BCE versus Buba ou la résurgence des deux Allemagne

Face aux juges constitutionnels de Karlsruhe s'opposent deux visions allemandes de la politique monétaire. La crise a rompu le consensus bâti après la guerre outre-Rhin sur ce principe.
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L'opposition entre le président de la Bundesbank Jens Weidmann, et le représentant allemand au directoire de la BCE, Jörg Asmussen, sous l'?il des juges constitutionnels de Karlsruhe révèlent surtout le fossé qui, depuis le début de la crise de la dette européenne, s'est creusé entre deux Allemagne. Celle des plaignants et de la Bundesbank et celle de la majorité du personnel politique, gouvernement compris. Ce qui les différencie ? Une vision différente des politiques monétaires qui s'inscrit dans l'histoire économique allemande de l'après-guerre.

Les fondements historiques de la « Buba »

La vision défendue par les plaignants est celle de la Bundesbank des années glorieuses, la fin des années 1960 et le début des années 1990. Dans cette vision, la stabilité de la monnaie et des prix est un objectif qui surpasse tous les autres. La loi qui, en 1957, avait créé la « Buba » l'avait faite entièrement indépendante du pouvoir politique, beaucoup plus que la plupart des autres banques centrales de l'époque. Son seul objectif était alors « la stabilité de la monnaie. » Cette loi était basée sur une expérience historique et sur un fondement historique.

L'expérience de la Reichsbank de 1924

La base historique était le rétablissement de la stabilité monétaire en 1924 grâce à la politique du futur ministre de l'Economie du régime nazi, Hjalmar Schacht, devenu fin 1923 président de la Reichsbank, l'ancêtre de la Bundesbank. C'est grâce à sa totale indépendance, garantie par le statut du 30 août 1924, que la banque centrale a pu alors sortir l'Allemagne de l'ornière de l'hyperinflation. Du coup, dans la RFA des années 1950, l'indépendance de la banque centrale devient la meilleure garantie pour combattre l'inflation. Or, les rênes de la politique économique allemande sont alors tenu par un homme qui voit dans la stabilité des prix et de la monnaie le fondement de la nouvelle « économie sociale de marché. »

La « doctrine Erhard »

Ludwig Erhard, père du « miracle allemand », ministre de l'Economie de 1949 à 1963 et chancelier ensuite jusqu'en 1966, voit dans l'inflation l'ennemi absolu de l'économie allemande. Inspiré par les théories du libéralisme de l'ordre, il considère qu'il revient aux autorités monétaires de donner un cadre stable à l'activité économique afin que celle-ci puisse prospérer et que les profits puissent ensuite être redistribués dans l'ensemble de la société par l'intermédiaire des accords entre patrons et syndicats. « Une politique sociale qui ne soucie pas expressément de la stabilité de la monnaie, doit être considéré comme le plus grand danger pour la sécurité de l'économie sociale de marché », résume ainsi Ludwig Erhard dans son ouvrage de référence qui date de 1964 et qui est intitulé Wohlstand für Alle (« La Prospérité pour Tous »). Le chancelier d'alors proclame alors une résolution qui est aujourd'hui au c?ur de la pensée économique des plaignants de Karlsruhe : « l'inflation ne vient pas sur nous comme une malédiction ou un destin tragique. Elle est toujours le fruit d'une politique désinvolte et même criminelle. »

Une lutte à mort contre l'inflation

Dans ce cadre, rien ne doit s'opposer à la lutte contre l'hydre inflationniste, et surtout pas les politiques, toujours tentés de séduire leurs électeurs avec des arguments faciles. La Buba est la fille de cette théorie et de cette expérience et elle l'a prouvé à maintes reprises. En 1975, en pleine crise, son président, Karl Klasen reprenait quasi mot pour mot Ludwig Erhard en affirmant que le « plein emploi ne reviendra qu'avec une politique de stabilité durable, pas par l'inflation. » La preuve la plus éclatante de sa détermination, la Buba l'a donnée en 1991-92 lorsque, pour maintenir la stabilité des prix après la très généreuse réunification monétaire de Helmut Kohl, elle a relevé ses taux de 275 points de base en 18 mois, provoquant l'éclatement du Système Monétaire Européen.

L'héritage allemand de la BCE

Cette tradition a été transmise à la BCE. Le Traité de Maastricht de 1993 garantie l'indépendance de cette dernière et ne lui donne comme objectif que la stabilité des prix à un niveau assez faible de 2 % annuel. Longtemps, la nouvelle institution a joué son rôle de bonne élève de la Buba. Jusqu'en 2008, Jean-Claude Trichet pouvait proclamer que la BCE n'avait « qu'une aiguille dans sa boussole » : celle de l'inflation. Du reste, en maintenant l'inflation basse en Allemagne dans les premières années du 21ème siècle, la BCE a participé à l'amélioration de la compétitivité germanique et à la prospérité de la république fédérale à partir de 2006. C'est au nom de cette tradition - largement partagée par tous alors outre-Rhin - que les plaignants se tournent aujourd'hui vers la Cour de Karlsruhe.

La crise a changé la BCE

Car depuis, la crise est passée par là et a tout changé. Avec elle, la BCE a, qu'elle le reconnaisse ou non, accepté de facto de nouvelles compétences : celle de participer au sauvetage du système bancaire après la faillite de Lehman Brothers et, surtout, celle de « sauver l'euro. » C'est pourquoi elle est sortie de la gestion traditionnelle de la masse monétaire et des taux pour passer à des armes moins conventionnelles comme les rachats d'obligations souveraines. Pour beaucoup d'Allemands, cette politique est inacceptable. Elle rappelle l'attitude de la Reichsbank d'avant 1924 lorsqu'elle finançait l'Etat à coup de centaines de milliards de marks. En influant sur les taux, la BCE finance les Etats, imprime de l'argent et créé les conditions de l'inflation. Elle est sortie de la logique de la Buba. Pour reprendre les termes de Ludwig Erhard, elle mène une politique « criminelle. »

Angela Merkel défend l'euro avant la doctrine

Mais la classe politique allemande, à l'exception de quelques francs-tireurs dans les grands partis, soutient cette politique de la BCE. Wolfgang Schäuble a ainsi estimé lors de son intervention devant la Cour mardi que le gouvernement fédéral allemand « ne voyait pas en quoi la BCE aurait dépassé son mandat. » Angela Merkel fait partie des plus solides soutiens de la politique de la BCE. C'est elle qui a donné le feu vert, à l'été 2012, à Mario Draghi, de lancer le « bouclier anti-spread » qui donnera l'OMT. Car Angela Merkel et Wolfgang Schäuble ont pour ambition de maintenir la zone euro, non pas tant par conviction européenne (du moins dans le cas de la première), mais parce qu'ils savent que l'euro est un instrument efficace de défense de l'économie allemande. Il est un bouclier pour la compétitivité du pays en garantissant une stabilité du prix d'une grande partie des importations, en empêchant les dévaluations compétitives de pays concurrents, et enfin en protégeant les exportations allemandes d'une trop grande hausse de la monnaie. Le patronat industriel allemand, par la voie de sa fédération, la BDI, a lundi apporté un soutien appuyé à la BCE. D'où la fameuse maxime de 2011 d'Angela Merkel : « si l'euro échoue, l'Europe échoue » qui a décidé de sa détermination à maintenir l'Allemagne dans une zone euro sauvegardée.

Pragmatisme de Berlin

Pour cela, elle est prête à accepter des écarts à la doctrine Erhard. Elle n'a aucune raison de s'opposer à l'action de la BCE qui, avec l'OMT, a permis un retour (relatif) au calme sur les marchés et permettait ainsi d'épargner au contribuable allemand un sauvetage quasi impossible à financer de l'Espagne, voire de l'Italie. Angela Merkel est une pragmatique. Elle peut encenser un jour ce qu'elle a brûlé la veille. On l'a vu avec sa volte-face sur le nucléaire qu'elle est sur le point de répéter sur la question de l'austérité budgétaire en Europe. Elle est parvenue à transmettre ce pragmatisme au reste de la classe politique allemande dans le domaine de la politique monétaire. Certes, Berlin n'est pas prêt à tout accepter dans ce domaine, mais qui aurait pu croire qu'un gouvernement allemand pouvait finalement tolérer - et défendre - des rachats illimités de dettes souveraines, même sur le marché secondaire ?

Chassé-croisé idéologique sur l'indépendance de la BCE

Dans ce débat, la majorité des Allemands, selon un sondage Forsa publié par le Handelsblatt, 48 % d'entre eux souhaiterait que la Cour de Karlsruhe stoppe l'OMT, contre 31 % qui sont d'un avis contraire. La doctrine Erhard reste ancrée dans la pensée collective allemande. D'où un étonnant chassé-croisé idéologique sur la question de l'indépendance de la BCE. Alors que les adversaires de l'OMT devraient défendre l'indépendance de la BCE, ils dénoncent « l'absence de contrôle démocratique » et le « pouvoir illimité » de cette institution. Se sachant soutenus par une large partie de la population, il joue sur la fibre démocratique. Mais c'est précisément par référence à la Buba que le traité de Maastricht a assuré cette indépendance du pouvoir politique. A l'inverse, le gouvernement peut se prévaloir de l'indépendance stricte de la BCE pour rejeter ce « contrôle démocratique » et justifier une politique expansionniste. La crise n'a pas seulement coupé l'Allemagne en deux sur la question de la politique monétaire, elle a semé la confusion dans les certitudes allemandes forgées voici un demi-siècle.
 

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