre de l'or. A la veille du début de la première guerre mondiale, un peu plus de neuf ans plus tôt, le dollar valait 4,19 marks…

Ce 15 novembre 1923 marque l'acmé de l'hyperinflation allemande, qui a débuté à l'été 1922 et s'est accélérée à la fin de l'été 1923, jusqu'à devenir folle. En août 1923, le dollar ne valait encore « que » 350.000 marks…

Un anniversaire passé inaperçu

Le 90ème anniversaire de cet événement est passé un peu inaperçu, y compris en Allemagne, dans une Europe qui, désormais, craint plus la déflation que son contraire. C'est pourtant l'occasion de se pencher sur un phénomène qui modèle encore une grande partie de la pensée économique et politique allemande, et, partant, européenne.

Le lecteur francophone aura bien du mal à trouver, dans sa langue, une histoire détaillée et complète de l'hyperinflation allemande. Il pourra néanmoins, s'il lit l'anglais, se tourner avec profit vers l'ouvrage de Frederick Taylor, The Downfall of Money, paru en septembre aux éditions Bloomsbury. Il y trouvera un récit minutieux des causes qui ont conduit l'Allemagne à la catastrophe de 1923 et une réflexion très poussée sur ses conséquences.

L'illusion de la politique économique durant la guerre

Au chapitre des causes, l'auteur souligne la responsabilité de la politique économique allemande pendant la guerre. En Allemagne comme en France ou au Royaume-Uni, le conflit a été financé par la planche à billets. Mais, soumis à un blocus sévère, le Reich a dû faire un usage moins immodéré encore que ses adversaires de la création monétaire et de la dette publique.

Frederick Taylor montre bien, en se fondant notamment la thèse développée dans les années 1960 par l'historien allemand Fritz Fischer, combien les responsables militaires et civils allemands ont compté sur la victoire pour payer leurs dettes.

En France, on a longtemps blâmé l'illusion de « l'Allemagne paiera » qui a guidé la politique du pays dans les années 1920. Mais l'on ignore souvent que, de l'autre côté de la ligne bleue des Vosges, on se berçait, également, durant la guerre de l'illusion que « la France paiera. »

« Si Dieu nous offre la victoire et la possibilité de construire la paix selon nos besoins et nos nécessités, nous entendons, et nous sommes légitimes pour cela, ne pas oublier la question des coûts du conflit », proclame dans un discours cité dans l'ouvrage le vice-chancelier Karl Helferich en août 1915 au Reichstag.

Un "mur de la dette"

Après sa défaite, l'Allemagne s'est naturellement retrouvée face à un « mur de la dette » impossible à franchir sans avoir encore recours à la création monétaire. Un recours qui s'est rapidement auto-entretenu : pour rembourser les dettes, on en contractait de nouvelles et l'on payait le tout avec de l'argent fraîchement imprimé.

La Reichsbank, encore aux mains de responsables nommées par la monarchie, a alors poursuivi, malgré la défaite et Versailles, la politique menée durant la guerre. Et c'est ce qui a conduit à l'hyperinflation.

L'incapacité des gouvernants à briser le cercle vicieux de l'inflation

Mais - et ce n'est pas le moindre des intérêts de l'ouvrage de Frederick Taylor de le montrer - l'hyperinflation allemande n'est pas qu'un phénomène économique. Si la hausse des prix et l'endettement public a échappé à tout contrôle, c'est aussi parce que les gouvernements issus de la défaite ont été incapables de prendre des mesures sévères pour contrer cette spirale. Pourquoi ?

Parce que le régime républicain est d'emblée un régime faible, pris en étau entre la gauche révolutionnaire et l'extrême-droite revancharde. Les années 1919-1923, pendant lesquelles l'Allemagne prend le chemin de l'hyperinflation, sont aussi celles d'une instabilité politique profonde où les coups d'Etat monarchistes et les assassinats politiques succèdent aux tentatives révolutionnaires.

"Les considérations économiques ne sont jamais venues qu'en deuxième lieu"

Comme le résume Frederick Taylor: « Les politiciens de la république de Weimar, socialistes ou non, ont montré une tendance à prendre des décisions en termes de bénéfices sociaux et politiques perçus. Les considérations économiques, même les plus apparemment urgentes, ne sont jamais venues qu'en deuxième lieu. » Et d'ajouter : « le temps ne semblait jamais venu d'imposer à nouveau une chasteté financière potentiellement trop douloureuse. »

Dans ces conditions, tenir une politique économique de réduction des dépenses et de contrôle de la masse monétaire tenait de la gageure. Frederick Taylor montre avec brio comment les gouvernements tentèrent alors « d'acheter » le ralliement populaire à la république par la dépense publique. Le seul homme, selon l'auteur, capable de faire cesser cette politique était Mathias Erzberger, assassiné par des nationalistes en août 1921.

Le jeu trouble du patronat

Frederick Taylor montre aussi le jeu trouble du patronat allemand dans cette période. Lui aussi a craint la « contagion révolutionnaire » russe et, pour arracher la paix sociale, va accorder des hausses sensibles de salaires qui vont alimenter la spirale inflationniste.

D'autant que les exportateurs, comme Hugo Stinnes, un magnat de la sidérurgie dont l'auteur fait un portrait très complet, vont profiter de leurs accès aux marchés étrangers et donc aux devises pour gagner des sommes considérables.

Régulièrement, les industriels vont freiner toute tentative gouvernementale pour ralentir la hausse des prix afin de bénéficier d'une compétitivité immense grâce à la dévaluation du mark. Frederick Taylor raconte ainsi que, jusqu'à l'été 1923 et à l'emballement de l'inflation, l'Allemagne affichait un quasi-plein emploi !

La responsabilité américaine mise en évidence

Enfin, de façon plus traditionnelle, Frederick Taylor pointe la responsabilité des alliés. Mais il la replace aussi à sa juste valeur et sans le simplisme habituel. Certes, le traité de Versailles imposait des conditions impossibles à une économie déjà à terre. Certes, la politique « jusqu'au-boutiste » de Raymond Poincaré en 1922-23, notamment l'occupation de la Ruhr en janvier 1923, est une des causes les plus directes de l'hyperinflation.

Mais Frederick Taylor pointe aussi la mauvaise volonté allemande et, surtout, la responsabilité ultime des Etats-Unis.

C'est parce que les Américains voulaient que les dettes de guerre de leurs alliés - et notamment des Français - fussent intégralement payées que ces derniers ont été si exigeants eux-mêmes avec l'Allemagne. « Les réparations, écrit Frederick Taylor, furent un moyen pour les alliés victorieux de rembourser leurs propres dettes de guerre » aux Américains.

« Pour dégager des excédents, il faut que quelqu'un accuse un déficit »

Mais pour que les vœux américains et ceux des alliés fussent satisfaits, il eût fallu que les pays européens puissent dégager des excédents commerciaux suffisants pour obtenir l'or nécessaire aux remboursements de ces dettes de guerre. Toutefois, comme le souligne Frederick Taylor, « pour dégager des excédents, il faut que quelqu'un accuse un déficit. »

Or, à ce moment même, les Américains (et les Britanniques) mènent une politique d'austérité budgétaire qui conduit à une récession de leurs économies. « A qui, alors, l'Allemagne était supposée vendre ses produits pour obtenir l'or nécessaire aux remboursement des réparations ? », s'interroge l'auteur.

L'ouvrage de Frederick Taylor montre ainsi la responsabilité de la politique isolationniste américaine menée par les administrations républicaines arrivées au pouvoir à partir de 1920 dans l'escalade de la situation allemande. Bien loin de l'image d'Epinal d'une Amérique soucieuse de l'avenir de l'Allemagne s'opposant à une France aveuglée par la vengeance…

L'effet sur la classe moyenne intellectuelle

Pour finir, après voir décrit brillamment la folie de cet automne 1923 et - ce qui n'est pas le moins intéressant - son impact sur la société allemande et sur la psyché collective allemande, Frederick Taylor insiste sur l'effet « éthique » de l'inflation qui, en dévaluant l'argent dévalue également les repères de bien et de mal et les liens humains. 

« En 1923, toute l'Allemagne était devenue un vaste marché où tout était à vendre », souligne l'auteur. Les classes moyennes, notamment celles qui vivaient du travail intellectuel, la Bildungbürgertum, voient alors leurs valeurs s'effondrer. Par exemple, celle du mariage fondée sur un système de dot en échange de la virginité de l'épousée.

« Quand l'argent est devenu sans valeur, le système s'est effondré », note ainsi une femme témoin de l'époque citée par l'auteur. Laquelle conclut : « Ce qui est arrivé avec l'inflation, c'est que la virginité a absolument cessé d'importer. »

La construction du mythe

Cet effondrement de la classe moyenne est un des arguments essentiels de Frederick Taylor pour expliquer un paradoxe. L'Allemagne n'a pas été le seul pays frappé par l'hyperinflation à cette époque. Quoique dans une mesure moindre, la France, l'Italie et l'Autriche ont connu aussi des périodes de ce type.

A d'autres époques, la Grèce ou la Hongrie du lendemain de la Seconde guerre mondiale ont connu des périodes d'hyperinflation plus sévères que l'Allemagne des années 1920. Mais « aucun de ces pays n'a été aussi apeuré de façon permanente par cette expérience », souligne l'auteur.

Le triomphe d'Hitler est venu pendant la déflation

« Pourquoi ce traumatisme allemand ? » s'interroge-t-il à la fin du livre. Il y a évidemment l'horreur nazie. Mais le triomphe d'Hitler est venu pendant la déflation, non pendant l'inflation où, précisément, le putsch nazi de Munich de novembre 1923 a échoué.

Frederick Taylor explique ce traumatisme par son impact sur les classes moyennes intellectuelles. Ces dernières avaient, sous l'Empire, un prestige social immense. Avec l'inflation, ces classes se sont muées en un nouveau prolétariat. Alors que les ouvriers ont plus ou moins pu couvrir la perte de valeur de la monnaie grâce aux hausses de salaires, la Bildungsbürgertum a subi une déchéance qui l'a rapprochée socialement de la classe ouvrière.

Les « ordolibéraux » sont les traumatisés de 1923

« Dans le cas de l'Allemagne, c'est en grande partie parce qu'une classe sociale relativement petite, mais jadis extraordinairement prestigieuse, a perdu plus que quiconque dans l'inflation » que le traumatisme allemand a été construit. Les victimes principales de l'inflation « sont devenues une grande force qui forgera l'opinion au cours des trois quarts de siècle suivants. »

C'est cette classe qui ira grossir les rangs des déçus de Weimar en 1930-1933 et c'est elle qui organisera la reconstruction du pays après 1945. Ceux que l'on a appelé les « ordolibéraux » sont les traumatisés de 1923. « Ce phénomène joue un rôle important, peut-être crucial, dans la transformation de l'expérience de l'inflation qui a été une expérience dure, mais supportable pour beaucoup - en une catastrophe nationale reconnue par tous », explique Frederick Taylor.

La lecture de son ouvrage permet de comprendre une bonne partie du fossé qui sépare encore l'Allemagne du reste de l'Europe.

Frederick Taylor, The Downfall of Money, Bloomsbury 2013, 432 pages, 25 £ ou 30 $.

 

Commentaires 22
à écrit le 19/11/2013 à 17:15
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Inflation ou déflation quelle est l´importance ? Fait est que l´économie allemande etait ruinée principalement à cause des réparations de guerre abusives dictées par Clémenceau au traité de Versailles et c´est ce marasme économique avec un taux de c...

le 19/11/2013 à 18:53
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Merci pour votre commentaire lucide. Au moins un qui ne regarde pas l'histoire à travers ses lunettes idéologiques/nationalistes. Il est un fait que c'a été la France qui a annexée l'Alsace et la Lorraine, en 1648 suivant le Paix de la Westphalie, ap...

le 21/11/2013 à 12:14
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pour vous répondre a tous les deux , je dirais qu'Hitler est arrivé au moment de la déflation en allemagne , au moment du pire de la crise de 29 ,en plus l'électorat allemand était appellé aux urnes pour un oui et un non vu que les coalitions de la r...

à écrit le 19/11/2013 à 16:56
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Si on comprend bien l'histoire que raconte ce Monsieur, c'est le monde à l'envers par rapport à la situation actuelle. Les allemands d'aujourd"hui sont les américains d'hier...et les allemands n'ont donc apparemment pas appris la leçon, pas celle de ...

à écrit le 19/11/2013 à 16:47
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L'analyse mériterait de prendre en compte afin d'apprécier le"diktat" de Versailles: 1) Les énormes indemnités de 5 milliards Or exigées par la Prusse en 1871 en plus de l'annexion de la France et de la Lorraine, parmi les départements les plus indu...

le 19/11/2013 à 17:27
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Toujours pareil avec les francais c'est jamais de votre faute toujours celle des autres...Votre post en est la preuve.

à écrit le 19/11/2013 à 13:15
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"Frederick Taylor, The Downfall of Money, Bloomsbury 2013, 432 pages, 25 £ ou 30 $." : on ne peut pas l'acheter en euros ?!! Lapsus ou intention volontaire ?

à écrit le 19/11/2013 à 12:19
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Pourquoi ne parle-t-on pas de Keynes?

à écrit le 19/11/2013 à 11:33
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Et la domination sans partage de l'europe ca ne leur pese pas sur la conscience ?

à écrit le 19/11/2013 à 11:26
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Les pays latino-américains ont également connu l'hyperinflation et ils ne sont pas aussi paranos que les Allemands.

à écrit le 19/11/2013 à 11:13
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On pourrait rajouter: 1- L'action des USA et de la GB pour laisser une Allemagne encore forte militairement, afin de ne pas laisser la France comme seule puissance 2-les investissements massifs des USA ds le pays pour y faire profit mais qui âpres ...

à écrit le 19/11/2013 à 10:32
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L'article rappelle bien que : 1/ c'est la délation, que l'Allemagne est en train d'imposer à l'Europe entière, qui a causé l'arrivée au pouvoir d'Hitler, et non l'inflation de 1923. Il est intéressant de constater ce qui a le plus traumatiser la psyc...

le 19/11/2013 à 10:57
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Essayez de voir plus loin, et n'oubliez pas que la déflation est la conséquence directe de l'inflation... Également, ne croyez pas que l'Allemagne construit son excédent commercial sur le dos de l’Europe du Sud ! Pour les 3/4, ce sont ses ventes au m...

le 21/11/2013 à 13:06
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C'est faux, les principaux clients de l'allemagne sont des pays européens

à écrit le 19/11/2013 à 10:32
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L'analyse mériterait de prendre en compte afin d'apprécier le"diktat" de Versailles: 1) Les énormes indemnités de 5 milliards Or exigées par la Prusse en 1871 en plus de l'annexion de la France et de la Lorraine, parmi les départements les plus indu...

le 19/11/2013 à 11:15
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"passant d'une "nation brisée" à la première puissance mondiale": c'est dans les periode les plus difficiles que le peuple se releve et agit en arretant les compromis.

le 19/11/2013 à 13:09
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Merci moonmartre pour le lien. J'en avais déjà lu une partie il y a longtemps, mais ça permet de se remettre certaine chose en mémoire pour analyser le présent. Je dirais en conclusion l'histoire c'est comme l'économie : du vent que l'on essaie de no...

à écrit le 19/11/2013 à 10:24
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excellent article merci pour The Downfall of Money,

à écrit le 19/11/2013 à 9:53
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l'inflation est le pire des maux.c'est après coup la hausse des salaires mais la baisse désastreuse des retraites. les quadras en voudrait bien mais ils ne savent pas de quoi ils parlent ni à court ni à moyen ni à long terme . en revanche, les retr...

le 21/11/2013 à 13:08
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Commentaire d'une grande lucidité économique, vous devriez vous présenter au prix nobel...

à écrit le 19/11/2013 à 9:51
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passionnant merci

à écrit le 19/11/2013 à 8:32
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tres bon article!

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